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Les niveaux de signification

Dans le document Les systèmes de connaissances (Page 37-41)

Aspects structurels

2.3.5. Les niveaux de signification

Le processus de genèse des sens est bien évidemment complexe et multiple. Les mécanismes décrits ci- dessus, s'ils sont aptes à rendre compte de phénomènes ponctuels de sens, ne permettent pas une vision plus globale. Cette dernière, comme dans tout phénomène complexe, ne peut être atteinte qu'à travers un ensemble structuré de points de vue. La question se pose maintenant de savoir ce que peut être un ensemble structuré de point de vue sur la signification d'un système de connaissances.

La réponse, ou du moins une des réponses les plus pertinentes à ce jour, vient de l'anthropologie structurale et de l'apport remarquable et fondamental de l'œuvre de Claude Lévi-Strauss, qui a creusé dans cette discipline un énorme sillon qui continue de fertiliser les réflexions sur les systèmes humains. Cet apport déborde sur le troisième volet de l'ontologie de la connaissance présentée ici, puisqu'il aborde la connaissance comme une production sociale, donc dans son contexte. Cependant, sa coloration très fortement structuraliste, entièrement intégrée au formalisme qui vient d’être décrit, et son intégration au processus sémiotique (signification par rapport au destinataire) tel qu’il a été défini font qu'il se place naturellement dans l'étude de la notion de signification.

A côté de connotations qu'on peut exhumer à partir d'une analyse approfondie, il existe d'autres connotations qui ne tiennent pas à la nature propre du système étudié, mais appartiennent à des niveaux différents, cachés et multiples. L'analyse et la découverte de ces niveaux ne peut être, du moins au début, qu'un choix arbitraire, un "hasard", le principe organisateur ne se dévoilant que progressivement et renforçant

généralement les structures du départ, "comme cela se produit avec le microscope optique, incapable de révéler à l'observateur la structure ultime de la matière, on a seulement le choix entre plusieurs grossissements : chacun rend manifeste un niveau d'organisation dont la vérité n'est que relative, et exclut tant qu'on l'adopte la perception des autres niveaux" ([Lévi-Strauss] 64, Ouverture I).

La grande originalité de Claude Lévi-Strauss a été d'introduire les méthodes d'analyse structurale, telles que nous en avons esquissé une partie ci dessus, dans des phénomènes qu'on se contentait jusqu'ici de décrire, notamment les phénomènes humains, culturels ou autres. "Nous sommes conduit, en effet, à nous demander si divers aspects de la vie sociale [...] - dont nous savons déjà que l'étude peut s'aider de méthodes et de notions empruntées à la linguistique - ne consistent pas en phénomènes dont la nature rejoint celle même du langage" ([Lévi-Strauss 58] Chap.3). Il propose donc des analyses de ce type sur des phénomènes socioculturels divers,

comme ses très célèbres études sur les systèmes de parenté dans les sociétés25. La langue, plus généralement les

messages divers qui peuvent être émis, sont corrélatifs d'une culture. Et s'il n'y a pas une correspondance exacte entre ces messages et cette culture, "certaines corrélations sont probablement décelables, entre certains aspects et à certains niveaux, et il s'agit pour nous de trouver quels sont ces aspects et où sont ces niveaux" ([Lévi-Strauss 58] Chap.4). C'est dans l'étude des mythes qu'il élabore une véritable méthode d'analyse structurale. Les mythes des sociétés primitives posent problème par leur obscurité apparente, leurs nombreuses variantes, la difficulté à

élaborer, à travers eux, la vision du monde des indigènes26. Pour Claude Lévi-Strauss, les mythes, (incluant

toutes leurs variantes), relèvent d'un système symbolique, qu'il faut patiemment reconstruire derrière les messages. La reconstruction de ce système de signification se fait en recherchant des valeurs sémantiques nouvelles, différentes en général de celles véhiculées directement par le message (le langage) sur un nombre

réduit de dimensions qui sont jugées pertinentes27. On regroupe ensuite les dimensions sur quelques plans choisis

: plan technique, plan sociologique, plan culinaire etc. et on recherche dans chacun des plans les organisations structurelles des valeurs sémantiques. En général cette dernière tâche se fait en identifiant les oppositions significatives - donc les carrés sémiotiques. C'est ce qui explique le titre (quelque peu provocateur !) d'un des livres les plus connus de Claude Lévi-Strauss : "Le cru et le cuit" où il articule un ensemble de mythes autour de l'opposition "cru vs cuit" sur le plan culinaire, en référant à d'autres oppositions homologues sur d'autres plans comme "vie vs mort" par exemple (on pourra à ce propos se référer à l'étude d'A.J. Greimas dans [Communications 66]).

