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2. TRACES HISTORIOGRAPHIQUES

2.3. E CRITS DE MIGRANTES

2.3.1. Les sources de l’histoire des femmes migrantes

Les sources posent en effet un double problème : elles sont rares, et celles qui existent sont biaisées.

« Parce que [les femmes] apparaissent moins dans l‟espace public, objet majeur de l‟observation et du récit, on parle peu d‟elles, constate Michelle Perrot, et ce, d‟autant moins que le récitant est un homme qui s‟accommode d‟une coutumière absence, use d‟un masculin universel, de stéréotypes globalisants ou de l‟université supposée d‟un genre : LA FEMME. Le manque d‟informations concrètes et circonstanciées contraste avec l‟abondance des discours et la prolifération des images. Les femmes sont imaginées beaucoup plus que décrites ou racontées, et faire leur histoire, c‟est d‟abord, inévitablement, se heurter à se bloc de représentations »1.

En outre, pendant des siècles, les femmes n‟étaient pas considérées comme sujets de l‟histoire, mais comme des objets2. Outre des figures telles que Mary Wollstonecraft ou Olympe de Gouges qui relèvent davantage de l‟exceptionnalité, la femme du peuple n‟est que rarement « représentée », si ce n‟est dans des actes de procédés judiciaires qui la mettent en cause pour participation à une rébellion collective, adultère, sorcellerie et autres accusations. De plus, ces sources sont toutes produites par des hommes, ce qui constitue le second problème méthodologique. Notre connaissance des femmes est largement limitée par la vision qu‟en ont les hommes, qu‟ils soient médecins, juristes, clercs ou théologiens, force est de constater que ce point de vue masculin nous donne accès à une réalité qui n‟est peut-être pas toujours celle que vivent les femmes3

. Ainsi, les sources qui nous informent sur les migrations de célibataires sont toutes traversées par la suspicion puisqu‟une femme qui émigre seule, sans famille et sans référent masculin, est forcément une femme « publique », par conséquent mal vue. A ce sujet, Pierre Bourdieu, s‟appuyant sur son concept de la « violence symbolique », définit la femme comme un esse percipi, un « être perçu »4. Il met en évidence un pouvoir masculin discursif, celui de nommer, de définir la femme, dans ses propriétés corporelles, mentales, etc. qui la place dans une position fragile et incertaine de « dépendance symbolique », puisque condamnée à être « vue à travers des catégories dominantes, c‟est à dire masculines, à exister « d‟abord par et pour le regard des autres »5

.

Trouver trace des femmes migrantes n‟est donc pas chose aisée. « Les pauvres, les femmes et les oiseaux de passage laissent souvent peu de traces » poétise Philippe Rygiel6. Pour palier ses difficultés de méthode, l‟histoire orale apparaît comme la plus valable dans la mesure où elle

1 M. Perrot, Les femmes ou les silences de l’Histoire, Champs Flammarion, Paris, 1998, p. III.

2 M. Riot-Sarcey, « Les sources du pouvoir, l‟événement en question » dans F. Collin (dir.), Le genre de

l’Histoire. Les Cahiers du GRIF 37/38, Paris, Editions Tierce, 1988, p. 26.

3 Ainsi, Hugo voyait, sans doute comme tous ses contemporains, dans les femmes des barricades de 1848, des « filles publiques », incapable de concevoir qu‟elles puissent être de bonnes mères de famille. Cf. : Ibid., p. 31.

4 P. Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998, p. 70. 5 Ibid., p. 73.

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permet de rendre compte de la manière la plus authentique de ces « voix » féminines1. Elle est cependant impossible pour des époques les plus reculées qui n‟ont plus de témoins en vie, et c‟est le cas de cette étude. Les premiers entretiens réalisés auprès de générations bien postérieures à celles de l‟immigration ne se sont pas révélés très concluants. Les descendants d‟immigrés allemands au Chili sont toujours très enthousiastes à l‟idée de partager le passé familial, mais il est difficile pour le chercheur de retrouver, dans cet exercice de mémoire collective, des éléments d‟authenticité. On observe une tendance à réciter une histoire très proche de celle rencontrée dans les ouvrages commémoratifs, qui sont bien connus de la communauté, et une vision finalement très stéréotypée de l‟expérience des aïeules, figées dans des rôles d‟accompagnatrices dignes et fidèles. Il y a bien réinvention et redéfinition de l‟expérience féminine par le travail de mémoire, fait en soi-même intéressant, mais qui ne constitue pas l‟objet de cette étude.

