• Aucun résultat trouvé

La nation selon Anderson, Gellner, Berlin et Taylor

3.3 La nation et l’identité collective

3.3.2 La nation selon Anderson, Gellner, Berlin et Taylor

Prendre Renan comme point de départ n’est pas anodin. Nous allons voir plus tard que sa définition, même si elle est basée sur un contexte précis, fournit une bonne base dans

l’articulation du concept de nation, et ce, même dans un contexte précis. Cependant, il faut amener d’autres voix pour bien cerner le concept d’une manière nuancée et précise. Dans ce paragraphe, nous traiterons des apports de Taylor, de Gellner, de Berlin et de Anderson.

Commençons par préciser qu’un bon nombre d’approches sur la nation impliquent aussi une idée de modernité, plus précisément que la nation n’a pu exister avant la modernité. Souvenons-nous que Taylor dit d’ailleurs la même chose à propos de l’identité individuelle. C’est le cas des quatre auteurs dans le titre de cette partie. D’emblée, cette notion est critiquée par certains auteurs qui affirment que la nation était présente dans les sociétés dans leur période prémoderne, notamment en France, en Angleterre et en Afrique (Greenfeld 1992, Blattberg 2006). De plus, malgré leurs opinions sur les nations prémodernes, on peut habituellement catégoriser les auteurs en deux clans (Blattberg 2006). Les premiers ont une approche plutôt structuraliste en expliquant la naissance et l’évolution de la nation à travers des structures économiques ou politiques. Gellner, par exemple, explique l’idée de nation en évoquant une homogénéité préexistante de culture, de langue, de religion et d’ethnie dans les sociétés modernes qui aurait pris forme politiquement au service de la défense de cette homogénéité : « Homogeneity is a requirement of the moderne state, and it is this inescapable imperative which eventually appears on the surface in the form of nationalism » (Gellner 1983, 39). Gellner invoque l’économie industrielle moderne pour expliquer cette naissance d’homogénéité ressemblant aux approches romantiques

allemandes du XVIIIe siècle où la nation était une sorte d’entité organique (Zubrzycki 1997, 38).

Selon Zubrzycki, ce type de nation est nécessairement fermé puisqu’il implique un privilège d’appartenance lié à une origine. À l’opposé, la théorie de Anderson, tout en étant une autre explication du type structuraliste, est beaucoup plus ouverte avec un accès basé sur la communauté. C’est ce qui ressort dans son fameux ouvrage « Imagined communities ». L’auteur y définit la nation comme :

« An imagined political community - and imagined as inherently limited and sovereign. […] It is imagined because the members of even the smallest nation will never know most of their fellow-members, meet them, or even hear of them, yet in the mind of each lives the image of their communion. » (Anderson 1983, 6)

Les membres d’une nation auraient donc une image de leur communion. C’est un principe fort que Anderson met de l’avant. Encore une fois sa définition sous-tend que c’est une structure du capitalisme et de la politique qui a donné naissance au contexte qui a permis à la communauté de s’imaginer comme une nation (Anderson 1983, 42-43). L’« agency » des individus chez Gellner et chez Anderson ne fait pas partie intégrante de la création des nations qui serait plutôt un phénomène structurel.

Taylor, lui, est un membre de la partie adverse dans son modèle d’explication sans pour autant rejeter certaines de leurs idées. Premièrement, il adopte la définition de nation d’Anderson; il la voit comme une communauté qui partage un imaginaire social commun : « that is, socially shared ways in which social spaces are imagined » (Taylor 1996, 196). Sa vision diffère cependant de celle de Gellner et de Anderson dans le sens où ce ne sont pas les structures qui ont fabriqué la naissance et l’évolution des nations, mais bien la relation entre les dirigeants et le peuple. C’est une analyse du type « bottom-up » alors que l’explication des auteurs précédents était plus du type « top-bottom ». Dans la modernité, les relations entre les institutions et les individus seraient passées d’indirectes (dans les temps où la hiérarchie était la base de l’État) à directes (avec la démocratie) et de religieuse à séculière (où l’État n’était plus géré ultimement par Dieu) (Taylor 1998, 196-197). Cette vision de la naissance de la nation donne le pouvoir aux individus de créer un contexte favorable. Son explication n’implique pas des structures, mais bien des agents. Pour Taylor, l’idée de nation tourne autour d’une communauté formée d’acteurs qui finissent par avoir le même cadre moral de compréhension face à leur identité de groupe. Ce cadre moral partagé est appelé « imaginaires communs » par Taylor. Comme lui, Berlin adhère à cette vision de la nation comme une communauté partagée de sens qui permet d’interpréter les actions d’un peuple (Berlin 1990). En ce sens, il serait éclairé de placer Taylor et Berlin dans une voie qui prône une définition interprétative de la nation comme cadre de compréhension.

Malgré leurs différences, toutes ces visions (structuralistes et interprétatives) ont un élément fondamental en commun que nous adopterons dans notre argumentaire pour le reste de notre essai : tous considèrent la nation comme un regroupement qui partage un certain nombre de chose, de sens, de comportement, etc. Tous semblent aussi s’entendre pour dire qu’une nation est différente d’un État par la plus grande souplesse qui s’ancre hors des frontières géographiques et

légales. De plus, tous ces auteurs partagent l’idée qu’il est nécessaire d’avoir un ou plusieurs agents unificateurs. Cette unification du peuple ressortirait dans un sentiment d’appartenance (Taylor 1996, 1998) qui se traduit par le nationalisme (Anderson 1983, Berlin 1990) ou le patriotisme (je reviendrai au concept de nationalisme plus tard dans ce mémoire). Considérant ce dernier consensus, il est légitime de se demander quelles sont ces choses qui ont le pouvoir de créer la nation et de donner lieu au sentiment de communauté qui semble aller de pair avec la notion de nation.