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L‟objectif premier de cette recherche était de combler un manque historiographique évident. Il était nécessaire d‟écrire sur les Allemandes du Chili, parce qu‟en « oubliant » l‟expérience féminine, l‟historiographie se privait d‟éléments fondamentaux dans la compréhension du processus d‟immigration. Les femmes ont eu une présence active, tant dans la mobilité, l‟intégration, la sociabilité que dans le positionnement culturel et identitaire de la communauté germano-chilienne.

Les Allemandes émigrées au Chili dans la seconde moitié du XIXe siècle furent peu nombreuses, tout au plus quelques quatre milliers. Alors, leur faible quantité numérique contraste avec la vigueur de leur influence dans ce pays, et en particulier au Sud. Le souci de la conservation des traditions n‟est pas unique aux Germano-chiliennes. Le pays a connu d‟autres vagues d‟immigration, originaires d‟Angleterre, de France, d‟Italie mais aussi des pays slaves, arabes, de la Chine et du Japon. Ainsi, la colonie française au Chili présente des caractéristiques semblables en termes de constitution d‟associations, de presse francophone et d‟écoles, notamment avec la fondation de l‟Alliance Française de Traiguen, en 18831

. Mais au Chili, conclue le sociologue Kurt Schobert, aucun groupe ethnique ne s‟est mieux maintenu que les émigrés allemands et leurs descendants2.

Le maintien des traditions allemandes au Sud du Chili est tellement réussi que, pour tout voyageur allemand, la description des colonies germano-chiliennes devient un passage obligé, attendu par les lecteurs potentiels. « Croquer la vie des Allemands au Chili est devenu tout un procédé qui permettait de souligner des aspects propres – le côte familial, le foyer – qui, souvent, prennent une valeur positive », explique Carlos Sanhueza3. A l‟image des récits de voyage, sont mis en évidence dans les lettres des immigrées les « qualités » de l‟Allemand, telles que le goût du travail, de la vie familiale et intime, mais aussi les apports des immigrés en terme de progrès, dans les domaines de l‟architecture, de l‟urbanisme, des techniques agricoles, etc. en bref, de civilisation.

Michelle Guillon remarque que « les événements migratoires […] participent à la construction de l'ethnicité à la fois à l'intérieur et à l'extérieur des groupes »4. L‟ensemble des observations et des commentaires surgis de l‟expérience migratoire contribuent en effet à la construction de la « germanité » (Deutschtum). La langue, la maison, l‟homme, la femme, le travail

1 J.-P. Blancpain, Francia y los franceses en Chile, Op. Cit., p. 197. 2 K. Schobert, Op. Cit. pp. 180-181.

3 C. Sanhueza, Op. Cit., p. 207 : « Caracterizar la vida de los alemanes en Chile llegó a ser todo un recurso que permitía destacar aspectos propios – lo familiar, el hogar-, que, la mayor parte de las veces, eran valorados positivamente».

4 Michelle Guillon, « Editorial » [en ligne], Revue Européenne des Migrations Internationales, 15-2/1999,

Emploi, genre et migration, p. 7-8. Accessible à l'URL : http://remi.revues.org/document2260.html [consulté le 23 mars 2008].

etc. ont toute une manière « allemande » de se concevoir, en référence à une « Allemagne », qui n‟est pas encore unifiée ou qui l‟est depuis peu et à une « patrie » à laquelle s‟identifient des colons qui n‟ont pourtant pas la même origine régionale1

. Les composantes de la nation, qui furent élaborées par les théoriciens du nationalisme allemand au moment de l‟inexistence de l‟État-nation allemand, s‟affirment ainsi pleinement dans les lettres des immigrées2

. La langue, la culture, la généalogie sont des critères fondamentaux de l‟identité des Germano-chiliens, encore aujourd‟hui. Ainsi, la « germanité » comme identité nationale et culturelle, se construit aussi dans les colonies allemandes de l‟étranger, au Chili, mais aussi au Brésil et ailleurs3

. Les colons des fronts pionniers américains, en particulier, apparaissent bien comme des « fers de lance » du Deutschtum.

