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3. CONTOURS D’UN GROUPE SOCIAL : LES IMMIGRÉES ALLEMANDES

3.4. C HOISIR L ‟ EMIGRATION

3.4.3. Les femmes et la décision de migration

Dans ce contexte, la migration apparaît bien comme « le fruit de la négociation entre plusieurs personnes », le résultat d‟une décision pensée et partagée entre les différents membres de la famille, dans le cadre d‟une stratégie de survie5

. Les femmes mariées émigrantes sont souvent représentées comme des « suiveuses passives » inconsolables qu‟on arrache à leur patrie et leur famille tant aimées. Or, le cas des Allemandes au Chili contribue à mettre sérieusement en doute cette image. Les femmes participent pleinement de la décision de migration. L‟émigration des célibataires s‟inscrit également dans des stratégies familiales de survie économique, ce qui ne signifie pas que les jeunes filles n‟aient pas de part à la décision qui les concerne. A ce sujet, Philippe Rygiel rappelle que :

1 J.-P. Blancpain, Les Allemands au Chili, Op. Cit., p. 193.

2 Citée dans I. Schwarzenberg, « Soziale Herkunft und Entwicklung », Op. Cit., p. 34.

3 Sur ce point, il est à noter que l‟isolement du Chili – il s‟agit du pays de l‟Amérique latine géographiquement situé le plus loin de l‟Europe – se convertit en avantage puisqu‟il lui permet de « trier », d‟un point de vue socio-économique, ses immigrants, vu la cherté du voyage. Cf. R. Krebs, „Carl Anwandter“, Op. Cit., p. 14.

4 Lettre du 14.6.1854 dans I. Schwarzenberg (éd.), Dokumente, Op. Cit., tome VI., p. 5. 5

« La prise en compte de ce que l‟économie familiale met aux prises des hommes et des femmes incite à ouvrir la boîte noire des stratégies familiales et à lire les décisions prises comme provenant de négociations, éventuellement conflictuelles, entre des agents dont les positions sont pour partie structurées par le genre et l‟âge »1.

Berta Klix raconte ainsi que son père a été convaincu d‟émigrer en 1850 par une amie de son épouse, ce qui laisse entendre plusieurs sessions de discussion entre les conjoints2. Certaines femmes provoquent aussi clairement la décision. C‟est le cas de la mère de Julius Held, époux de Rosine Schönherr, émigré avec sa famille en 1852, qui relate :

« Feu mon père n‟avait pas grande envie d‟émigrer, alors que ma mère y pensait depuis toujours, même avant ma naissance. Si mon père s‟était laissé faire, ce n‟est pas au Chili que nous serions maintenant, mais en Amérique du Nord, pays qui attirait ma mère.

Mon père tenta, quelques années encore, d‟améliorer sa situation, mais il finit par perdre patience, céda à ma mère et émigra. Et par combien de mauvais jours, et même d‟années, avons-nous dû passer, avant de retrouver une situation à peu près correcte ! Bien que ma mère fût l‟instigatrice de tout ceci, je n‟ai jamais entendu le moindre reproche de la bouche de mon père... »3.

*

Le bilan statistique et l‟identification géographique et sociale du groupe permettent donc d‟en cerner les caractéristiques et de réviser l‟image traditionnelle de l‟émigration allemande au Chili, une image souvent masculinisée. Ce premier travail rend visible l‟expérience migratoire de jeunes-filles célibataires ou veuves, accompagnées parfois d‟enfants, qui espèrent trouver au Chili un emploi, un mari ou les deux. Les femmes mariées quant à elles participent pleinement à la prise de décision de la migration. Toutes fuyaient l‟Allemagne pour trouver au Chili des perspectives d‟avenir meilleures, pour elles et leur progéniture. Dans cette prise de décision, l‟élément décisif est bien le caractère propre de ces femmes, laissant émerger une réalité individuelle qui mériterait d‟être réhabilitée dans le champ des études migratoires. L‟économique à lui seul n‟explique pas tout. Les individus sont également capables de décider de leur sort et de construire ainsi l‟Histoire. A une époque où les limites du village, du bourg, de la ville ou de la région sont encore souvent les seuls horizons explorés, songer à l‟émigration témoigne, sans nul doute, d‟une conscience de soi clairement achevée, d‟un caractère affirmé et d‟une détermination sans faille. Joue également, dans ce processus de décision, dans le cas des femmes mariées, le degré de cohérence et de complicité au sein du couple. Il s‟agit concrètement d‟un homme et d‟une femme qui se projettent ensemble,

1

P. Rygiel, « Des mondes genrés et mobiles », Op. Cit. 2 B. Klix, Op. Cit., p. 86.

3Lettre de juin 1888 à son ami Julius Aurich dans Berichte, Op. Cit., p. 55-56 : „Mein seliger Vater hatte nicht eigentlich die meiste Lust zum Auswandern, wo hingegen meine mutter schon immer, schon vor meiner Zeit, ans Anwandern gedacht hatte. Hätte der Vater nachgegeben, wären wir jetzt nicht in Chile, sondern in Nordamerika, wohin es meine Muetter zog. Nachdem sich nun mein Vater eine Reihe von Jahren bemüht hatte, um vorwärts zu kommen, riss ihm doch endlich die Geduld, gab nach und wanderte aus. Und wieviel schlechte Tage und Jahre haben wir durchzumachen gehabt, ehe wir einigermassen wieder eingerichtet waren. Obwohl die Mutter der Urheber war, hab ich doch nie etwas wie einen Vorwurf aus seinem Mund gehört.“.

avec leurs enfants, au bout du monde, dans un pays inconnu. Sans doute font-ils confiance à la solidité de leur relation et à la bonne marche de leur maisonnée pour améliorer le destin de leur famille. Les lettres de Sophie von Bischhoffshausen, d‟Adelheid Kindermann ou encore d‟Antonie Exss, témoignent constamment de l‟assurance qu‟elles ont de la légitimité de leur choix, de l‟affection qu‟elles portent à leur époux et à leurs enfants, de la certitude que leur couple, cette « association » matrimoniale d‟intérêts, parviendra à bout de toutes les difficultés. En ce sens, les Allemandes du Chili sont bien des figures exceptionnelles, tant numériquement que qualitativement, et en ce sens, des curiosités de l‟histoire qui méritent une meilleure visibilité.

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