• Aucun résultat trouvé

Les journaux, vecteurs de la mobilisation des esprits.

1914 183000 945919 295485 1915 Pas de données 1105214 37

B. La mise sous tutelle de la presse.

2. Les journaux, vecteurs de la mobilisation des esprits.

Les « systèmes d’information464 » mis en place par les nations belligérantes visent également à utiliser la presse comme un outil au service de l’effort de guerre. Dans une guerre totale où l’ensemble des forces disponibles est sollicité, l’adhésion permanente, sans faille, des populations aux sacrifices consentis est un élément fondamental465. Tous les moyens de communication sont mis à contribution pour véhiculer un discours mobilisateur grâce auquel les États en guerre tentent de contrôler et d’influencer l’opinion publique ; journaux, affiches, photographies, objets, publicité, manifestations collectives, discours, littérature deviennent, dès les premiers jours du conflit, les véhicules d’un patriotisme souvent outrancier destiné à justifier la lutte, à rassurer les populations, à leur éviter de se questionner, à obtenir leur plein engagement, moral, physique et financier. La mobilisation des esprits concerne également les populations étrangères : soit on cherche à gagner des pays à sa cause, notamment les neutres, et surtout les États-Unis avant le printemps 1917, soit on cherche à saper le moral de l’ennemi pour l’affaiblir. Dirigé vers l’intérieur et vers l’extérieur, l’entreprise de mobilisation des esprits opérée au travers de la totalité des vecteurs disponibles prouve de manière flagrante que le Premier Conflit mondial est certes une guerre de matériel et de logistique466 mais peut-être avant tout une guerre médiatique.

464

FORCADE Olivier, « Information, censure et propagande », in op. cit., p. 451.

465

Ainsi que l’écrit J. M. Winter, « le consentement fut un élément essentiel de la guerre de masse ; la propagande a contribué à le renforcer durant les cinquante mois qu’a duré le conflit. » (« Propaganda and the

Mobilization of Consent », in STRACHAN Hew (dir.), The Oxford Illustrated History of The First World War,

Oxford, New York, Oxford University Press, 1998, p. 216 : « Consent was an essential element of mass warfare ;

propaganda helped shore it up over the fifty months of the conflict. »)

466

BROWN Ian, « Logistics », in WINTER Jay (dir.), The Cambridge History of the First World War, volume 2 : The

En France comme en Grande-Bretagne, les journaux sont, dès les premiers jours du conflit, porteurs d’un discours patriotique qui ne doit pas uniquement, loin s’en faut, aux actions bureaucratiques. Et ce discours est présent dans l’ensemble de la presse des deux pays jusqu’à la fin de la guerre, même lors des périodes les plus difficiles, et notamment durant l’année 1917. En France, c’est Aristide Briand qui met en place la première organisation de “propagande” au début de l’année 1916 : la Maison de la presse, créée par Philippe Berthelot sous l’autorité du président du Conseil, concrétise véritablement le « système d’information » français puisque c’est elle qui chapote les actions de la censure mais également celles de la “propagande”, que ce soit celle que l’on destine à la population française, aux pays neutres ou aux nations ennemies. L’organisation de cette “propagande” est revue à la fin du printemps 1918, probablement pour répondre au nouveau contexte de guerre résultant de l’offensive allemande débutée en mars et de la difficile année 1917. La lassitude du front de l’intérieur dont l’existence quotidienne devient de plus en plus difficile, le moral parfois vacillant du front de l’avant suite aux terribles pertes, notamment au Chemin des Dames en avril-mai 1917, appellent une action capable de maintenir l’engagement de l’un et de l’autre jusqu’à la victoire. Un Commissariat général de la propagande imaginé par Clemenceau et rattaché à la Présidence du Conseil puis au Quai d’Orsay et un Centre d’action de propagande contre l’ennemi sont ainsi créés en mai 1918.

En ce qui concerne la Grande-Bretagne, la synthèse très précise proposée par M. L. Saunders467 permet de retracer avec précision les évolutions du système mis en place. Dès septembre 1914, un War Propaganda Bureau est installé à Wellington House avec Charles Masterman à sa tête. Celui-ci organise une conférence à laquelle il convie 25 auteurs célèbres dont A. Conan Doyle, G. K. Chesterton, Thomas Hardy, Rudyard Kipling et H. G. Wells auxquels il demande de rédiger des textes (livres et pamphlets) soutenant les vues du gouvernement, leur activité devant demeurer secrète. Parallèlement, un Neutral Press Committee est mis sur pied avec comme tâche d’alimenter la presse des pays neutres en informations de guerre, mais également un Foreign Office

News Department dont l’objectif est de faire connaître à la presse étrangère toutes les décisions

concernant la politique extérieure britannique et qui, un peu plus tard, organise, en coopération avec le War Office, des visites sur le front occidental pour les journalistes étrangers. L’essentiel de l’activité du News Department concerne cependant la censure de la presse jusqu’à ce qu’en octobre

467

SAUNDERS M. L., « Wellington House and British Propaganda during The First World War », in The Historical

Journal, XVIII, I, march 1975, p. 119-146. Dans. British Propaganda during the First World War, 1914-1914,

London, Macmillan, 1982, SAUNDERS et le co-rédacteur de l’ouvrage, TAYLOR Philip M., décrivent très précisément la manière dont Masterman met le Bureau en place. BUITENHUIS Peter, The Great War of Words.