La méthode de Claude Lévi-Strauss, surtout pour l'analyse des mythes, s'articule autour de trois notions fondamentales de la signification : l'armature, qui est l'agencement commun des unités sémantiques, ou encore l'ensemble des propriétés qui restent invariantes dans l'ensemble de mythes considéré, le message qui est le contenu d'un mythe particulier, et le code qui est une structure formelle d'unités sémantiques qui sont susceptibles d'engendrer les significations dans les différentes dimensions. On y retrouve, sous des dénominations différentes (dont il faut veiller à lever l'ambiguïté due à l'analogie), toutes les préoccupations qui ont été déjà soulevées dans la problématique de la signification. L'armature serait la structuration dénotative de base, commune à tous les systèmes considérés dans leurs variations, le message serait la signification particulière, due à diverses connotations, d'un système particulier, et le code serait l'ensemble des unités

organisées dans une structure qui sera étudiée plus loin28.

25 "Les règles du mariage et les systèmes de parenté (sont considérés) comme une sorte de langage, c’est-à-dire

un ensemble d'opérations destinées à assurer, entre les individus et les groupes, un certain type de communication" ([Lévi-Strauss 58] Chap.3)

26 On remarquera que c'est exactement les mêmes problèmes pour un cogniticien face au discours d'un expert.

Ceci explique que l'anthropologie ait fait une intrusion remarquée dans les technologies de la connaissance ! 27

"Eclairons par un exemple les concepts de "valeur" et de "dimension" : les termes de parenté français "père" et "mère" peuvent être définis au moyen de trois valeurs sur trois dimensions : valeur "première génération

ascendante par rapport à ego" sur la dimension de la génération; valeur "en ligne directe" sue la dimension de la latéralité; valeur "masculin" pour père, "féminin" pour mère, sur la dimension du sexe" ([Sperber 68], Chap.2, §2)

Sans approfondir plus avant cette méthode, notamment l'analyse de mythes, car nous n’avons aucune compétence particulière en anthropologie, il est possible de se livrer à un petit "exercice amusant" pour illustrer cette démarche, en reprenant toujours le même exemple des feux de circulation. Considérons les feux de circulation comme un mythe moderne, qui se retrouve dans de nombreuses cultures, avec un certain nombre de variantes (on n'en considère ici que deux). La structure (l'armature) de base est donnée par les figures 2.3 et 2.4, sur laquelle s'articulent tous les messages possibles. Divers niveaux de signification ont déjà été étudiés, les niveaux qu'on pourrait appeler "niveau des opérations" (Figure 2.5) et "niveau des phénomènes physiques" (Figure 2.7). Il apparaît que ce sont des niveaux élémentaires de signification et bien d'autres niveaux d'interprétation peuvent être introduits de manière quasi infinie, ceci peut (doit) être fait en fonction des

situations d'interprétation ou, plus généralement, en fonction d'une culture29.

Pour illustrer ce propos, plaçons l'analyse des feux à un niveau qui pourrait s'appeler "niveau des injonctions" (ou niveau prescriptif) et montrons, qu'à travers une structure commune, les messages se transforment, révélés par les codes utilisés. Dans les feux de second type, l'interprétation à ce niveau s'articule de manière presque évidente sur l'axe sémantique /autorisation/ vs /interdiction/. Le feu vert indique l'autorisation de passer, le feu rouge l'interdiction de passer. Le feu orange qui est allumé simultanément au feu vert indique donc la non-autorisation de passer, et le feu orange qui est allumé simultanément au rouge indique la non- interdiction de passer, ceci est résumé dans la figure 2.8.

