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Le Petit Journal

D. Les autres vecteurs de la littérature sérielle.

2. En Grande-Bretagne.

En Grande-Bretagne, la terminologie est moins différenciée qu'en France. En effet, si en France le roman-feuilleton désigne essentiellement un roman publié en livraisons dans la presse quotidienne385, le terme serial est utilisé pour désigner toutes les formes de publication sérielles, que ce soit l'équivalent du roman-feuilleton dans les journaux, les publications dans les magazines, les fascicules ou parfois les collections “populaires”386. Pour en rester à la presse, la sérialisation d'un roman n'est pas un phénomène inauguré au XIXe siècle mais remonte au moins au début du XVIIIe siècle387 et elle semble avoir été utilisée comme stratégie pour contourner les taxes introduites en 1712 connues sous le nom de Taxes on Knowledge388 : en imprimant davantage de pages (six pages), les journaux pouvaient prétendre à être identifiés comme brochures (pamphlets) et payaient donc des taxes moins élevées389. Ces serial fictions, comme les feuilletons-romans en France, étaient des œuvres découpées pour remplir l'espace qu'on leur allouait. D’après Sylvie Decaux, une augmentation des taxes sur la presse en 1757 fait que la fiction sérielle disparaît des journaux et se réfugie « […] dans les suppléments, les romans en fascicules et les magazines390. » Très peu de magazines font paraître des serial fictions originales, c'est-à-dire écrites spécialement pour la sérialisation, et les grands romanciers de l'époque ne publient pas de serials dans les magazines. La première fiction d'importance écrite spécialement pour la sérialisation semble être The Life and

Adventures of Sir Lancelot Greaves de Tobias Smollett qui paraît en 25 livraisons (installments) dans

385

Nous disons “essentiellement” parce que l’expression de roman-feuilleton désigne également la fiction sérielle hors de l’espace du feuilleton de la presse, et est utilisée aussi bien dans les magazines que les fascicules par exemple.

386

On trouve quelquefois ses dérivés serial fiction, serial novel et serialized fiction mais le terme serial est de loin le plus fréquent, comme le terme “feuilleton” devient rapidement l’appellation dominante en France pour désigner le roman-feuilleton alors que seule, elle fait en réalité référence à un espace du journal. On peut noter que les appellations britanniques mettent l’accent de manière plus nette sur le caractère sériel de la publication.

387 DECAUX Sylvie, « Une chronologie du roman-feuilleton en Angleterre : 1676-1855 », in CACHIN Marie-

Françoise, COOPER-RICHET, MOLLIER Jean-Yves et alii (dir.), op. cit., p. 28-29, précise toutefois que l’on peut trouver dès les années 1670 « […] quelques exemples isolés de formes narratives souvent satiriques, mettant en scène des personnages récurrents, et publiés en épisodes » et qu’à partir des années 1690, « la forme “serialized”, à épisodes, reprenant un contenu défini d’un numéro à l’autre, trouve ses premières manifestations. On n’est pas encore véritablement dans le domaine de la fiction, mais certains codes se mettent en place qui favoriseront peut-être l’essor du feuilleton avec l’apparition de la forme romanesque au cours du XVIIIe siècle. »

388

Ces taxes comportent notamment un droit de timbre d’un penny qui ne fera qu'augmenter jusqu'en 1815 avant d'être aboli en 1861 et une taxe sur les publicités. Ces taxes avaient pour objectif de limiter l'expansion de la presse et donc son influence politique. En effet, elles entraînaient une augmentation des tarifs des journaux qui interdisait leur lecture aux classes laborieuses.

389 JONES Lawrence, «Periodicals and the Serialization of Novels», in SCHELLINGER Paul (dir.), Encyclopedia of

the Novel, London and New-York, 1998, vol. 2, p. 991 : « Au départ, la publication sérielle de romans était une

parade des propriétaires de journaux aux nouvelles taxes après 1712. Ils utilisaient parfois des versions sérielles de romans déjà publiés en volumes, comme le Robinson Crusoe de Daniel Defoe, pour faire du remplissage. »

(« Originally, the serial publication of novels was the response of newspaper proprietors to new tax laws after 1712. They sometimes used serialized versions of already printed novels, such as Daniel Defoe's Robinson Crusoe, as fillers. »)

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le British Magazine en 1760-1761391. Graham Law résume ainsi les premiers temps de la sérialisation :