Literature as Propaganda 1914-1918 and after, London, B.T. Batsford Ltd, 1989 revient en détail sur le travail

1915 le Foreign Office abandonne cette fonction, ce qui lui permet alors de concentrer son action sur les questions de “propagande”. À la fin du mois de janvier 1916 une réorganisation des structures de la “propagande” est entamée, qui se termine au printemps. Le Foreign Office devient alors l’autorité la plus importante en la matière et contrôle le Neutral Committee, incorporé au News Department, et

Wellington House. Lorsqu’il arrive au pouvoir en décembre, Lloyd George procède à toute une série

de remaniements et crée un Department of Information dédié aux questions de “propagande” à la tête duquel il place le romancier John Buchan en février 1917, et dont le Q.G. est situé au Foreign

Office468. Afin de gagner encore en efficacité et pour lutter contre toute une série de problèmes

d’organisation, la centralisation franchit un cap supplémentaire avec la décision prise en février 1918 de créer un Ministry of Information469 dont Lloyd George confie l’organisation à lord Beaverbrook (Max Aitken), le propriétaire du Daily Express. Le ministère voir le jour le 04/03/1918 et assure le contrôle de toutes les activités liées aux questions de “propagande” avec trois sections principales :

Foreign Propaganda, Propaganda in military zones, Home Propaganda. Les actions dans les nations

ennemies sont confiées à lord Northcliffe (Alfred Harmsworth), propriétaire du Daily Mail, de l’Evening News et du Times, responsable devant le War Cabinet et non devant le Ministry of

Information, tandis que l’action dans les pays neutres est confiée à lord Rothermere (Harold

Harmsworth), propriétaire du Daily Mirror. C’est donc un « press gang470 » qui commande l’ensemble des activités de la “propagande” britannique durant la dernière année de guerre.

J. M. Winter471 remarque que la thématique principale développée par la “propagande” britannique évolue au cours du conflit. En 1914-1916, l’accent est mis en premier lieu, comme dans le camp ennemi d’ailleurs, sur la dimension défensive de la guerre et durant cette première époque, les militaires jouent un rôle prédominant. À partir de 1917, les transformations apportées au conflit par la révolution russe et l’entrée en guerre des États-Unis font que la “propagande” se focalise sur les buts de guerre et les agences civiles prennent alors le dessus. M. L. Saunders constate pour sa part que si Wellington House cherche avant tout à mobiliser l’élite intellectuelle du pays, le ministère de l’Information vise ensuite les masses, tout en réutilisant les méthodes que Masterman et son équipe ont utilisées472.

468

Pour le détail de l’organisation de ce Department, se reporter à SAUNDERS M. L., « Wellington House and

British Propaganda during The First World War », in op. cit., p. 124 et SAUNDERS & TAYLOR, op. cit.

469

Pour le détail de l’organisation de ce Ministry, se reporter à SAUNDERS M. L., « Wellington House and British

Propaganda during The First World War », in op. cit., p. 127-128 et SAUNDERS & TAYLOR, op. cit.

470

Ibid., p. 128.

471

WINTER J.M., « Propaganda and the Mobilization of Consent », in STRACHAN Hew (dir.), op. cit., p. 217.

472

SAUNDERS M. L., « Wellington House and British Propaganda during The First World War », in op. cit., p. 143.