/autorisation/ /interdiction/

/autorisation/ /interdiction/

Il est autorisé de passer Il est interdit de passer

Il n'est pas (plus) interdit de passer Il n'est pas (plus) autorisé de passer

Figure 2.8 : Signification des feux de second type

pour le "niveau des injonctions"

cru frais pourri animal (jaguar) végétal (cerf) animal (vautour) végétal (tortue) vs cuit

([Communications 66], Eléments pour une théorie de l'interprétation du récit mythique, A.J. Greimas). On retrouve la structure de réseau sémantique, organisant le code, qui sera abordée dans le paragraphe suivant.

29 "Les axes sémantiques se restructurent continuellement en fonction des situations; mais il est nécessaire qu'ils

existent pour qu'une signification s'élabore [...]. La culture est la manière dont, dans des circonstances historiques et anthropologiques données, le système se voit découpé, en un mouvement d'objectivation de la connaissance" ([Eco 88] Chap. 3, § 3.12)

/permission/ + /passer/ /prescription/+/s'arrêter/

/permission/+/passer/ /prescription/+/s'arrêter/

Il est permis de passer

Il n'est pas indiqué de s'arrêter

Il est indiqué de s'arrêter

Il n'est pas permis de passer

Figure 2.9 : Signification des feux de premier type

pour le "niveau des injonctions"

On peut plaquer ce schéma de signification sur les feux de premier type, mais l'ambiguïté (voulue ?) de l'utilisation d'un feu orange unique permet une interprétation plus complexe. Dans une culture plus "permissive" et moins "soumise à l'autorité", comme c'est peut-être le cas de la culture française où intervient ce type de feux, l'interprétation ne s'articule pas autour de ce qui est interdit ou autorisé (et que corrélativement, il faut respecter), mais peut être autour de ce qu'il est indiqué de faire (ce qui n'implique pas une obéissance !) et ce qu'il est permis de faire. Ainsi un nouvel axe d'interprétation apparaît, qu'on peut noter par /permission/ vs /prescription/. Combiné avec les possibilités d'actions données dans la figure 2.5, selon les lois de Piaget, on trouve une signification très différente des feux de circulation : le feu vert indique dit qu'il est permis de passer (mais rien n’empêche de rester ou s'arrêter), le feu rouge indique qu'il faut s'arrêter (indication mais pas obligation, hélas), le feu orange signifie soit qu'il n'est pas (plus) permis de passer, si on le considère comme venant après le vert (et alors on cherche à s'arrêter), soit qu'il n'est pas encore indiqué de s'arrêter, si on le considère comme arrivant avant le rouge (et alors on cherche à passer). Cette interprétation, peu civique mais hélas répandue, est résumée dans la figure 2.9.

L'existence de différents niveaux d'interprétation, hiérarchisés au niveau de la complexité ou de l'appréhension, est une constante qui se retrouve souvent dans différentes sciences humaines. Un exemple frappant est donné par la psychanalyse. Pour reprendre l'idée de Jacques Lacan, pour qui "l'inconscient est structuré comme un langage", on peut émettre l'hypothèse que l'inconscient émet des messages qui sont perceptibles par des manifestations visibles, parfois anodines, qui ont été mises en évidence par Freud et ses disciples : des lapsus et jeux de mots jusqu'aux comportements les plus pathologiques. Ces messages forment la "couche syntaxique", le code, sur lequel se greffe une signification qui peut se décliner sur plusieurs niveaux. Pour illustrer clairement ce propos, on peut extraire un exemple d'un des livres fondamentaux (selon Lacan) de Sigmund Freud : "Psychopathologie de la vie quotidienne" ([Freud 19..], Chap. 8).

