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Chapitre 3 : Les impacts du mass-streaming

3.2 Impacts du mass-streaming

3.2.1 Les impacts du mass-streaming sur l’industrie musicale

3.2.1.1 Capital économique généré par le mass-streaming

Le capital économique est, dans le contexte bourdieusien, ce que l’ont décrit communément comme du capital. Il s’agit de toute somme monétaire générée par une action ou associée à un bien. Un individu qui détient une grande quantité de capital économique est considéré comme riche au sein du champ dans lequel il agit. Le cas du capital économique est particulier. Les fans ne mentionnent que très peu la génération de revenu monétaire en tant qu’objectif lié à leur pratique. En outre, ils ne semblent pas y accorder beaucoup d’importance lorsque vient le temps de faire le bilan quant à l’atteinte de leurs objectifs. En contrepartie, il s’agit de la principale répercussion mentionnée par les participants aux entrevues. Selon eux, les fans sont très influents sur la génération de capital économique, et ce de diverses façons. L’impact le plus significatif est l’augmentation des revenus associés aux écoutes individuelles sur les plateformes musicales. Par exemple, un des participants indique que même si les services d’écoute en ligne ont instauré des mesures qui empêchent

que l’écoute excessive se reflète sur les palmarès, le revenu généré n’en est pas pour autant affecté. Ainsi, chaque écoute de plus de 30 secondes produit du revenu, peu importe le nombre d’écoutes quotidiennes effectuées par un utilisateur. Comme le mentionne un autre participant, les revenus liés au streaming sont illimités, contrairement à ceux générés par les ventes d’albums physiques et numériques, qui eux ne peuvent être normalement achetés qu’une seule fois par le consommateur70. Même si les admirateurs ne le visent pas

explicitement, les répercussions en termes de revenu issus du streaming sont majeures. Une entrée d’argent aussi importante joue un rôle important dans le développement de la carrière de l’artiste. Les possibilités d’investissements en termes d’activités promotionnelles, de développements de produits dérivés et d’organisation de tournées s’en trouvent toutes accrues grâce au revenu supplémentaire généré par le mass-streaming.

Même si cela n’est pas nécessairement relié au mass-streaming, les participants aux entrevues mentionnent également que les fans ont tendance à faire pression sur les commerçants au sujet de la disponibilité de la musique du groupe en magasins. Cette pratique porte fruit : en 2017, à la suite d’une campagne en ligne menée par un groupe de fans, les magasins à grande surface Target, aux États-Unis, ont commencé à vendre en magasin et en ligne les albums physiques du groupe. Le tweet suivant, publié en 2018, illustre ce type de comportement :

Hello @Target @AskTarget I was wondering if you’ll be carrying BTS’s new album #LOVE_YOURSELF_結_ Answer that was just announced today! The release date is August 24, 2018 & i’d love to be able to buy one in my Columbia, Missouri store71!

Les fans font également pression sur les services musicaux numériques lorsqu’ils désirent qu’une chanson gratuite de l’artiste soit disponible sur les services payants. Ces demandes ont mené la maison de disque de l’artiste, Bighit Entertainement, à rendre disponibles gratuitement les parutions solos des membres du groupe, mais aussi de les mettre en ligne sur les services payants afin de répondre aux demandes des admirateurs. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 2, l’objectif derrière ces demandes est de créer de la visibilité pour l’artiste en obtenant de bonnes positions sur les palmarès. Les répercussions du mass-

70 Nous avons toutefois observé, dans les chapitres précédents, que les fans ont développé des techniques

visant l’achat de multiples copies de la même chanson ou du même album. Il y a donc discordance entre la vision du phénomène par l’industrie et les pratiques mises sur pied par les fans.

streaming concernant la génération de capital économique ne sont donc pas à sous-estimer.

Puisque nous n’avons pas accès aux données sur le revenu généré sur les plateformes musicales par l’artiste, il est impossible de chiffrer cet impact, mais il n’en demeure pas moins qu’il est considérable.

