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5. GENRE ET NATION DANS LE CONTEXTE DE MIGRATION

5.3. P AYS D ‟ IMMIGRATION / PAYS D ‟ EMIGRATION : LIMITES ET FRONTIERES DE

5.3.4. Les bons sauvages

Au sein de cette nature abondante, généreuse et vierge, émerge aussi la figure de celui qui l‟habite. Un procédé narratif récurrent consiste à souligner le contraste entre la nature et ses habitants. Un extrait de la première lettre de Sophie von Bischhoffshausen, après son arrivée, à sa famille en Hesse, rend compte de manière explicite du lien qui est fait entre la nature et les hommes :

« Autant la nature, elle, est d‟une beauté indescriptible et provoque une impression exaltante et agréable, autant les Chiliens indigènes ont l‟air repoussants et ridicules. Ils sont sur leur trente-et-un mais ne connaissent pas les souliers, ou les portent en mauvais état. Ainsi, le responsable des douanes ne portait aux pieds que des pantoufles déchirées et son secrétaire allait pieds-nus »3.

Sophie décrit cela lorsque le bateau, arrivé à Corral, poursuit son chemin jusqu‟à Valdivia. Elle n‟a pas encore mis un pied sur terre, et décrit la nature et ses habitants de loin – à plusieurs sens – à destination d‟un lecteur déjà connu, en l‟occurrence sa famille restée en Europe, elle-même empreinte des représentations traditionnelles du « Nouveau Monde ». Sophie répond donc aussi aux attentes du lecteur, à cet « horizon d‟attente », et cette rencontre rappelle dans sa description de la nature subjuguante et de l‟autochtone une mise en scène déjà connue : celle de l‟arrivée des Européens en Amérique, gravée maintes fois par les chroniqueurs. Là encore, comme dans la description paradisiaque des paysages, l‟intertextualité surgit. Les émigrées utilisent diverses appellations pour qualifier les résidents du pays : les Ibéro-chiliens ou Chiliens, aussi désignés comme Espagnols, et les indigènes, indiens ou Araucans, ce dernier terme étant beaucoup plus rare4. A l‟arrivée, cette différenciation est pratiquement absente, et les descriptions se font dans une

und sonstigen Vieh, das wird ein Zug, ähnlich als wie die Juden in‟s gelobte Lans zogen, nur dass die durch die Wüste und wir über die Berge wandern müssen, noch weiss ich nicht wer‟s schlimmer hat“.

1 A. Lübke, Op. Cit., p. 173. Sur l‟antisémitisme en Allemagne voir H. Berding, Histoire de l’antisémitisme

en Allemagne, Editions de la Maison des sciences de l‟homme, Paris, 1991, en particulier pp. 63-69 (« Les

formes de l‟antisémitisme rural en Allemagne »). Phénomène ancien, fondé sur une opposition religieuse au sujet de la mort du Christ, l‟antisémitisme tend à devenir de plus en plus social au fil des siècles, mais également économique au XIXe siècle. Les révoltes rurales de 1819, 1830 et 1848 s‟expriment systématiquement contre les propriétés juives, au point que Berding considère les actes antijuifs un révélateur des crises économiques.

2 Ibid., p. 123-124 et 173.

3 Lettre du 27.10.1854 dans I . Schwarzenberg (éd.), Dokumente, Op. Cit., VI, p. 10 : „So unbeschreiblich schön die Natur ist und so einen erhebenden und freundlichen Eindruck sir macht, so wiederlich und lächerlich sehen die eingeborenen Chilenen aus, Putz ist ihnen alles, aber eine Fussbekleidung kennen sie nicht, oder ist sie schlecht, so hatte der ober steuerbeamte nichts an den Füssen al zerrissenen Pantoffel und sein secretär ging barfuss“.

4 Sur ce point précis, la transcription et la traduction pose un double problème. Les émigrées utilisent beaucoup le terme « Eingeboren », soit littéralement, le natif, l‟autochtone. Dans les traductions à

perspective générale et homogénéisée. L‟extrait de la lettre de Sophie est révélateur des premières impressions à l‟arrivée au Chili. Elles s‟arrêtent souvent sur les vêtements. Deux thèmes récurrents, l‟absence de chaussures et l‟attrait des Chiliens pour les vêtements de soie, apparaissent comme une contradiction aux yeux des Allemands, la soie étant synonyme de luxe, tandis que les chaussures font partie de l‟équipement de base, remarque Sophie1 . Le poncho, qui prend toutes les orthographes possibles, représente, dès l‟arrivée, un élément de différenciation fondamental. Il incarne l‟autre, l‟étranger par excellence, même si toutes finissent par reconnaître son utilité contre le climat pluvieux de la région.