Le géographe Hervé Théry, analysant, à la suite de Pierre Monbeig, les dynamiques d‟occupation de l‟espace amazonien, remarquait que les fronts pionniers sont des sortes de « palimpsestes » des logiques socio-économiques de « l‟avant » (l‟espace d‟origine), reproduites de manière caricaturale, notamment dans leurs inégalités4. De la même manière, on pourrait dire de la communauté germano-chilienne qu‟elle est aussi une « caricature » de son « avant », à savoir l‟Allemagne, reproduisant à l‟extrême et sur la longue durée ce qui lui semble incarner les « caractères » de l‟Allemand.

Avec le temps cependant, le discours issu de l‟émigration tend aussi à figer la nation dans une image qui ne correspond plus à la réalité du moment. Peter Waldmann résume en ces termes le contraste entre les colonies allemandes et la patrie.

« Adaptation sans assimilation, c‟est ainsi que nous pourrions résumer le résultat de notre enquête sur le comportement des immigrants originaires d‟Allemagne et de leurs descendants au Chili. Cette formule, cependant, ne définit pas l‟idée de la culture allemande à laquelle les immigrants allemands restaient fidèles, ni la manière dont évolua leur relation à l‟Allemagne, à sa politique, sa culture et sa société, au fil du temps. Peu ont pu se payer le luxe de retourner en Europe de temps en temps pour se tenir au courant des changements intervenus. Les Germano-chiliens conservaient dans leur majorité une image de leur ancienne patrie qui correspondait à la situation que connaissait l‟Allemagne au moment où leurs ancêtres la quittèrent. Se référant pendant plusieurs générations avec une ténacité remarquable à certains usages, normes de conduite et formes sociales, ils ont maintenu un ordre social attesté pour la seconde moitié du XIXe siècle »5.

1 C. Sanhueza, Op. Cit., p. 213.

2 Cf. W. Ruf, « La conception de la Nation en France et en Allemagne », Hommes & Migrations, 1223/ janvier-février 2000, Regards croisés France-Allemagne, pp. 12-19.

3 Nous renvoyons aux études de K. Ilg, Pionniere, Op. Cit., J. Roche, Op. Cit et H. Fröschle, Op. Cit.

4 H. Théry, Rondônia : mutations d'un territoire fédéral en Amazonie brésilienne, thèse de doctorat sous la direction de Michel Rochefort, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 1976.

5 P. Waldmann, Op. Cit., p. 445 : “Adaptaciñn sin asimilaciñn, asì podrìamos resumir el resultado de nuestras observaciones sobre el comportamiento de los inmigrantes provenientes de Alemania y sus descendentes en Chile. Esta formula, sin embargo, no defina cual era la idea de cultura alemana a la que los inmigrantes alemanes guardaban fidelidad, y tampoco en que forma se desarrollo su relación con Alemania, con su política, su cultura y su sociedad en el transcurso del tiempo. Fueron pocos los que podrían permitirse el lujo de regresar a Europa ocasionalmente para así estar al corriente de los cambios acontecidos. La gran parte de los ciudadanos chileno-alemanes conservaba una imagen de su antigua patria que correspondía casi exactamente a las condiciones que prevalecían en Alemania en el momento en que sus antepasados la abandonaron. Aferrándose durante varias generaciones con notable tenacidad a ciertos usos, normas de

Ce décalage temporel n‟échappait pas non plus aux observateurs contemporains. Le voyageur Hugo Kunz de remarquer en 1891 que les us et coutumes des Valdiviens correspondaient à des usages démodés en Allemagne depuis une quarantaine d‟années1

.

L‟affirmation d‟une identité nationale individuelle et collective ne manifeste pas une réticence à l‟intégration, mais simplement un désir de fidélité à soi-même. Paula Zaldivar écrit que « partir, c‟est aussi faire mourir les autres, au moins symboliquement, et en même temps, s‟exposer au risque de se perdre soi-même » 2. Toutes les émigrées italiennes qu‟elle écoute lui confient que, « à la maison, ils sont tous morts ». Alors, elles ont peur, elles aussi, de « mourir »3. Ces figures de « l‟entre-deux » que sont les migrants et migrantes s‟appuient donc sur la réaffirmation constante de l‟identité d‟origine pour se retrouver elles-mêmes et en tant que groupe. Marie-Antoinette Hily et Deidre Menteil rappellent ainsi que « les identités culturelles ou ethniques ne témoignent pas d‟un repli sur soi, ni d‟une simple fidélité aux origines que les membres du groupe se devraient de garder, mais aussi et surtout de la nature des ressources symboliques qui sont mobilisées pour signifier l‟existence de ce groupe et de sa culture et pour rallier les générations plus jeunes »4

.