3.2.1.2 Capital social généré par le mass-streaming

Bourdieu définit le capital social comme « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissances et d’interreconnaissances » (1980 p.2). En d’autres mots, le capital social se mesure par la popularité d’un agent au sein d’un champ précis et dépend de « l’étendue du réseau de relations qu’il peut [...] mobiliser ou du volume du capital (économique, culturel ou symbolique) possédé en propre par chacun de ceux auquel il est lié » (1980 p.2). Plus un acteur détient un grand volume de capital social, plus il est populaire et reconnu par les autres agents du champ. Dans cette section de la recherche, nous observons dans quelle mesure le mass-streaming contribue à rendre plus populaire le groupe Beyond The Scene au sein de l’industrie musicale. Ce cas est différent de celui du capital économique, car comme nous avons pu le constater dans les chapitres précédents, les fans visent explicitement à faire gagner Beyond The Scene en visibilité et en popularité à travers des pratiques comme le mass-streaming. Une particularité propre au capital social est qu’il est possible d’en observer la génération à travers la quantité d’articles publiés par différents médias au sujet de l’artiste, et aussi en observant l’évolution de sa place au sein de l’industrie. Beyond The Scene a gagné en popularité au cours des 3 dernières années. Par exemple, la quantité d’albums vendus par le groupe augmente de parution en parution72 et le nombre

d’abonnés à leurs comptes sur les réseaux sociaux grandit chaque jour. Il est difficile de déterminer la place précise que joue le mass-streaming dans ce processus de prise en popularité. Toutefois, nous pouvons tenter de déterminer si cette pratique y joue un rôle ou non. Les manières potentielles dont le mass-streaming pourrait influencer la prise en popularité du groupe se manifestent notamment à travers le positionnement du groupe sur les palmarès et la création de nouveaux records du nombre d’écoutes sur différentes plateformes.

72 Pour plus d’informations sur les chiffres de vente d’album de Beyond The Scene, il est possible de se

Les participants aux entrevues s’entendent tous pour dire que le mass-streaming a un effet important sur les palmarès et la performance générale d’une chanson sur les plateformes musicales numériques. Les chiffres de ventes et d’écoutes, même s’ils sont gonflés par le

mass-streaming, aident l’artiste à gagner en popularité et en visibilité auprès des médias et

du public général. En revanche, plusieurs participants indiquent également que des pratiques comme le mass-streaming pourraient être considérées comme frauduleuses par certains acteurs de l’industrie musicale. Comme nous avons pu le constater dans les chapitres précédents, la pratique étudiée est destinée à faire augmenter le plus possible les nombres d’écoutes associées aux chansons. Cela ne représente pas le comportement attendu de la part des consommateurs par les intervenants des plateformes musicales. Afin de contrer ces méthodes considérées par certains comme frauduleuses, les plateformes musicales ont mis en place des mesures destinées à limiter le nombre d’écoutes contribuant aux palmarès. L’objectif derrière l’existence de ces règles est de s’assurer que les palmarès offrent une représentation fidèle du degré de popularité de certaines chansons auprès de l’ensemble de la population. Plusieurs participants ont également évoqué la possibilité que les plateformes musicales resserrent encore plus leurs règlementations en réaction au mass-streaming. Il s’agit d’une des répercussions négatives de cette pratique, qui porterait atteinte à la réputation de Beyond The Scene et ferait en sorte que le groupe soit moins reconnu au sein de l’industrie musicale.

L’atteinte de haute position sur les palmarès attire immanquablement l’attention des médias, particulièrement lorsqu’il s’agit d’une première. En mai 2018, lorsque Beyond The Scene atteint la première position sur le Billboard 200 pour la première fois, les fans remarquent l’attention que les médias y portent.

Who is talking about @BTS_twt now: Time, CNN, BBC, Guardians, Twitter, Forbes, Rolling Stones and more in the world Government including President, US Embassy in South Korea 🇰🇷 all [Korean] TV channels & every single [Korean] media (around 200 articles in this morning)73.

La raison pour laquelle les admirateurs accordent autant d’importance à la couverture médiatique est qu’elle permet de rejoindre le public général occidental. Il s’agit de nouveaux consommateurs potentiels, et les fans comprennent que la prise en popularité de Beyond The Scene nécessite une visibilité importante auprès de l’ensemble de la population mondiale. Un aussi haut niveau d’attention de la part des médias constitue une marque de capital social, puisque cela indique que Beyond The Scene gagne en reconnaissance au sein du champ dans lequel il évolue.

Le mass-streaming permet également à la chanson visée de se retrouver sur les palmarès officiels des différentes plateformes numériques. Spotify propose des classements mondiaux et par pays qui présentent les chansons les plus populaires dans les endroits concernés. Contrairement à d’autres listes d’écoutes, dont la composition est prédéterminée par les employés de Spotify, les chansons qui figurent sur les palmarès sont entièrement déterminées par le nombre d’écoutes qu’elles reçoivent quotidiennement. Il s’agit d’une autre manière employées par les admirateurs pour rejoindre le public international et contribuer à la montée en popularité de Beyond The Scene. YouTube et Apple Music disposent de ce genre de listes de lectures. Il est difficile de mesurer les répercussions réelles de la présence de Beyond The Scene sur ces palmarès, mais il est certain que cela constitue une façon de donner de la visibilité au groupe. Il s’agit d’une autre source potentielle de capital social. En somme, les admirateurs sont en mesure d’atteindre leur objectif principal et de donner de la visibilité à Beyond The Scene grâce au mass-streaming.

