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1914 183000 945919 295485 1915 Pas de données 1105214 37

2. La presse quotidienne française en guerre.

Pierre Albert écrit que « les quatre années de la Grande Guerre furent pour la presse [française], une terrible épreuve412. » Le fait est que l’ampleur des difficultés auxquelles elle est confrontée, à cause de la situation même du pays, rend son existence plus difficile que celle de la presse quotidienne d’outre-Manche.

La guerre provoque bien évidemment, comme en Grande-Bretagne, une soif d’information par son caractère hors du commun, mais contrairement à ce qui se passe chez le voisin anglais, la mobilisation qui sépare les familles, l’invasion, l’occupation d’une partie du territoire et la présence, à partir de la fin de l’automne 1914, d’un front de plus de 700 kilomètres sur lequel se concentre l’essentiel des combats de la zone occidentale de l’Europe suscitent des besoins différents et à bien des égards plus intenses au sein de la population française. Comme en Grande-Bretagne, les tirages de la presse quotidienne d’information connaissent une forte croissance ; si les estimations à l’échelle nationale sont difficiles à établir, la presse parisienne passe de quelques 5,5 millions d’exemplaires tirés à la veille du conflit à plus de huit millions à l’été 1917413. En reprenant les

chiffres donnés par Pierre Albert414, Laurent Martin415, et Gilles Feyel416, on arrive aux évaluations suivantes, en ce qui concerne les journaux de notre corpus :

Le Petit Parisien conforte sa position de premier journal de France en termes de tirage en

passant de 1,5 million d’exemplaires tirés à la veille de la guerre à plus de deux millions à certains moments de l’année 1916. Son tirage chute cependant par la suite pour s’établir aux alentours de deux millions à la fin de l’année 1918.

Le Petit Journal continue de perdre des lecteurs et passe d’un peu plus de 800000

exemplaires tirés dans les semaines précédant le déclenchement du conflit à moins de 500000 à la fin de 1918.

Le Matin suit une courbe identique à celle du Petit Parisien durant les deux premières années

de guerre, passant d’environ un million d’exemplaires tirés en 1914 à 1,6 million en 1916 et atteignant son apogée à cette date. Il connaît ensuite une baisse d’audience, comme Le Petit

Parisien, mais dans une proportion plus importante puisque dès la fin de l’année 1917 il a

perdu plus d’un tiers de ses lecteurs, avec un tirage de l’ordre d’un million d’exemplaires qui n’évolue plus jusqu’à la fin du conflit.

412

ALBERT Pierre, in BELLANGER C., GODECHOT J., GUIRAL P et alii (dir.), Histoire générale de la presse

française, op. cit., p. 407.

413 MARTIN Marc, op. cit., p. 112. 414

ALBERT Pierre, in BELLANGER C., GODECHOT J., GUIRAL P et alii (dir.), Histoire générale de la presse

française, op. cit., p. 407-445.

415 MARTIN Laurent, op. cit., p. 53-70. 416

L’Écho de Paris est, parmi les grands quotidiens, celui qui connaît l’augmentation de tirage la

plus importante pendant la guerre puisque ce dernier passe d’environ 150000 en 1914 à plus de 500000 en 1916 soit une croissance de plus de 300% qui fait de lui le cinquième quotidien parisien le plus vendu durant la guerre, même si ses tirages baissent ensuite lentement jusqu’à la fin des hostilités.

Les années de guerre sont difficiles pour L’Humanité417 qui passe de 150000 exemplaires tirés en juillet 1914 à 75000 environ en décembre de cette même année. Le tirage augmente au cours de l’année 1915 et s’établit autour de 90000 en 1916 avant de rechuter, aux alentours de 70000 en 1917 et de 60000 en 1918. En ce qui concerne les ventes elles sont diminuées de moitié entre juillet 1914 (115887 exemplaires) et janvier 1915 (50889) mais dépassent à nouveau les 60000 en avril 1915 avant de rechuter à partir de l’été 1916. En mars 1917, elles sont à nouveau inférieures à 60000 et tournent autour de 42-43000 entre septembre 1917 et avril 1918. La part représentée par les ventes dans la capitale chute tout au long du conflit.

