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3. CONTOURS D’UN GROUPE SOCIAL : LES IMMIGRÉES ALLEMANDES

3.4. C HOISIR L ‟ EMIGRATION

3.4.2. Echapper à la crise économique

Aux événements politiques de 1848 et leurs conséquences se greffent des difficultés économiques sérieuses depuis la crise de 1846-1847. Dans les années 1840, la société allemande compte 50 à 60% de « pauvres »8. Du fait de la croissance démographique, le nombre de paysans sans terre

1 G. Guarda, Nueva Historia de Valdivia, Op. Cit., p. 535.

2 Lettre du 25.6.1850 dans I. Schwarzenberg (éd.), Dokumente, Op. Cit., III, p. 7: „Es tut uns wehe von so lieben Freunden zu gehen, aber andererseits ist man froh aus diesem elenden Lande gehen zu können, unser liebes Kalau wird jetzt so gemassregelt wie nur irgend möglich“.

3 J.-P. Blancpain, Les Allemands au Chili, Op. Cit., p. 189.

4 I. Schwarzenberg, « Soziale Herkunft und Entwicklung einiger deutschstämmiger Familien in Chile », Sonderdruck aus Genealogisches Jahrbuch, Bd. 5, 1965, p. 60.

5 Le gouvernement de la cour hessoise (notamment le très conservateur ministre de l‟Intérieur et de la Justice Hassenpflug) persécute durement les mouvements libéraux au milieu du XIXe siècle. Face aux protestations des forces libérales de l‟assemblée des États, le prince Friedrich Wilhelm Ier dissout cette dernière, le 12 juin 1850. Décrétant l‟état de guerre, il impose une modification de la constitution dans un sens encore plus conservateur mais se heurte à une « grève générale » des officiers hessois en octobre 1850. Le prince fait alors appel à l‟assemblée fédérale, la Bundesversammlung, organe supérieur de la Confédération germanique, pour imposer la contre-révolution. Le 16 octobre 1850, celle-ci déclare la Hesse en état d‟occupation et y envoie des troupes bavaroises et autrichiennes. Sur la Hesse au milieu du XIXe siècle, voir : K. E. Demandt,

Geschichte des Landes Hessen, 2. Auflage, Bärenreiter Verlag Kassel und Basel, 1972; Historische

Kommission für Hessen, Das Werden Hessens, Hrsg. W. Heinemeyer, N.G. Elwert Verlag Marburg, 1986 et sur l‟émigration hessoise: I. Auerbach, Auswanderung aus Kurhessen : nach Osten oder Westen?, Hessisches Staatsarchiv Marburg, 1993.

6 U. Steenbuck, « Inmigrantes alemanes rumbo a Chile en el siglo XIX » dans Desde Hamburgo a Corral,

Op. Cit., p. 32.

7 J.-P. Blancpain, Les Allemands au Chili, Op. Cit., pp. 190-191. 8

s‟accroît, premiers touchés lors des grandes disettes de 1817, 1831 et 18461

. Michel Hau note que, sur toute la première moitié du XIXe siècle, la croissance de la production agricole ne suffit pas à compenser celle de la population. Au contraire, l‟expansion démographique suit une courbe presque parallèle à celle de la croissance agricole, de telle sorte que le nombre des habitants rattrape sans cesse les accroissements de la production des denrées alimentaires. De plus, la « libération des paysans » a produit un effet presque inverse dans les catégories les plus vulnérables, cette unterbaüerliche Schicht, la « couche infra-paysanne », qui doit chercher dans l‟industrie à domicile un moyen de compenser les pertes de revenus engendrées d‟une part, par le partage des communaux et d‟autre part, par l‟obligation du rachat des terres, c‟est à dire des tenures des seigneurs qu‟ils exploitaient, ce à quoi bien souvent ils ne peuvent prétendre, faute de moyens2. Cette crise structurelle est alors aggravée par une crise conjoncturelle en 1846-1847, une crise de subsistance caractéristique de l‟Ancien régime économique. Les mauvaises récoltes de pommes-de-terre en 1845-1846 entraînent un doublement des prix3. Cette hausse affecte bientôt d‟autres produits comme la viande et le seigle, principale céréale cultivée en Allemagne, puisqu‟elle réussit bien sur ses sols pauvres, majoritaires4

. Cette année marque, pour une partie de la population, le passage de la pauvreté au dénuement absolu5.