La place qu’occupe cette pratique dans le gain en popularité générale du groupe reste toutefois à déterminer. À cet effet, il peut s’avérer utile d’étudier les répercussions des autres pratiques auxquelles les fans s’adonnent. Comme nous l’avons mentionné dans les chapitres précédents, la communauté étudiée prend part à un système de pratiques dont le mass-

streaming fait partie. Cela porte également à réfléchir sur le rôle de la musique dans la prise

en notoriété d’un artiste ainsi que de la visibilité qu’apportent de bonnes performances commerciales au sein de l’industrie musicale. Comme un participant aux entrevues le mentionne, bien que beaucoup d’artistes soient en mesure de se retrouver à la tête des palmarès, cela ne signifie pas nécessairement qu’ils sont populaires auprès du public général et qu’ils disposent d’un auditoire fidèle avide de musique et de produits dérivés de l’artiste.

Le participant semble donc laisser entendre que les palmarès, aussi importants soient-ils en termes de comparaisons, ont peu d’influence dans le succès à long terme des artistes, alors que la génération de revenu supplémentaire, dû à des pratiques telles le mass-streaming, permet d’investir des sommes importantes dans l’organisation de tournées et l’emploi de personnel qualifié. Nous pouvons donc en conclure que le capital social généré par le mass-

streaming, qui se traduit par de bonnes performances sur les palmarès et une augmentation

en visibilité, a de moins grandes répercussions sur le succès à long terme d’un artiste que la génération de capital économique.

3.2.1.3 Capital culturel généré par le mass-streaming

Le cas du capital culturel diffère quelque peu des types présentés précédemment. Bourdieu, dans Les trois états du capital culturel (1979), en présente différentes formes sous lequel il peut se manifester. La première forme, que Bourdieu nomme « incorporée », est généralement associée aux individus, et est également connue sous le nom d’habitus, concept tiré des travaux de l’auteur. Contrairement au capital économique, il ne se transmet pas d’une façon instantanée. Il est acquis au fil du temps, et est constitué du patrimoine, de l’héritage culturel et des habitudes profondes d’un agent. L’auteur précise qu’il s’agit d’une forme de capital « à plus haut degré de dissimulation que le capital économique » (1979 p.4) ce qui rend plus difficile la reconnaissance de sa présence. Le second type de capital culturel, qui existe sous forme institutionnalisée, est constitué de la détention et l’obtention de titres scolaires reconnus. Par exemple, un agent actif au sein d’un champ donné qui obtient un diplôme d’études supérieures détient plus de capital culturel qu’un autre qui n’a pas été à l’université. La troisième forme du capital culturel, l’état objectivé, est celle qui nous concerne ici. Il s’agit du capital lié à un bien culturel, qui peut être transféré aussi facilement que du capital économique à un autre agent. Bourdieu précise toutefois que « ce qui est transmissible, c’est la propriété juridique et non pas [...] la possession des instruments qui permettent de consommer un tableau ou d’utiliser une machine » (Bourdieu 1979 p.5). Cela indique donc que même si la propriété d’un bien culturel est facilement transférable, la capacité de l’agent à apprécier sa valeur n’est pas nécessairement acquise. Le capital culturel objectivé est la valeur symbolique qui est accordée à un bien culturel au sein d’un champ. Ici, par exemple, le bien culturel observé est la musique du groupe Beyond The Scene. L’objectif de cette section est d’observer le mass-streaming et de réfléchir à ses répercussions

sur la musique du groupe, plus particulièrement sur la manière dont la pratique étudiée contribue à changer la façon dont la musique est perçue par les fans.