« […] contrairement à la fiction sérielle typique de l’époque victorienne, les histoires “à suivre” du XVIIIe siècle avaient tendance à être des œuvres réimprimées, abrégées ou traduites et, lorsqu’elles étaient inédites, leurs auteurs étaient inconnus ; à être découpées en tranches sans souci de l’art de la sérialisation […]. Même si les exceptions à une de ces tendances furent nombreuses […], il n’y en eut peut-être qu’une qui le fut pour toutes : le Sir Lancelot Greaves de Smollett qui préfigura en bien des manières l’art du serial victorien.392 »

Peu d'autres fictions sont écrites d'emblée comme serial fictions jusqu'au début du XIXe siècle et les périodiques sérialisent donc des œuvres qui ont déjà été publiées en volumes. Le Blackwood's

Edinburgh Monthly Magazine fut le premier magazine à publier, à partir du début des années 1820,

plusieurs fictions d'auteurs reconnus écrites pour être sérialisées, mais pendant vingt ans cette publication fut très épisodique. Le Metropolitan Magazine, pour sa part, fut le premier périodique, à partir des années 1830, à se spécialiser dans la publication de serialized novels de ce type et à adopter une politique suivie393. À côté de ce mode de sérialisation dans les magazines mensuels, existe également la sérialisation en livraisons mensuelles indépendantes au format in-8°, très souvent accompagnées d'illustrations, dont le premier grand succès est The Posthumous Papers of

the Pickwick Club de Charles Dickens qui est publié en 19 numéros en 1836-1837. Si le premier mode

de publication est de loin celui qui domine la publication de serial fictions jusqu'aux années 1890, le second décline à cause de la concurrence, dès les années 1830 mais surtout à compter de la décennie 1850, de périodiques hebdomadaires à des coûts beaucoup plus bas (un ou deux pences), comme les penny bloods, qui peuvent être achetés par les couches les plus modestes de la société.

Au milieu des années 1840, les fictions écrites par les plus grands auteurs du temps spécifiquement pour la sérialisation sont fréquentes dans les magazines mensuels, magazines dont les ventes ne dépassent pas 10000 exemplaires394. Le prix très élevé de ces magazines (une demie- couronne ou davantage) fait que leur lecture est réservée aux couches sociales aisées. Avec le

391 JONES Lawrence, op. cit., p. 991 : « Le roman avait été écrit spécialement pour la sérialisation, chaque

livraison étant composée d’un chapitre autonome. Le roman complet fut publié en deux volumes en 1762. » (« The novel was written expressly for serialization, each installment being comprised of a single chapter that

was complete in itself. The completed novel was published in two volumes in 1762. »)

392

LAW Graham, « Periodical and Syndication », in BAKER William & WOMACK Kenneth, A companion to the

Victorian Novel, Westport, Greenwood Publishing, 2002, p. 15 : « […] in contrast to the typical Victorian serial novel, continuous stories in the eighteenth century tended to be reprinted, abridged, or translated works, or, if original, by undistinguished authors ; to be broken into incomplete units and indifferent to the art of serialization […]. Although there were many exceptions to these tendencies individually, there was perhaps only one on all counts : Smollett's Sir Lancelot Greaves […] which in many ways prefigured the art of the Victorian serial. »

393

Ces informations et les suivantes, sauf mention contraire, proviennent de l'excellente synthèse sur la sérialisation dans les périodiques de JONES Lawrence, op. cit.

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développement des cheap magazines dont nous parlions plus haut, consécutif à l'abolition des taxes sur la presse entre 1853 et 1861, magazines qui ne publient qu'occasionnellement des fictions sérielles et dans les premiers temps, essentiellement des récits non originaux, les tirages explosent.