La dichotomie entre Vieux Monde civilisé et Nouveau Monde sauvage constitue un élément essentiel dans le processus de différenciation. L‟étranger, en contrepoint duquel l‟on se définit, n‟apparaît pas individualisé mais bien dans un processus de généralisation. « Malgré leur subtilité et leur structure réticulée, les formes culturelles intégrantes qui traitent de contextes périphériques non européens sont donc, quant aux « indigènes », très nettement idéologiques et sélectives »2 commente à ce sujet Edward Saïd. Un mois après son arrivée au Chili, Sophie commence à différencier les Chiliens des indiens, les Huilliches, tribu de Mapuches, dressant une description contrastée :

« Nous visitons le pays et les gens. Le premier est merveilleux mais les seconds beaucoup moins. Les Chiliens ressemblent à des juifs, parmi lesquels se trouvent quelques vraies beautés remarquables, en revanche les indiens sont aussi hideux que la nuit, ils ont des corps petits et trapus, avec des têtes grandes et grosses, autour de laquelle pend une longue et épaisse chevelure noire comme le charbon, attachée par un bandeau sur le front. Les hommes lient souvent un foulard sur leur front et laissent pendre la queue dans la nuque. Les femmes portent un bandeau brodé de perles, dont les bouts sont ornés de multiples pendentifs, comme par exemple des sortes de dés à coudre, qui pendent derrière les oreilles. Cela ressemble à une peau de pis de vache qui est placée sur la tête comme un bonnet, dont les quatre tiges restent en l‟air comme des cornes, c‟est leur plus grande tenue. Chaque femme porte un foulard, non pas comme chez nous en triangle, mais entièrement déplié et épinglé avec une aiguille d‟une longueur d‟une demi aune avec un bouton aussi gros qu‟une belle pomme. Enfin pour le bas elles ne portent qu‟un bout de tissu qu‟elles lient bien à plat sur les hanches avec un bandeau, c‟est le seul vêtement, en fait, le haut du corps n‟est pas couvert 3

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l‟espagnol, le terme a été souvent traduit par « indigenas », soit l‟indigène, en l‟occurrence ici les mapuches, quand peut-être il évoque tout simplement les Chiliens en général.

1 Lettre du 27.10.1854 dans I . Schwarzenberg (éd.), Dokumente, Op. Cit., VI, p. 10. 2

E. Saïd, Op. Cit., p. 244.

3 Lettre du 27.12.1854 dans I . Schwarzenberg (éd.), Dokumente, Op. Cit., VI, p. 17 : “Wir besuchen Land und Leute. Ersteres ist wunderschön Letzteres aber weit minder. Die Chilenen sehen aus wie Juden, unter denen es einige rechte picante Schönheiten giebt aber die Indier sind so hässlich wie die Nacht, kurze gedrungenen Gestalten mit breiten dicken Köpfen um die die langen dicken kohlschwarzen Haare ganz schlicht herum hängen mit eine Banden über die Stirn zusammen gebunden oder die Männer meist ein Tuch über die Stirn gebunden und die Zipfel im Nachen hängen, die Frauen haben das Band mit Perlen gestickt und die Enden mit allerlei Zierath behängt wie z. B. ein Portion Fingerhüte wo hinter jedem Ohr ein Ende hängt, wie eine Haut von Kuheuter was dann wie eine Kappe auf den Kopf gesetzt wird und die vier Striche stehen wie Hörner in die Höhe das ist der grösste Stat, und das Tuch was eine jede Frau, nicht wie wir dreieck, sondern den langen Weg um hat, wird einer Nadel eine hable Elle lang mit einem Kopf so dick wie ein guter Apfel zugesteckt, drunter raus guckt dann nur ein Stück Zeug was sie ganz glatt mit einem Bande um die Hüften brinden, das ist ihre ganz Bekleidung, der Oberkörper hat weiter nichts an“.