L‟un des symptômes du bas niveau de vie de la population allemande est l‟augmentation des mouvements migratoires, d‟abord vers la ville, puis Outre-Atlantique. A partir du milieu du XIXe, l‟émigration se fait directement du village vers l‟Amérique. Avant 1830, émigrent quelques 4 000 individus par an. La « manie d‟émigrer » est déjà signalée par le gouvernement du district de Trêves en 18276. Vers 1840, ils sont 20 000 par an et à partir de la crise agricole de 1846, plus de 100 0007. On compte ainsi 433 000 départs de 1846 à 1851, 566 000 de 1852 à 1854 et 430 000 de 1855 à 1860. Au total, 2,723 millions de 1816 à 18708. De 1880 à 1885, une nouvelle vague emporte 975 000 Allemands et le flux annuel se maintient à près de 100 000 pour ne baisser qu‟à partir de 1894-1913. Au total, de 1871 à 1914 ont émigré 2,85 millions d‟Allemands supplémentaires9. Dans toutes les grandes villes d‟Allemagne sont fondés des bureaux, des sociétés et des agences spécialisées dans le conseil et l‟orientation des candidats à l‟émigration.

1 M. Hau, Op. Cit., p. 9.

2 H.-U. Wehler, Essai sur l’histoire de la société allemande (1870-1914), Paris, Maison des Sciences de l‟Homme, 2003pp. 185-186.

3 Si l‟on considère que les céréales provenaient de plus en plus de l‟importation, mais que les pommes-de- terre étaient produites sur place, ces dernières constituent alors l‟indicateur approprié de la santé de l‟agriculture allemande à cette époque. Cf. C. Zimmermann, « La modernisation des campagnes allemandes (XIXe-XXe siècles). Les apports de l‟historiographie récente en Allemagne », Histoire et sociétés rurales, 11/1er semestre 1999, pp. 87-108.

4 M. Hau, Op. Cit., p. 8. 5 S. Kott, Op. Cit., p. 53. 6

K. Obermann, « Les grands mouvements de l‟émigration allemande vers les Etats-Unis d‟Amérique au XIXe siècle » dans Les migrations internationales, Op. Cit., p. 409.

7 M. Hau, Op. Cit., p. 10.

8 P. Marschalck, J. Dupâquier, Op. Cit., p. 409. 9

Elles dispensent des informations sur les itinéraires, les ports, les conditions de transport et les possibilités concrètes d‟établissement en Amérique, diffusent une presse spécialisée et soutiennent des publications diverses, des récits de voyage aux conseils d‟un émigré1

. A la faveur des échanges d‟information naît une véritable mystique de l‟émigration et jusqu‟au fond des campagnes, l‟Amérique apparaît « comme une sorte de terre promise ruisselant du lait de la liberté et du miel de l‟opulence » 2. L‟émigration devient même un topos des poèmes et chants populaires3

.

Rosine Schönherr fait partie par exemple de l‟émigration des Zillerthaler du Riesengebirge. Le groupe a envoyé des « éclaireurs » à bord du « Cäsar und Helene » en 1856 avant de se déplacer en masse à bord de l‟« Inca » fin 1856 et de l‟« Iserbrook » en 18574. Il s‟agit de fils et filles de Tyroliens protestants, de la vallée du Ziller, mal intégrés à une société catholique sous l‟emprise de l‟évêque de Salzbourg5

. En 1837, Frédéric-Guillaume III de Prusse leur propose le domaine d‟Erdmannsdorf en Silésie. Ils s‟y déplacent par centaines l‟année suivante et rebaptisent le lieu Zillerthaler-Erdmannsdorf. Cependant, malgré la protection de la baronne Reeden, ils ne s‟adaptent pas à la Silésie, et leur extrême pauvreté les incite à émigrer, aux Etats-Unis, en Australie, tandis qu‟un groupe choisit le Chili : les familles Schönherr, Kröll, Kolcker, Heim, Fleidl et Hechenleiter, soit une centaine de personnes. Hesse, Souabe, Lusace, Brandebourg, Bohême sont des régions également touchées à la fois par la pauvreté conjoncturelle, la crise de 1847 et les débuts de mutations industrielles, qui portent gravement préjudice à l‟activité des artisans. La proto-industrie ou Verlagsystem de la rubanerie est alors importante en Saxe, celle du lin ou de la laine dans la vallée de la Wupper, du coton dans le Wurtemberg, en Saxe ou en Silésie, tandis que l‟on travaille le bois dans le Sauerland et le fer en Haute Silésie, dans le Harz ou les Monts Métallifères6. A la crise du Verlagsystem à partir de 1848, répond l‟ouverture de la « soupape de sécurité » de l‟émigration7