En ce qui concerne l'apparition de la serial fiction dans la presse d’information, il semble, selon John Sutherland, que « le premier roman anglais d’importance à apparaître dans un journal [de ce type] ait été Old Saint Paul d’Ainsworth, qui fut publié dans le Sunday Times entre janvier et décembre 1841395. » Il faut cependant attendre les années 1870 pour que la fiction sérielle s'impose véritablement dans les newspapers ; « […] le journal d’information commençait à ressembler davantage au magazine, en réponse à la demande de journaux qui soient en mesure de distraire et d’informer396. » Selon Alan J. Lee397, c'est la famille Tillotson qui publie les premières serial fictions dans la presse ordinaire (ordinary press) en en incluant dans sa chaîne de journaux du Lancashire à partir de 1871. En 1873, elle met sur pied un Fiction Bureau spécialisé dans les serial novels398 qui fait signer des auteurs, parfois prestigieux, et vend ensuite le droit de publication à des journaux d'abord à l'échelle nationale puis internationale à partir des années 1880. Les prix sont variables selon qu'il s'agit d'œuvres inédites ou déjà publiées en volumes. Avec le développement du new journalism et la naissance de la presse “populaire” à grand tirage à partir du milieu des années 1890, la sérialisation quotidienne de fictions, celle qui définit le roman-feuilleton français, devient un élément important puisque l'introduction de serials est considérée par les patrons de presse, comme cela avait été le cas en France plusieurs décennies plus tôt, comme une solution efficace pour attirer et fidéliser le lectorat. Les magazines demeurent très présents sur le marché avec une distinction très nette entre des magazines “de qualité” et des magazines “populaires”.

Au tournant du siècle, la sérialisation change véritablement de statut : alors qu'elle était jusque là un moyen de publication qui concernait les œuvres nouvelles destinées à la fois au public sérieux et au public “populaire”, la séparation des publics se faisant au niveau des supports de publication, elle devient prioritairement employée pour la publication de fictions “populaires”399. Dès lors, les grands quotidiens et magazines “populaires” publient des œuvres longues créées pour leur public, c'est-à-dire d'un accès facile, tandis que les magazines “de qualité”, dont le nombre diminue, publient de plus en plus de nouvelles, les œuvres les plus sérieuses ne trouvant une place que dans des publications mensuelles confidentielles.

395

SUTHERLAND John, The Stanford Companion to Victorian Fiction, Stanford, Stanford University Press, 1990, p. 630 : «The first major English novel to appear in a newspaper seems to have been Ainsworth's Old Saint

Paul's, which ran in the Sunday Times, January-December 1841. »

396 LEE Alan J., op. cit., p. 129 : « the newspaper was coming to resemble more closely the magazine, in response

to the demand for papers to be entertaining as well as informative. »

397

Ibid.

398 LAW, op. cit., p. 25. 399

Les remarques précédentes montrent que même si les trajectoires de la fiction sérielle ont été relativement différentes en France et en Grande-Bretagne, la situation de celle-ci, à la fin de la Belle Époque, est somme toute assez proche dans les deux pays. En Grande-Bretagne, si la fiction sérielle est d’abord née dans les journaux et ce bien avant qu’existe un équivalent dans la presse française, ce sont les magazines mensuels qui, de manière assez précoce et pendant longtemps, ont constitué le principal support sériel du roman. Ce n'est qu'à partir des années 1890 et le développement fulgurant de la popular press quotidienne qu'ils ont perdu leur position au profit de celle-ci. En France, c'est la presse quotidienne “bourgeoise”, définie ainsi à cause du public auquel elle s'adressait alors à cause de ses tarifs, qui a été le premier support sériel d'importance du roman avant que ne naissent, quinze à vingt ans plus tard, des magazines toujours réservés à une clientèle «bourgeoise». Puis, à partir des années 1860, et surtout des années 1880 avec l'envolée de la presse “populaire”, c'est le quotidien d'information à tirage de masse qui s'est imposé comme vecteur privilégié de la littérature sérielle.

Un point commun flagrant, dans les deux pays, est une évolution qui a progressivement amené un mode de publication qui concernait aussi bien des œuvres romanesques d'auteurs reconnus du monde littéraire légitime que des produits de la littérature dite “industrielle” à devenir un genre uniquement destiné à satisfaire les attentes du public “populaire”, évolution qui a abouti à un déclassement du principe de sérialité dans le champ littéraire.

Certains des éléments que nous avons évoqués jusqu'à présent invitent à nuancer le statut de la fiction sérielle dans la presse quotidienne de chacun des deux pays, vers 1910. En France, le roman-feuilleton existe dans cette presse, de manière régulière, depuis trois-quarts de siècle et peut être considéré comme une littérature de masse depuis les années 1880. En 1910, il a donc une longue carrière derrière lui et lorsque l'on observe la population des feuilletonistes et le contenu des sous-genres dominants, on remarque aisément que les choses n'ont guère évolué depuis trois décennies, que le roman-feuilleton français stagne et peine à se renouveler. En Grande-Bretagne, le

serial commence à prendre un peu d'importance dans la presse quotidienne à partir des années 1870

