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Les liens imaginés entre l’individu et la nation

3.3 La nation et l’identité collective

3.3.3 Les liens imaginés entre l’individu et la nation

De ce point de vue, le concept de nation est véritablement plus approprié que le concept d’État dans notre analyse puisque ces liens imaginés entre les membres d’une nation ne sont pas toujours étatiques. De plus, ils peuvent traverser les États et être soumis au transnationalisme ou même au cosmopolitisme dans le sens où les individus se considérant membres d’une nation peuvent se trouver partout dans le monde sans avoir d’attaches officielles dans l’État correspondant à la nation (Roudometof 2005, Clifford 1994). Les liens qui unissent un individu à une nation sont complexifiés dans le contexte globalisé. Mais pour quelles raisons les gens se sentent-ils comme un membre d’une nation plutôt qu’un autre? Qu’est-ce qui les relie? À cette question, il sera vite évident que notre analyse se tournera vers Taylor et Renan. Mais voyons d’abord comment d’autres auteurs expliquent la naissance de la nation. Commençons par reprendre la théorie de Anderson qui considère comme incontournable le rôle de la langue sous l’influence structurelle du capitalisme comme agent liant pour la nation européenne. Pour lui, les prémices de la nation se seraient formées, entre autres, en diffusant une langue unifiée par l’imprimerie soumise au capitalisme de marché. Cette combinaison aurait donné à la langue française une plate-forme pour devenir la langue « nationale » qui a unifié le peuple en remplaçant le latin (Anderson 1983, 38). Le français serait ensuite entré dans les écoles et aurait fourni un instrument d’unification des nouvelles générations. Cependant, cette idée est contestable. Premièrement, il est prouvé que ni le français comme tel ni le capitalisme des imprimeurs (quoique ces deux éléments ont certainement dû jouer un rôle) n’ont uniformisé les habitudes linguistiques de l’époque (Hastings 1997, Weber 1976). Ce serait plutôt, selon certains auteurs, l’imposition politique qui a fini par créer un état de diglossie qui a remporté le jeu sur

les langues autres que le français. C’est sous l’administration de François Ier que le français est

devenu la langue d’État qui a donné lieu à une conversion linguistique lente. Au XVIIIe siècle, le

nombre de locuteurs du français était encore bas et les six dialectes principaux9 étaient les plus

parlés avec 2 900 000 locuteurs (de Certeau, Julia et Revel 2001, 29). Je suis d’accord avec la vision qui donne priorité, dans cette situation précise, à l’influence d’une structure politique dans la création de cette nation et non au capitalisme ou à la langue. Notre critique, autre que sur les aspects sociolinguistiques, est aussi appuyée par la théorie de Renan pour qui : « la race, la langue, les intérêts, l’affinité religieuse, la géographie, les nécessités militaires » ne sont pas suffisants pour créer ce principe spirituel qu’est la nation (Renan 1990, 31). Tous ont une part de l’équation, mais aucun de ceux-ci n’a un pouvoir central et décisif au niveau unitaire.

Pour Renan, c’est sur l’histoire commune que se bâtit une nation : « Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple » (Renan 1990, 41). C’est dans un sacrifice de l’individu pour la majorité que serait le point culminant. La théorie de Renan et de Anderson nous apporte certainement des pistes importantes sur les liens unificateurs des membres d’une nation. Mais c’est avec Taylor que nous trouvons les réponses les plus éclairantes sur ce sujet.

D’abord, il faut dire que Taylor arrive au même constat que Renan en disant que : « [la formation de la nation] exige un certain engagement réciproque. Un peuple ne peut en fait jouir d’une certaine stabilité dans sa légitimité que si les membres sont fortement engagés les uns envers les autres par le truchement de leur allégeance commune à la nation. » (Taylor 1996, 353)

Pour Taylor, c’est en partie la démocratie qui lie les gens dans la communauté imaginée qu’est la nation. Autrement dit, c’est à travers les implications individuelles dans les décisions collectives que se trouverait une des sources de cohésion interne : « La démocratie nous demande beaucoup plus de solidarité et d’engagement les uns envers les autres dans notre projet politique commun que ne le faisaient les sociétés hiérarchiques et autoritaires d’antan » (Taylor 1996, 354). Nous

pouvons constater dans le raisonnement de Taylor une notion de réciprocité plus forte envers le groupe que chez Renan ou Anderson. Il considère l’imaginaire social de l’État comme faisant partie de l’identité de ses membres et donc qu’il existe une relation nécessaire de « dons » et « contre-dons » (ou de réciprocité) entre une nation et ses membres:

« L’appartenance au groupe fournit des éléments importants pour l’identité des individus. Réciproquement, quand un bon nombre d’individus se reconnaissent de façon assez forte dans un groupe, celui-ci acquiert une identité collective qui chapeaute une action commune dans l’histoire. C’est évidemment le cas des nations. » (Taylor 1996, 352)

Pour Taylor, c’est aussi pourquoi le nationalisme est utilisé dans le cadre des États. Leur légitimité étant une chose importante, les dirigeants des États essaient de créer un sentiment nationaliste au sein de la population pour assurer leur survie: « Parallel to the homogeneity of language and culture that the nation can not help fostering, is this homogenisation of identity and allegiance that it must nourish for its survival» (Taylor 1998, 201). C’est d’ailleurs cette stratégie que l’Église a utilisée au Québec avant la Révolution tranquille. Plus le sentiment d’appartenance est grand, plus la légitimité de l’État est grande. La nation n’est donc pas seulement un concept dénué d’attribut empirique, c’est aussi un attribut recherché dans un cadre de stratégie politique. Ce sentiment peut donc être construit facticement et n’est pas nécessairement inductif comme pourrait le laisser croire Renan.

Après les apports de Taylor, c’est la notion d’histoire partagée de Renan qui, pour nous, est la plus pertinente à notre analyse. On pourrait dire qu’une nation développe, avec le temps, une sorte d’horizon commun qui inclut une langue, une religion partagée, mais surtout une histoire commune devant une menace (grave ou frivole) qui rassemble les gens sous l’emblème de la nation (Zubrzycki 1997). Au Québec cette menace pourrait être le riche anglophone ou le règne de Duplessis par exemple. L’analyse de sens de Taylor vient alors compléter d’une manière très pertinente celle d’« histoire » de Renan. L’hypothèse que nous amenons est que ce ne serait qu’à travers une expérience commune que peut se construire une identité nationale exprimée par le nationalisme. Cependant, comme nous le verrons plus tard, il nous semble aussi important de décortiquer cette histoire commune plus en profondeur et éviter de la considérer comme un bloc uniforme que serait la culture.