L‟histoire des femmes migrantes invite donc l‟historien(ne) à faire preuve d‟innovation dans sa méthodologie et à donner visibilité à des documents considérés comme n‟étant pas des documents d‟archives. « Les femmes ont toujours participé aux migrations mais elles sont absentes d‟un grand nombre de sources « classiques », ce qui oblige donc à en « pressurer « d‟autres pour les rendre visibles » résume Anne Morelli2. On aura donc recours aux sources parlementaires, notariales, judiciaires, aux recensements, aux archives d‟association d‟émigrés, aux documents d‟entreprise ou de missions religieuses, à la littérature, aux témoignages et journaux intimes, aux correspondances privées enfin. « Siècle de familles, d‟armoires et d‟écritures personnelles, le XIXe siècle est un immense réservoir. Correspondances, journaux intimes, autobiographies ont été exhumés et analysés comme mode de communication et d‟expression » note Michelle Perrot3

. En effet, la prise en compte croissante de la vie privée et familiale a modifié le regard que l‟on portait sur ce type d‟écrits.

La recherche sur les Allemandes émigrées au Chili au XIXe siècle est largement facilitée par le fait que ces femmes, alphabétisées, savaient et aimaient écrire. La thèse d‟Alexandra Lübke s‟appuie sur la correspondance de sept femmes, qui ont constitué le point de départ de la recherche, bientôt enrichis par d‟autres correspondances, des mémoires et des journaux intimes conservés aux archives Emilio Held Winkler du DCB/Liga chileno-alemana. Le cœur des sources est constitué par un ensemble d‟écrits de femmes, à savoir huit correspondances à destination de l‟Allemagne, deux journaux intimes de voyage et sept mémoires et souvenirs. Il est complété par des récits de voyageurs et de scientifiques tels que Paul Treutler, José Alfonso, Kurt Bauer, Otto Bürger, Fritz Gädicke et Hugo Kunz, des archives de l‟intendance de Valdivia et de Llanquihue du Ministère de

1 Sur l‟histoire orale, Cf. F. Descamps, L’historien, l’archiviste et le magnétophone. De la constitution de la

source orale à son exploitation, Comité pour l‟histoire économique et financière de la France, 2001 ; P.

Joutard, Ces voix qui nous viennent du passé, Paris, Hachette, 1983 et « Histoire orale et histoire des femme » Table ronde du 16 octobre 1981, dans Bulletin de l'histoire du temps présent, supplément n°3, 1982. 2 A. Morelli, Op. cit.

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l‟intérieur, des correspondances et des mémoires d‟administrateurs comme Vincente Pérez Rosales, quelques titres de périodiques et des sources statistiques telles que les recensements décennaux chiliens. Des sources produites exclusivement par des hommes.

Au sein du corpus principal se dégage trois temporalités. Le premier ensemble de textes, constitué de correspondances et de journaux intimes, est daté des premiers temps de l‟émigration, autour de 1850 et donc produit par les pionnières du processus de colonisation. Le second ensemble est postérieur d‟une génération, écrit autour de 1890-1900. Il s‟agit principalement de mémoires ou souvenirs de femmes d‟âge mûr qui font part de leur expérience de l‟émigration en tant qu‟enfants et de leur expérience de descendantes d‟immigré(e)s1. Enfin, un dernier texte, plus tardif, de 1940, permet d‟introduire une triple temporalité dans l‟expérience migratoire féminine. Dans l‟ensemble, les écrits des générations postérieures à la première sont plus rares, ce qui invite à avancer deux hypothèses : soit les femmes de deuxième ou troisième génération éprouvaient moins le besoin d‟écrire à la vieille patrie ou à elles-mêmes, sous la force naturelle de l‟intégration, soit leurs écrits n‟ont pas dépassé la sphère de diffusion familiale ou encore ont été perdus, et par conséquent, dans les deux cas, restent difficilement accessibles pour la recherche. Il faut en effet préciser que les écrits de la première génération, ont été non seulement nombreux, mais également souvent publiés, sans doute parce qu‟ils décrivent l‟époque héroïques des premiers temps, topos fondamental de la culture germano-chilienne, ce qui facilite grandement leur consultation et analyse.

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