mais ne devient une forme de littérature de masse qu'à partir du moment où naît une presse à grand tirage qui se sert de lui pour attirer des lecteurs puis les fidéliser, soit la fin des années 1890 et surtout le début des années 1900. Le dynamisme que nous avons décelé dans la production britannique que nous avons examinée pour la période 1912-1914 est certainement lié, au moins en partie, à ce développement plus tardif. Le serial de la presse quotidienne à grand tirage britannique des années d'avant-guerre n'a pas, au contraire de son équivalent français, évolué progressivement, au rythme des évolutions qui ont touché le monde de la presse dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il s'est véritablement développé, tout comme la presse “populaire” à grand tirage qui lui a servi de

support, à une époque où ces mêmes facteurs étaient déjà à leur acmé ou peu s'en faut. En 1910, en France, le marché de la presse est saturé et le roman-feuilleton n'a plus, depuis un certain temps déjà, le même effet de levier sur les ventes d'un journal que celui qui était le sien à l'époque où les plus grands journaux tiraient à 10000 ou 20000 exemplaires quotidiens. Tout au plus sert-il aux journaux à fixer un lectorat déjà acquis en servant à celui-ci les auteurs et les sous-genres qu'il plébiscite ; la fiction sérielle fait figure de rubrique consubstantielle à l’essentiel de la presse quotidienne, rubrique que l'on alimente continuellement mais qui vit selon les mêmes routines depuis plusieurs décennies. À la même date, en Grande-Bretagne, le marché de la presse “populaire” de masse n'en est qu'à ses débuts ; la production sérielle qu'elle porte est une création relativement récente et certains traits de son profil (séparation moins marquée des sous-genres, production globalement moins “genrée”, construction et utilisation différentes des annonces de publication) font apparaître une modernité dont témoignent les journaux de notre corpus et qui font du serial une matière moins figée.

Au début des années 1910, la presse quotidienne française est à son apogée tandis que la presse britannique connaît depuis une quinzaine d’années une évolution majeure avec la naissance de journaux à tirage de masse. Cette situation est le résultat d’évolutions juridiques, technologiques, économiques et sociales responsables de la principale révolution médiatique de la fin du XIXe et du début du XXe siècles : le développement rapide, avec un décalage chronologique entre les deux pays, d’une presse quotidienne dite “populaire” parce que son prix de vente et son contenu ont été calibrés pour répondre aux attentes des catégories les plus modestes de la population. La fiction sérielle de presse est elle aussi à son zénith, puisqu’elle n’a jamais eu autant de lecteurs. Le roman- feuilleton français se montre toutefois, sous certains aspects, moins dynamique que le serial britannique, en raison, peut-être, de son ancienneté.

En août 1914, un conflit d’un genre nouveau entre brutalement dans le quotidien des sociétés européennes et le bouleverse. Quelles répercussions les années de guerre ont-elles eu sur les presses quotidiennes française et britannique ? Sur les fictions sérielles qu’elles publient ? Le conflit constitue-t-il une rupture radicale ou une simple parenthèse ? Des questions parmi d’autres qu’il nous faut à présent aborder.

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Nous allons à présent pénétrer dans les années de guerre afin de rendre compte de leurs répercussions sur la littérature sérielle publiée dans la presse quotidienne de France et de Grande- Bretagne. On le sait, le Premier Conflit mondial bouleverse le fonctionnement des presses des pays belligérants. Les journaux sont confrontés à un ensemble de difficultés humaines, matérielles et financières mais doivent également composer avec les décisions prises par les appareils politiques en vue de contrôler l’information, contrôle qui, sous la forme de la censure, « […] action de l’État se protégeant contre les réalités qu’éventuellement reflètent les journaux […]400 » et de la “propagande”, « […] action offensive cherchant à toucher les esprits et les cœurs, au-dedans et au- dehors […]401 », en vient à mettre la presse sous tutelle et à créer de véritables « systèmes d’information402. »

Le phénomène guerrier et ce nouvel environnement qu’il impose à la presse entraînent-ils une modification des visages de la fiction sérielle dans les journaux de notre corpus, entre août 1914 et novembre 1918, et provoquent-ils des changements dans la société des feuilletonistes et dans leur manière de concevoir leur activité d’écriture ? Un examen du régime de publication du roman- feuilleton et du serial (périodicité et volume textuel notamment), des variations concernant les séries dominantes et de la population des auteurs permet de faire apparaître des modifications qui traduisent tantôt des adaptations plus ou moins provisoires, tantôt des évolutions de fond.