Il s'agit d'un médecin, sentimentalement attaché à un objet, un vase à fleurs, sans valeur mais très joli. Par un geste maladroit, qui ne lui ressemble pas, il le fait tomber en changeant l'eau des fleurs. Le vase se brise en quatre ou cinq morceaux. En les ramassant il se dit que les dégâts pourront être réparés en les recollant. A peine cette constatation faite, les morceaux ramassés lui échappent de nouveau des doigts, se brisant de nouveau, de manière définitivement irréparable. Une première interprétation de cet acte manqué (le "message de l'inconscient") peut être donné. Ce vase est, en effet, un cadeau d'une des patientes du médecin. Cette dernière lui avait fait nombre de présents, jusqu'à ce qu'elle se révèle atteinte d'une psychose. Conformément à sa déontologie, le médecin avait restitué ces cadeaux à la famille, sauf ce vase auquel il s'était attaché. Par ailleurs, il avait engagé, contre cette même famille, une procédure de recouvrement de dettes. L'acte manqué était donc une manifestation (et un moyen de résolution) de cette contradiction entre son appropriation "illicite" d'un bien de la famille et sa réclamation "licite" à la même famille.

Il s'agit donc bien là d'une "signification" du geste du médecin, et l'on pourrait, en exercice, déterminer aisément les axes sémiotiques qui structurent cette signification (on vient déjà d'évoquer, par exemple, la contradiction licite/illicite). Il n'y a aucune raison de mettre en doute cette interprétation qui est fortement pertinente et justifié.

Cependant, Freud (en fait l'exemple est de L. Jekels) dégage un autre niveau de signification, d'appréhension plus complexe, mais tout aussi pertinent : l'acte manqué présente un niveau d'interprétation symbolique, étant donné que le vase constitue un symbole incontestable de la femme. "Le héros de cette petite histoire avait été marié; et sa femme, jeune jolie et qu'il adorait, était morte dans des circonstances tragiques. A la suite de ce malheur, il tomba dans un état de profonde neurasthénie, aggravée par le fait qu'il se considérait comme coupable de la mort de sa femme (j'ai brisé un joli vase). A partir de ce moment, il se tint à l'écart des femmes, ne voulut entendre parler ni de remariage ni d'aventures amoureuses, que son inconscient lui faisait apparaître comme des actes d'infidélité à l'égard de celle qu'il avait tant aimée, mais que son conscient refusait, en alléguant qu'il portait malheur aux femmes, qu'il ne voulait pas qu'une autre femme se suicidât à cause de lui, etc. (On voit qu'il ne devait pas conserver longtemps le vase !). Etant donné, cependant, l'intensité de sa libido, il n'y a rien d'étonnant qu'il vît dans les relations avec des femmes mariées le moyen le plus adéquat, parce que nécessairement passager, de satisfaire cette libido (d'où appropriation du vase appartenant à une autre personne).

Les deux faits suivants apportent une intéressante confirmation de cette interprétation symbolique : voulant guérir de sa névrose, il s'était soumis à un traitement psychanalytique. Au cours de la séance, alors qu'il racontait comment il avait brisé le vase en grès (terrestre), il en vint à parler de son attitude à l'égard des femmes et prétendit qu'il était exigeant jusqu'à l'absurdité : c'est ainsi, par exemple, qu'il exigeait des femmes une beauté "n'ayant rien de terrestre". Il avouait par là qu'il restait toujours attaché à sa femme (morte, donc ayant perdu toute nature terrestre) et ne voulait rien savoir de la "beauté terrestre"; d'où la destruction du vase en terre. Et à l'époque où, entré dans la phase du "transfert", il avait conçu le projet imaginaire d'épouser la fille de son médecin, il fit cadeau à celui-ci... d'un vase, comme pour montrer comment il pouvait prendre sa revanche du malheur qui lui était arrivé."

Voici donc un second niveau de signification pour interpréter le message fourni par l'acte manqué du médecin. Là encore, à travers le texte de Freud, on aperçoit aisément les axes sémiotiques (ou du moins un partie) qui peuvent structurer cette signification.

En conclusion de ce bref survol, on voit que la signification prend naissance dans une série de dénotations et connotations extrêmement diverses, qui font intervenir des unités élémentaires de sens, s'articulant dans des axes sémantiques ou des carrés sémiotiques, qui eux-mêmes prennent naissance dans des niveaux divers et variés, correspondant à de nombreux points de vue, rattachés le plus souvent à un contexte ou une culture. Il reste maintenant à dire comment, une fois les effets de sens engendrés, les constituants de la signification se stockent dans des structures qui constitueraient une mémoire sémantique.

2.4. Organisation de la signification

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