Pierre Bourdieu soulignait le rôle de la femme dans le maintien « du capital symbolique » du groupe familial, et dans le contexte migratoire, la correspondance en est l‟un des moyens privilégiés. Bernard Lahire démontre ainsi que « la culture épistolaire familiale est essentiellement une affaire de femmes » et Danièle Poublan confirme cette observation :

« Donner sans cesse des nouvelles est nécessaire pour gérer les affects et les intérêts du groupe familial. Cette tâche indispensable, répétitive, jamais terminée, est souvent l‟affaire des femmes. Écrire au quotidien relève, en priorité, de leurs compétences. L‟épouse, la sœur, la fille aînée, racontent la vie de la maisonnée, se faisant les porte-parole de leurs proches […] Elles soulignent leur rôle d‟intermédiaires, leur place „d‟entre-deux‟ dans la communication »5.

La correspondance n‟est pas qu‟une affaire de femmes. Les hommes écrivent aussi, mais ils n‟écrivent pas les mêmes choses, et sans doute poussés par des intentions différentes. La description du quotidien familial reste bien l‟apanage des correspondances féminines. Ces « petites choses de la vie » couchées sur papier permettent concrètement de maintenir le lien affectif à la famille, à la patrie. Elles donnent également des indications sur le positionnement culturel de ces femmes en contexte de migration. L‟étude de l‟expérience des Allemandes du Chili montre que, à travers l‟expérience de la migration, les relations de genre se redéfinissent dans le quotidien. En

conducta y formas sociales, mantuvieron un orden social que se había valido en la segundo mita del siglo diecinueve”.

1 H. Kunz, Op. Cit., p. 586.

2 P. Zaldivar, Op. Cit., p. 80 : « Partir es también hacer morir a los otros, por lo menos simbólicamente, y al mismo tiempo exponerse al peligro de la pérdida de sì mismo”.

3

Ibid., p. 80 : “En casa están todos muertos”

4 M.-A. Hily, D. Meintel, « Célébrer la communauté », Revue Européenne des Migrations Internationales, 16-2/2000, Fêtes et rituels dans la migration, pp. 7-8. Accessible en ligne à l‟URL :

http://www.persee.fr/showPage.do?urn=remi_0765-0752_2000_num_16_2_1724 [consulté le 23 mars 2008].

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effet, si elles persistent, elles prennent des contenus différents, parce que les conditions de leur élaboration s‟alternent aussi.

Ainsi, l‟étude croisée de vie de migrantes, célibataires comme mariées, a permis de conclure à des cas d‟émancipation. Il faut cependant prendre en compte ici la polysémie du terme « émancipation », pour entendre comment elle agit sur ces femmes. Philippe Rygiel rappelle en effet :

« L‟émancipation est parfois jaugée à l‟aune d‟un modèle petit-bourgeois de respectabilité et tout rapprochement formel entre pratiques des populations migrantes et pratiques des classes moyennes occidentales est interprété comme l‟indice d‟une libération. La force de ce schéma ne vient cependant pas seulement de la contamination de la production scientifique par l‟air du temps, mais aussi de la difficulté de proposer un macro-récit alternatif. Nous savons, en effet, que la migration transforme l‟environnement matériel des rapports de genre, à la fois parce que les migrants sont confrontés à une nouvelle organisation des espaces sexués et parce que les conditions concrètes d‟accomplissement des tâches féminines diffèrent généralement entre société de départ et société d‟accueil »1

. Pour entendre la manière dont l‟expérience migratoire agit sur les dynamiques et l‟identité d‟un groupe, il apparaît nécessaire de prendre en considération le milieu d‟origine tout comme le milieu d‟arrivée dans lequel se réalise la migration. Nancy Green souligne que, dans l‟étude de l‟intégration des sociétés immigrées, se confrontent deux théories, qu‟elle qualifie de « culturaliste » versus « structuraliste ». Elle explique :

« Les premiers soulignent l‟importance des valeurs, coutumes ou qualifications importées par les immigrés pour rendre compte de leurs parcours dans la société d‟adoption. La continuité prime sur la rupture. Les seconds mettent en avant les structures des pays d‟accueil pour expliquer les contraintes nécessaires à l‟adaptation. L‟expérience de rupture est ici l‟aspect le plus pertinent pour comprendre l‟expérience migratoire »2

.