Depuis la fin des années 1980, plusieurs travaux ont permis de remettre en cause l’idée trop souvent répandue d’une entreprise de mobilisation des esprits durant la Première Guerre mondiale qui n’aurait été qu’un “bourrage de crâne”, c’est-à-dire un discours manipulateur n’hésitant pas à produire et à diffuser exagérations et mensonges pour parvenir par tous les moyens à ce qui était sa fin première, le “conditionnement” des populations en faveur de l’effort de guerre. Pour ne considérer que l’objet de notre étude et le cas français, il est tout d’abord flagrant que la mobilisation patriotique que véhicule la presse évolue dans ses formes et son contenu tout au long du conflit ; si les journaux n’hésitent pas à publier des contrevérités au sujet, par exemple, de l’inefficacité des projectiles ennemis, de la lâcheté du soldat allemand, du confort de vie dans les tranchées, de la mort du Kaiser473, dans le but de rassurer la population, ils le font surtout durant les premiers mois du conflit. Lorsque la guerre s’installe dans les tranchées et dans la durée, il devient de plus en plus difficile de faire croire que l’ennemi est un mauvais combattant, que la victoire est très proche ou que les soldats français ont un moral au beau fixe, et ce genre de “bobards” se fait de plus en plus rare, sans toutefois disparaître complètement. Si la censure empêche toujours les journaux d’exposer les réalités de la guerre, tout au moins l’entreprise de mobilisation des imaginaires qu’ils distillent se fait-elle moins outrancière et grossière. Il faut également tenir compte de la tentation, pour les journaux, de publier des informations au sujet de la guerre, fussent-elles fausses, à une époque où s’opposent une très forte demande de nouvelles fraîches de la population et les restrictions mises en place par la censure.

Comme l’a bien montré Stéphane Audoin-Rouzeau474, étudier uniquement la propagande sous l’angle du ‘’bourrage de crâne’’, c’est nier le fait que civils et combattants partagent bien souvent, avec des nuances selon les lieux, les moments et les milieux sociaux, le discours patriotique dont on les abreuve. Et de ce point de vue, l’étude de la presse de la période est riche d’enseignements. Comme nous l’avons déjà dit à plusieurs reprises, un journal est avant tout une entreprise qui doit vendre pour continuer d’exister ; et pour vendre, la première chose à faire est d’être en mesure d’offrir aux lecteurs ce qu’ils attendent, quel que soit le contexte. Le contrôle de l’information en temps de guerre interdit, certes, de dire certaines choses et impose d’en dire certaines autres, mais l’évolution du discours de mobilisation patriotique dans les presses française

473

Voir certains exemples de ces contrevérités in BECKER Jean-Jacques, Les Français dans la Grande Guerre, Paris, Robert Laffont, 1980 ; PROCHASSON Christophe et RASMUSSEN Anne, Vrai et faux dans la Grande

Guerre, Paris, La Découverte, 2004 ; BLOCH Marc, « Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre », in Revue de synthèse, t.XXXIII, 1921. Cet article a été réédité en 1999 par les éditions Allia.

474

AUDOIN-ROUZEAU Stéphane, « La notion de “bourrage de crâne” en 1914-1918 : quelques éléments pour

une remise en cause », in Bulletin du Centre historique de la France contemporaine, 1987, p. 47-57 ; « “Bourrage de crâne” et information en France en 1914-1918 », in BECKER Jean-Jacques et AUDOIN-ROUZEAU

Stéphane (dir.), Les Sociétés européennes et la guerre de 1914-1918. Actes du colloque organisé à Nanterre et à

Amiens du 8 au 11 décembre 1988, université Paris X-Nanterre, p. 163-174 ; AUDOIN-ROUZEAU et BECKER

et britannique, du point de vue du contenu comme de l’intensité, montre que ces dernières n’ont pas seulement été les vecteurs passifs d’une “propagande” orchestrée et imposée par les sphères dirigeantes. Elles se sont adaptées à l’évolution de l’état d’esprit de la population de leur pays, aux réalités du conflit, aux nécessités de l’effort de guerre et ont distillé un discours de mobilisation plus nuancé, dans son ensemble, que le “bourrage de crâne” auquel on l’assimile trop souvent et qui, de toute façon, n’aurait pas fourni les effets escomptés s’il n’avait pas évolué au fil du conflit. Haine de l’ennemi, optimisme, supériorité du soldat “national” sur le soldat ennemi, justification de la guerre ont été des thèmes omniprésents, avec des spécificités nationales, mais la mobilisation patriotique n’a pas, ou alors très peu, implanté dans les esprits des individus des représentations qui n’y possédaient pas, au moins, quelques radicelles ; elle a surtout agi, et nous y reviendrons, comme l’engrais qui a permis à ces représentations de gagner en force et de former le substrat des imaginaires de guerre. Il est indéniable que la presse a contribué, comme tous les autres moyens de communication disponibles, à la fabrication du consentement475 des populations et donc à leur implication maximale dans l’effort de guerre, mais il faut garder à l’esprit que leur action n’a pu se révéler efficace et durable que parce qu’ils ont agi sur des structures mentales préexistantes.

Ces quelques propos au sujet des conditions d’existence de la presse durant la Grande Guerre, entre difficultés humaines, matérielles, financières et contraintes de la censure et de la mobilisation culturelle, visaient à mettre en évidence le contexte tout à fait particulier dans lequel les journaux évoluaient.

Le régime de publication et la place du roman-feuilleton et du serial ont-ils été affectés par le conflit ? Selon quelles modalités ?