Au fil des entrevues effectuées et en observant le discours des admirateurs face à leurs pratiques, il est devenu clair que la musique, bien culturel observé ici, ne se situe pas au centre de la pratique du mass-streaming. Les participants aux entrevues n’abordent que très peu le sujet de la musique du groupe lorsque vient le temps de discuter des impacts du mass-

streaming. L’un d’eux indique que cette pratique pourrait être la raison derrière la parution

de plusieurs versions d’une même pièce. Par exemple, peu de temps après la parution du vidéoclip de la chanson « Fake Love » (2018) sort une nouvelle version de la chanson avec un arrangement musical différent. Pour les fans, il s’agit d’une chanson de plus qu’ils peuvent viser avec les différentes méthodes qu’ils ont élaborées au fil du temps. Cela constitue un avantage, car les écoutes associées à cette nouvelle version comptent pour la version originale de la chanson sur les palmarès. Pour en revenir aux entrevues, un seul des participants mentionne qu’il croit fermement que les fans font du mass-streaming car ils apprécient la musique du groupe. Toutefois, comme nous l’avons observé dans le chapitre 2, l’appréciation musicale ne fait pas partie des principales motivations derrière l’existence de cette pratique. De plus, tous les autres participants laissent totalement de côté l’hypothèse de l’appréciation musicale comme explication au phénomène du mass-streaming. Nous considérons l’absence de la mention de la musique en tant que telle du discours des professionnels rencontrés comme très révélatrice. Pour la plupart des acteurs de l’industrie musicale, l’important ne semble pas être le bien culturel et sa valeur symbolique. La musique ne se situe pas non plus au centre du discours observé chez les admirateurs, du moins dans le contexte du mass-

streaming. Certains admirateurs dénoncent d’ailleurs cette attitude présente au sein de la

communauté :

Unpopular opinion but BTS put out music so we can enjoy it. If your “numbers and streaming” are more important than genuinely enjoying the song then yikes74.

Ce tweet fait allusion au fait que la communauté de fans n’accorde aucune importance significative à la musique du groupe. Les admirateurs ne sont intéressés que par les chiffres et les records qui résultent de la pratique du mass-streaming, et semblent délaisser entièrement l’appréciation de la musique du groupe. Faire jouer un vidéoclip ou une chanson n’a plus rien à voir avec le désir d’écouter de la musique, mais simplement de donner un visionnement ou une lecture de plus à un fichier multimédia. La capture d’écran et le tweet présentés sur la figure 4 représentent bien cette réalité.

Figure 4: Capture d’écran tirée du vidéo publié par Kraizzee1, dans lequel on voit deux vidéoclips de Beyond The Scene jouer silencieusement.

When you get on streaming mode and forget what you’re watching is not what you’re listening to75.

Le fan fait jouer deux vidéoclips de manière simultanée afin de faire monter le nombre de visionnements associés à ces deux vidéos. Les haut-parleurs de son ordinateur jouent une autre chanson, qui elle est destinée à son écoute personnelle. Ce type de discours nous mène à nous questionner au sujet des impacts du mass-streaming sur la valeur perçue de la musique du groupe. Des pratiques menant à des lectures et écoutes non actives pourraient contribuer à affecter négativement la perception de l’industrie musicale face à des groupes émergents tels Beyond The Scene. Afin de contrer cette perception, les admirateurs sont déterminés à prouver que leurs lectures sont légitimes et qu’elles découlent de l’écoute ou du visionnement actifs, ce qui engendre une complexification des méthodes employées, comme nous pouvons le constater sur la figure 5.

Figure 5: Tableau de calculs de visionnements projetés préparé par BambiinaBTS

Since we are streaming manually, we have to include some random song in between to ensure YT we are not [bots], So I consider 10 min = 1 stream (new song 5 min, 5 min random song). Take note this is just hypothesis. I calculated 2 condition [sic] & 50M is not impossible76.

Nous souhaitons attirer l’attention du lecteur non pas sur la véracité des calculs effectués, mais sur leur complexité. Les fans sont prêts à aller très loin afin de prouver qu’ils aiment le groupe, ce qui entraîne, paradoxalement, une perte en importance de l’appréciation musicale

au profit de calculs complexes. Pour ces admirateurs, les semaines qui précèdent la parution d’un album sont consacrées à évaluer les stratégies qui seront employées afin d’atteindre les chiffres visés, et les jours qui suivent la sortie sont destinés au mass-streaming et à d’autres pratiques connexes. La musique du groupe se trouve bel et bien au centre des pratiques des

fans, mais pour des raisons différentes de ce que l’on pourrait imaginer. Ce ne sont pas les

paroles et la musique qui sont priorisés par les fans, mais bien la quantité de visionnements que reçoit un vidéoclip le jour de sa sortie. Il est aussi important de ne pas généraliser et de noter que plusieurs dénoncent cette attitude, comme nous le verrons dans la section suivante, car une part de la communauté apprécie véritablement la musique du groupe. Le mass-

streaming semble donc causer une perte de capital culturel et de capital symbolique. La