L’Action française voit globalement ses tirages progresser pendant la guerre, mais il est

difficile d’établir un tirage annuel moyen tant les ventes varient au gré des campagnes lancées par Léon Daudet418 qui amènent parfois le journal à se vendre à 150000 exemplaires. Il semble toutefois que les ventes moyennes se situent entre 45000 et 50000 exemplaires ce qui représente tout de même un gain de 50 à 60% par rapport aux ventes des dernières semaines d’avant-guerre.

Le Figaro, qui tire à environ 37000 exemplaires au début de l’été 14, progresse jusqu’aux

alentours de 45000 exemplaires, tirage qu’il maintient jusqu’à la fin du conflit.

En-dehors de ces titres, des journaux comme L’Oeuvre, qui devient quotidien à partir de septembre 1915, ou L’Intransigeant, connaissent des heures fastes, le premier passant d’un tirage de 55000 à plus de 115000 exemplaires, et le second devenant le plus grand journal du soir de Paris avec un tirage dépassant par moments les 500000 exemplaires, tandis que d’autres comme Le

Journal, qui voit son tirage divisé par deux entre 1914 et la fin de l’année 1918, ou la plupart des

anciens journaux radicaux, vivent des heures difficiles.

417 Tous les chiffres communiqués sont tirés de COURBAN Alexandre, « L’Humanité dans la mêlée (1914-

1918) », in Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n°92, 2003, p. 11-23.

418

Durant les années de guerre, Léon Daudet orchestre de longues campagnes très agressives contre les traîtres et les défaitistes du journal Le Bonnet Rouge à partir de la fin de l’année 1916 puis, l’année suivante, contre Joseph Caillaux et Louis Malvy.

Globalement, les tirages des quotidiens parisiens durant le conflit font apparaître deux phases. Dans un premier temps, jusqu’à l’année 1917, les ventes de la plupart des journaux stagnent ou progressent, mais à partir de 1917, les journaux subissent une perte d’audience, cette baisse étant très largement due au décret du 11 août par lequel la Commission interministérielle de la presse impose à tous les quotidiens à un sou (cinq centimes) un prix de vente de dix centimes à compter du 1er septembre. Le cas du Journal est particulier dans la mesure où la chute de ses ventes

est largement liée aux affaires dans lesquelles son directeur, Charles Humbert, est mêlé419. Marc Martin remarque très justement qu’une augmentation de tarif d’un journal provoque toujours, peu importe le moment, une chute de ses ventes et, prenant l’exemple du Petit Parisien et de la chute de ses tirages dès avant le 01/09/1917, il formule une hypothèse que nous partageons : la perte de lectorat qui touche les principaux quotidiens doit également être envisagée comme un symptôme de la « […] rupture entre la presse de grande diffusion et une partie de son public » et comme la traduction d’une « […] désaffection [… d’] une incompréhension […]420 » entre l’une et l’autre. L’année 17 est, on le sait, une année charnière, année durant laquelle civils et combattants sont gagnés par une réelle lassitude, et il est donc loisible d’admettre qu’il devient de plus en plus difficile pour eux d’adhérer au discours patriotique qui domine la presse depuis août 1914. Il nous semble donc que l’augmentation du prix des journaux doit être envisagée comme le phénomène qui va aggraver et traduire concrètement, par des achats moins importants, la distance prise par une partie de la population avec le discours dominant de la presse.

Les problèmes de personnel des journaux français sont, dès le départ, bien plus aigus que ceux des journaux d’outre-Manche car la mobilisation enlève aux rédactions, bureaux et imprimeries, dès les premiers jours d’août, une bonne part de leurs employés, à Paris comme en province. Des journaux de petite envergure sont contraints de cesser leur activité, soit définitivement, soit pour une durée plus ou moins longue, mais également des quotidiens importants comme L’Aurore ou

L’Autorité. Pierre Albert cite l’exemple du Matin qui, à la date du 07/08/1914 ne dispose plus que

d’un quart de son personnel421.