La migration est une expérience qui gagne à être analysée à la lumière de la catégorie du genre parce que, comme rupture, elle met clairement en évidence le fonctionnement des relations de genre en même temps qu‟elle contribue à leur réaménagement. L‟étude du marché du travail sud-chilien a par exemple mis en évidence des possibilités professionnelles élargies pour les femmes et l‟image de la femme comme « ange domestique » prend alors des contenus différents. L‟image masculine est quant à elle également redéfinie dans le sens d‟une revalorisation de la virilité. Le colon se définit essentiellement à travers le travail de mise en culture d‟une terre vierge et sauvage. Sur ce point, une analyse plus poussée des écrits d‟hommes, dans une lecture nouvelle croisant les perspectives de genre et de migration, permettrait de dire si ce qui est observé dans les écrits de femmes s‟y confirme. Les lettres des femmes migrantes sont donc de précieux documents historiques qui renseignent sur la construction des identités culturelles à la lumière des concepts de genre et de nation.

1 P. Rygiel, « Le genre de l‟émigrant(e) et ses transformations », Op. Cit., p. 22. 2

Les prolongements qui pourraient émerger de ce premier travail sont multiples. L‟une de ses limites est l‟espace réduit accordé à l‟analyse des écrits d‟hommes. Les allusions comparatives épisodiques ne prétendent pas y remédier. La correspondance féminine était en réalité suffisamment riche pour décider d‟y consacrer pleinement cette recherche annuelle. Il reste donc à analyser la correspondance des migrants à la lumière de la catégorie d‟analyse du genre, afin de reconstituer une histoire plus complète et complexe des relations de genre en migration, dans le cas de la colonisation allemande au Chili.

La dimension comparative dans son ensemble n‟a pu être menée avec exhaustivité. La comparaison avec d‟autres communautés d‟immigrées au Chili est limitée, d‟une part parce que la bibliographie les concernant est quasi inexistante, hormis les Italiennes, objets de l‟étude de Paula Zaldivar, et d‟autre part parce que le temps imparti pour cette recherche ne permettait pas de dépouiller d‟autres fonds. Il faut en outre préciser que seule la communauté germano-chilienne possède un centre d‟archives aussi bien organisé et accessible que le centre Emilio Held Winkler, preuve sans doute de son dynamisme et souci de mémoire. Il reste donc à retracer l‟expérience migratoire d‟autres groupes de femmes, comme les Françaises, les Basques ou les Espagnoles du Chili, si toutefois les archives le permettent.

La dimension comparative à l‟échelle latino-américaine pourrait être également plus poussée. L‟Argentine, le Brésil ou le Pérou offrent aussi des cas de migrations allemandes, et européennes en général, peu étudiées sous l‟angle du genre. L‟approche « structuraliste », qui prend en compte les milieux d‟arrivée des migrants dans les processus d‟intégration, permettrait de dégager plus nettement les spécificités de la communauté allemande au Chili ou au contraire des similitudes avec ses autres versions latino-américaines. Ainsi, la comparaison sur le modèle « divergent » que propose Nancy Green n‟a pu être abordée, par manque de temps et de matériel. Elle pourrait être réalisée précisément par une comparaison des variantes chiliennes, brésiliennes, argentines et péruviennes du courant migratoire allemand, à l‟échelle du groupe ou d‟une de ses familles. Par exemple, la famille von Bischhoffhausen mériterait à elle seule une monographie. Depuis, le XVIIIe siècle, elle a essaimé dans divers pays européens et américains. On trouve ainsi des von Bischhoffshausen en Allemagne, en Autriche, en Pologne, en Hongrie, en Bohême, au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, en Australie, en Argentine, au Chili et au Pérou1. Ses branches latino-américaines pourraient ainsi faire l‟objet d‟une étude croisée.

Ce travail de recherche constituerait la première étape d‟un élargissement possible vers une étude comparée du genre en migration. Pourraient être traitées les migrations intercontinentales, mais aussi les migrations au sein de l‟Amérique latine, peu abordées jusqu‟à présent en termes de genre.

1 Cf. La généalogie complète, établie par Werner von Bischhoffshausen, de 1300 à 1900, accessible en ligne à l‟URL : http://familytreemaker.genealogy.com/users/v/o/n/Werner-Von-

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