Visiblement, dans cet extrait, Sophie tente d‟établir une observation ethnographique « objective » et s‟efforce de faire preuve d‟authenticité. On remarquera qu‟elle distingue nettement les « Chiliens » des « indiens », et l‟ordre du récit est éloquent. Elle respecte parfaitement l‟ordre des différents groupes sociaux et ethniques issus de l‟histoire coloniale du pays. Elle introduit avec les Chiliens un rapport triangulaire dans lequel l‟autre est décrit selon un parallèle avec des étrangers que la rédactrice connaît déjà, à savoir les Juifs. Ici encore, les Juifs reçoivent une connotation positive, et permettent d‟inscrire les Chiliens dans un ensemble de références européen, les rapprochant par conséquent indirectement de ce que connaissent la rédactrice et ses destinataires. Dans un second temps sont décrits les indiens. Comme dans de nombreuses autres lettres, ils ne sont pas appelés « Indianer » mais « Indier », ce qui traduit l‟influence des discours sur la découverte du Nouveau Monde. A la suite en effet de l‟arrivée des Européens en Amérique, les habitants du continent furent dénommés, en allemand, les « Indern ». « Indier » est une déformation de ce terme originel qui se retrouve dans des textes plus ou moins scientifiques du XIXe siècle, et en particulier dans le récit de voyage d‟Eduard Poeppig1. Alexandra Lübke remarque que, dans ce tissu discursif que forme l‟intertextualité, la reproduction des signifiants n‟est jamais identique et fidèle2. A travers l‟attribut bestial du « pis de vache » et des « cornes », l‟indien est représenté comme un sauvage et un barbare. Il apparait dans tous les textes comme orné de parures et de bijoux, mais à moitié nu. La référence constante aux pieds nus, déjà mentionnée, et au déguisement renvoie clairement à l‟image de la sauvagerie et de la nudité des peuples primitifs. Ainsi infantilisés, ils correspondent finalement plutôt bien à cette nature vierge, non développée et encore au commencement de la civilisation que décrit la rédactrice3. Chez Sophie, la hiérarchisation ethnique propre au Chili est donc rapidement intériorisée. L‟autre est donc double et dans une comparaison directe entre les « Indiens » et les « Chiliens », c‟est une hiérarchisation entre le moins et le plus civilisé qui se dessine et où l‟observatrice se place naturellement au sommet. Plus loin dans la même lettre, les Chiliens sont décrits plus précisément. Sophie introduit même des nuances à l‟intérieur même du groupe des « Chiliens » :

« Seuls les Chiliens les plus aisés ont des bas et des chaussures, mais presque tous ont des vêtements de soie ,ce que l‟on voit dès le petit matin lorsqu‟ils vont à la messe, parce qu‟ils vont à l‟église dans leurs plus beaux habits, un tapis enroulé sur le bras (celui qui en a le fait porter par un enfant), personne ne doit porter de chapeau, qui par ailleurs sont très rares ici, mais tous ont de grands châles de laine sur la tête, noirs, et qui pendent tout simplement jusqu‟au sol, et ils sont enroulés sur la tête si bien que l‟on voit à peine le visage et qu‟il tombe sur toute la silhouette, c‟est très joli »4

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1 E. Poeppig, Op. Cit., tome 1, chapitres IV et V, en particulier la description des Pehuenche près d‟Antuco, pp. 381-405.

2 A. Lübke, Op. Cit., p. 197. 3

A. Lübke, Op. Cit, p. 199-200.

4 Lettre du 27.12.1854 dans I . Schwarzenberg (éd.), Dokumente, Op. Cit., VI, p. 18 : “trümpfe und Schuhe haben nur die allervornehmsten Chilenen, aber seiden Kleider fast alle was man recht des morgens früh wenn sie zu Messe gehen sieht, dann gehen in die schönsten Kleidern einen gewirkten Teppich über den Arm (wer‟s hat lässt ihn von einem Kinde tragen) in die Kirche, einen Hut die hier überhaupt sehr selten sind, darf

Le contraste entre les indigènes nus et les Chiliens habillés n‟échappe pas à Sophie.