La distribution est elle aussi largement compliquée dès les premiers jours de guerre. En effet, les exigences du transport des troupes rendent le trafic ferroviaire plus aléatoire et désorganisent les circuits habituels de diffusion. La distribution des journaux parisiens en province perd sa régularité ainsi qu’une part de son volume, tout comme celle des grands quotidiens régionaux pour lesquels il

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Il accepte notamment de l’argent de Bolo Pacha (Paul Marie Bolo), conseiller financier du khédive d’Egypte, pour pouvoir prendre le contrôle du Journal en 1916, argent que Bolo avait été cherché aux États-Unis et qui provenait de fonds allemands. Humbert est arrêté lorsque l’origine des capitaux est connue, en février 1918, jugé et acquitté, mais ces soupçons de trahison causèrent énormément de tort à la réputation du Journal.

420

MARTIN Marc, op. cit., p. 117.

421

ALBERT Pierre, in BELLANGER C., GODECHOT J., GUIRAL P et alii (dir.), Histoire générale de la presse

est difficile d’alimenter les zones les plus éloignées de leur aire de diffusion. Comme l’écrivent Pierre Albert422 et Laurent Martin423, ces difficultés permettent aux journaux de province les plus importants de gagner des lecteurs puisque ces derniers les achètent pour remplacer les journaux parisiens qui ne leur parviennent plus. Ces difficultés de diffusion provoquent deux évolutions. En premier lieu, l’heure à laquelle les éditions provinciales des quotidiens parisiens tombaient traditionnellement est avancée pour tenter de compenser les retards de transport ; en second lieu, les Messageries Hachette, déjà très puissantes puisqu’elles s’occupent des expéditions et des livraisons aux dépositaires de la quasi-totalité des quotidiens parisiens, profitent des problèmes d’acheminement pour s’imposer auprès des grands quotidiens et établir un monopole de distribution au niveau national424.

Les problèmes de trésorerie sont permanents et sont la principale raison du passage à dix centimes. La publicité commerciale qui, ainsi que nous l’avons évoqué précédemment, était déjà nettement moins présente qu’en Grande-Bretagne, est très largement réduite, tandis que la publicité financière disparaît425. Le Petit Parisien voit ainsi ses recettes publicitaires représenter seulement 4 à 7% de ses recettes entre 1914 et 1918 alors qu’elles en représentaient 17% avant la guerre426. Ces pertes ne sont compensées qu’en partie par l’augmentation des ventes puisque dans le même temps la fabrication devient plus coûteuse à cause, entre autres, de l’augmentation du prix du charbon et du papier. Pour tenter de limiter les effets de ces problèmes de trésorerie, les “Quatre Grands” (Le

Petit Journal, Le Petit Parisien, Le Matin, Le Journal), L’Humanité, L’Intransigeant, rejoints rapidement

par tout un ensemble de quotidiens parisiens et provinciaux, se regroupent au sein d’un Groupement des intérêts économiques de la presse le 11/02/1916. Le Groupement est transformé en juin 1916 en une Commission interministérielle de la presse dont l’activité est essentiellement centrée sur les questions liées à l’approvisionnement en papier, Commission qui devient en février 1918 un Office National de la Presse, « […] premier organisme paritaire réunissant la presse et le gouvernement […]427 » chargé de régler l’ensemble de la vie matérielle des journaux (personnel, approvisionnement en charbon et papier, transport des journaux) et de définir leur prix de vente.

Le problème des ressources en papier est le plus compliqué que les journaux ont à affronter. La pâte à papier confectionnée dans les pays nordiques arrive à peu près régulièrement en France

422

Ibid., p. 444.

423

MARTIN Laurent, op. cit., p. 53-54.

424 ALBERT Pierre, in BELLANGER C., GODECHOT J., GUIRAL P et alii (dir.), Histoire générale de la presse

française, op. cit., p. 429.

425

Ibid., p. 410.