. Les tisserands de Haute-Lusace, de Gross-Schönau près de Zittau, quittent ainsi leurs terres en deux convois pour le Chili, en avril 1850 et en juillet 1852, poussés à l‟émigration par la brutale introduction des métiers mécaniques et l‟échec de leurs deux grandes révoltes de 1844 et 18488. Parmi leurs descendants, Hélène Biel Linke, épouse Scheel, qui témoigne combien l‟expérience de cette émigration artisane reste vive dans la mémoire de la communauté germano- chilienne. Dans ses mémoires, en 1940, elle raconte ainsi, que ses grands- parents paternels, tisserands, sont arrivés parmi les premiers émigrés en décembre 1850 sur le voilier « Susanne », en

1 Sur les associations d‟émigration, voir H. Bickelmann, A. Bretting, Auswanderungsagenturen und

Auswanderungsvereine im 19. und 20. Jahrhundert, Stuttgart, Franz Steiner, 1991, 288 p.

2

P. Marschalck, J. Dupâquier, Op. Cit., p. 410. 3 A. Lübke, Op. Cit. pp. 37-38.

4 J.-P. Blancpain, Les Allemands au Chili, Op. Cit., pp. 206-207.

5 Sur les Zillerthaler, Cf. Eckart Sauser, Die Zillertaler Inklinanten und ihre Ausweisung im Jahre 1837, Innsbruck, Üniversitätsverlag Wagner, 1959.

6

S. Kott, Op. Cit., pp. 39-41. 7 M. Hau, Op. Cit., p. 262.

8 Sur le mouvement des tisserands silésiens, voir J.-P. Blancpain, Les Allemands au Chili, Op. Cit., p. 192- 193 ; S. Kott, Op. Cit., p 53. et A. Optiz, « Situación socio-economica y politica en Silesia de los anos 30 del siglo XIX y la emigración » dans K. Konrad (éd.), Familia Konrad, Op. Cit., pp. 7-9.

compagnie d‟autres familles apparentées : les Heitmann, Biel, Michaelis, Oemick, Griebel, Scheel, Jonas, Adler, Holland. « La révolte des tisserands en Allemagne a causé l‟émigration de beaucoup de familles », explique-t-elle. Jean-Pierre Blancpain de conclure alors que « les crises européennes de 1848-1851, 1857 et 1873-1875 correspondent bien à trois pulsations de cette première émigration allemande vers le Chili, malgré sa modestie quantitative. »1

Ainsi, face aux menaces de déchéance sociale et économique, à la pression quotidienne des troupes d‟occupation ou à la répression politique, la décision familiale est forcée en faveur de l‟émigration. Il faut se représenter concrètement des foyers, par exemple en Hesse, où des dizaines de soldats occupent le logis tandis que la famille est réduite à occuper la grange, avec les animaux. Pauline Beyrodt de Geisse écrit, désespérée, en 1851 :

« Nous avons supporté l‟horrible fardeau des Prussiens, des Bavarois et des Autrichiens de décembre 1850 à juillet 1851. Père était au bureau, moi au milieu des soldats. Nos revenus se réduisent à rien, tout est hors de prix et nous sommes dans la pire situation financière »2. C‟est alors un réflexe de protection des enfants qui se manifeste chez les femmes. Concrètement, dans de telles conditions, l‟unique objectif est de leur trouver un endroit plus sûr. Les Allemands et Allemandes qui émigrent au Chili au milieu du XIXe siècle ne le font pas tant par misère – sinon ils ne pourraient pas s‟offrir le voyage ni émigrer avec leur personnel – que pour en échapper3

. Il s‟agit en effet d‟éviter une déchéance certaine, qui touchera cette génération ou la suivante. L‟émigration se fait bien « pour les enfants », comme le dit Sophie, la veille de son départ de Hambourg4.

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