Cependant, jamais la dichotomie entre nature merveilleuse et hommes repoussants et hideux ne disparaît. Les hommes lui apparaissent toujours comme des étrangers, à double sens : par rapport à elle, mais aussi par rapport à cette nature, qu‟ils ne mériteraient pas.

« On ne peut pas s‟imaginer comme c‟est ici, parce que, si la nature ne laisse rien à désirer et que l‟on se sent vraiment bien dehors à l‟air libre, les hommes sont tellement étranges et sinistres que l‟on ne se sent pas attiré par eux, imaginez-vous une sorte de visage d‟orgueil et d‟amour propre comme aucun Allemand ne le porte »1

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Le Chilien est donc orgueilleux, mais aussi lâche, paresseux, fainéant, voleur, criminel, en référence aux actes commis contre les premiers colons. Il est superstitieux aussi. La description du magique ne fait pas défaut. Ana Schmidt fait référence à un sort « araucan » qu‟aurait pratiqué une Chilienne sur sa mère atteinte du typhus : « un poulet noir entier fut découpé vivant au milieu de la pièce, et les deux moitiés furent placées et bandées encore bien chaudes sur le buste de la malade »2. Au quotidien, les clichés abondent. Les Chiliens vont tous les jours à la messe, ils se lèvent tard, ce qui ne serait pas permis dans la maison de Sophie3, ils ne comprennent pas que la richesse vient de l‟agriculture et du labeur, et non de l‟oisiveté, le personnel mange à la table des maîtres et se sert du café à volonté4. Enfin, les Chiliens ne savent pas lire et par conséquent il y a très peu de livres pour s‟instruire et se divertir5. La description des maisons chiliennes s‟établit en opposition nette avec celle de la maison « allemande ». Sophie von Bischhoffshausen décrit des cabanes en bois, avec peu de fenêtres, par conséquent peu ventilées, sans poêle, mais avec un feu de charbon au milieu de la pièce, et un trou dans le toit pour laisser échapper la fumée. Elles sont en outre dotées de peu de meubles6. Les Chiliens seraient trop paresseux pour se rendre la vie plus confortable, conclut Sophie. Au contraire, les Allemands se donnent les moyens d‟embellir et de consolider leur demeure, favorisant le développement d‟un marché de l‟artisanat inexistant à leur arrivée. Charpentiers, menuisiers et ébénistes allemands sont les auteurs des réalisations architecturales les plus remarquables de la région et sont décrits comme les « porteurs de civilisation » par excellence7. A son arrivée, Pauline Metzdorf décrit Valdivia comme une ville « sans commodité », plantée dans un environnement sauvage et inhabité, sans chemin dur, si bien que tout devient boue par temps de pluie. Sophie évoque régulièrement quant à elle l‟isolement et

da keine aufsetzen, sondern alle haben grosse wollne Tücher über den Kopf hängen, schwarz und ganz einfach hängen bis auf die Erde, und sind um den Kopf gezogen dass kaum das Gesicht heraus sieht und so um die ganze Figur fällt, was sehr gut aussieht“.

1 Lettre du 10.12.1854 dans Ibid., p. 13 : Dort kann man sich doch gar keinen Begriff machen wie es hier ist den wenn auch die Natur nichts zu wünschen übrig lässt und man sich draussen im freien recht wohl fühlt, so sind doch die Menschen so ganz fremd und unheimlich dass man sich von ihnen nicht angezogen fühlt, denkt Euch eine Art Gesichter von Stolz und Selbstgefühl wie kein Deutscher je hat“.

2 A. Schmidt, Op. Cit., p. 251 : „« ein ganz schwarzes Huhn wurde lebendig in der Mitte zerteilt und die beiden Hälften noch ganz warm der Kranken auf die Brust gebunden“.

3

Lettre du 6.02.1855 et du 28.05.1855 dans I . Schwarzenberg, Dokumente, Op. Cit., VI, pp. 21 et 34. 4 Lettre du 28.05.1855 et du 12.12.1856 dans I . Schwarzenberg, Dokumente, Op. Cit., VI, pp. 32 et 67 5 Lettre du 1.09.1856 dans Ibid., p. 65.

6 Lettre du 12.07.1855 dans Ibid , p. 36. 7

les mauvaises communications postales1. Une plainte récurrente porte généralement sur l‟absence de « culture » et de « civilisation » dans la région, le manque « d‟humanité », dit Sophie2.

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