426 MARTIN Laurent, op. cit., p. 54. 427

jusqu’à l’hiver 1915428 mais la réduction des importations à partir de ce moment, couplée aux problèmes de transport maritime et à la pénurie de charbon, mettent en difficulté les papeteries et entraînent mécaniquement une hausse du prix du papier. D’environ trente francs les cent kilos à la veille du conflit et moins de quarante francs durant l’année 1915, le prix dépasse les 65 francs en 1916, les cent en 1917 et les 160 en 1918429. La répartition des ressources en pâte disponibles et ce prix du produit fini qui ne cesse de croître imposent une utilisation des plus rationnelles et en premier lieu, comme en Grande-Bretagne, une limitation des invendus.

La réduction de la pagination est imposée à plusieurs reprises durant le conflit puisqu’elle permet de réduire la quantité de papier utilisée par chaque journal. Elle est facilitée par le fait que certaines rubriques disparaissent, à la fois parce que la vie économique et financière est bouleversée et parce que le personnel des journaux est diminué ; les rubriques judiciaires et les faits divers se font également plus rares430. La diminution du nombre de pages des journaux a cependant lieu dès le 3 août 1914 dans la plupart des quotidiens, bien avant que les difficultés matérielles et financières ne l’exigent. Cette première réduction de la pagination s’explique probablement par le choc causé par la mobilisation qui nécessite une adaptation de la part des journaux, mais aussi par le manque de copie puisque l’ “Union sacrée” lénifie les débats politiques et prive donc la presse de la matière qu’ils constituent habituellement431. Peut-être faut-il également voir dans cette baisse immédiate de la pagination une sorte d’acte symbolique par lequel la presse française choisit de se mettre à l’unisson du pays et de signifier la rupture en épurant ses colonnes de tout ce qui ne se rapporte pas à l’urgence du moment (annonces, faits-divers, chroniques diverses, romans-feuilletons…) ? Par la suite, les variations de la pagination traduisent essentiellement les difficultés d’approvisonnement en papier auxquelles les journaux doivent faire face et l’examen détaillé des journaux de notre corpus fait clairement apparaître l’évolution symétrique des trois grands journaux d’information “populaires” et de L’Écho de Paris : deux paliers importants, en mars 1916432 et février 1917433, ce second palier imposant une réduction plus importante du volume des journaux et concernant

428 ALBERT Pierre, in BELLANGER C., GODECHOT J., GUIRAL P et alii (dir.), Histoire générale de la presse

française, op. cit., p. 410

429

Ibid., p. 450 Les chiffres ont été établis à partir du graphique du prix moyen des 100kg de papier journal pour la période 1914-1939 construit par l’auteur.

430

MARTIN Laurent, op. cit., p. 56.

431

COURBAN Alexandre, op. cit.

432 A partir du 06/03/1915, Le Petit Journal, Le Petit Journal et Le Matin passe d’une pagination alternant entre

six et quatre pages à une pagination à quatre pages uniquement. Deux jours plus tard, le 8, c’est au tour de

L’Écho de Paris.

433

A partir du 15/02/1917, les quatre journaux passent d’une pagination à quatre pages à une pagination alternant entre deux et quatre pages.

également, comme en août 1914, les trois autres journaux de notre corpus434, et il faut attendre le mois de mars 1919, (juin pour Le Figaro) pour que la pagination soit revue à la hausse435.

La guerre confronte donc les presses quotidiennes française et britannique à des difficultés de tous ordres qui compliquent leur existence, allant même jusqu’à contraindre certains journaux à cesser leur activité. L’indéniable hausse des ventes que le conflit suscite ne parvient qu’imparfaitement à compenser ces difficultés et même les quotidiens les plus puissants connaissent des périodes délicates, à partir de 1917 notamment. La situation de guerre difficile de la France aggrave les aléas et fait du conflit une période qui, du point de vue de la presse, rompt de manière plus franche avec l’avant-guerre qu’en Grande-Bretagne. C’est cette même situation de guerre de la France qui explique les spécificités de la mise sous tutelle de sa presse durant le conflit.