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Les enjeux de l’anthropologie contemporaine et politique

La conceptualisation de l’objet politique reflète les intérêts dominants de la société et varie selon le temps et l’espace. Depuis longtemps, l’être humain cherche à comprendre et à représenter le monde dans lequel il évolue, c’est-à-dire la nature et la légitimité des rapports humains et du pouvoir. Un changement théorique dans la direction de l’action politique, et une analyse dialectique plus processuelle et dynamique sont clairement énoncés par Swartz, Turner et Tuden dans l’introduction de Political Anthropology (Swartz et al., 1966 : 1-3). L’apport de l’analyse dynamique prolongée dans les travaux de Balandier (2004 [1971]) permet de saisir les enjeux, les lieux de tensions, de contradictions, d’incompatibilités et de

mouvements dans les rapports de pouvoirs inscrits dans les phénomènes sociaux. Dans la mesure où le politique n’est plus limité à une catégorie restrictive, mais constitue une propriété de toutes les formations sociales (Balandier, 1984 [1967] : viii), les pratiques sociales sont considérées sous le profil de stratégies. Les stratégies se conceptualisent à partir des processus de décisions de la théorie de l’action, elle- même formée sur la notion opératoire du pouvoir.

L’anthropologie dynamiste élabore la totalité sociale en se fondant sur les pratiques sociales et les situations, les actions qui manifestent ces processus en cherchant à saisir la dynamique des structures comme celle des relations qui la constituent (Balandier, 2004 [1971], 1984 [1967]). Dans cette approche, le politique ne réfère plus exclusivement aux institutions, mais aux actions qui concourent à la stabilité ou au changement de l’ordre établi. Le pouvoir est conçu comme un processus de changement à double face qui découle des innovations sociales tout en régulant l’ordre (Lapierre, 1968 cité par Balandier, 1984 [1967] : ix). Ordre et désordre sont des parties intégrantes du système. Les moyens de contestation de même que l’ordre découlent des rapports asymétriques et hiérarchiques à travers les tensions qu’elles contiennent (déséquilibres et tensions) et le caractère vulnérable (manipulé). Dans cette optique, ce qui constitue le système porte en lui-même les propriétés menaçantes ou innovantes de l’histoire.

« L’anthropologie politique ne peut plus ignorer les dynamiques et le mouvement historique qui transforment les systèmes d’institutions auxquels elle s’applique, et doit élaborer des modèles dynamiques capables de rendre compte du changement politique tout en identifiant les tendances modificatrices des structures et des organisations. » (Balandier, 1984 [1967] : 187).

À partir de cet angle, toutes les sociétés humaines produisent du politique et sont soumises aux fluctuations historiques, la réalité sociale résulte de l’action humaine. Pourtant, comme le précise Arendt, autant les méfiances à l’égard de la politique que la question du sens découlent des résultats des expériences réelles que les philosophes de la politique se faisaient de la polis. Dans cette optique, la définition étroite du politique référant à la polis figure comme une « forme d’organisation de la vie

commune des hommes, si exemplaire et si normative qu’elle détermine encore ce que nous entendons aujourd’hui par politique. » (Arendt, 1995 : 54). Or justement, les modèles issus du monde classique grec dans la pensée anthropologique sont aussi contestés que les conceptions sur la distinction entre les sociétés sans histoire(s) et les sociétés dites modernes. Toutefois, cette approche de l’anthropologie politique reste centrée sur la reconnaissance et la connaissance des formes politiques constituées par les institutions, les pratiques, les systèmes de pensées et les symboles (Balandier, 1984 [1967] : 7).

Pourtant, c’est bien à la question du sens politique et de ses enjeux à travers sa forme et son contenu que l’anthropologie politique peut se saisir de la question politique à partir de l’action humaine, ce que Fassin (2008 : 165-168) désigne sous le terme la matière de l’action. Car c’est sur ce point et plus précisément le contenu du politique que se déroulent les forces opérantes du pouvoir dans les décisions administratives, le traitement des individus, dans le contenu des relations politiques par les privilèges, les droits, les devoirs et les obligations qu’elles expriment. Fassin (2008) introduit dans l’analyse anthropologique le processus d’émancipation exposé dans les analyses de Rancière (2004 [1998], 1995) et qui, selon lui, correspond à la matière politique. Cet objet traite du quotidien ou du futur des individus dans le rapport à la formation des catégories sociales exclusives, d’une part, et d’autre part, du travail pour rétablir un équilibre sur la base de l’égalité et des pratiques nécessaires pour y parvenir, mais qui font défaut dans l’objet anthropologique politique selon son analyse (Fassin, 2008 : 174-175). Or, c’est bien la volonté de saisir le fonctionnement de la communauté et les enjeux mis en place dans le rapport d’égalité ou d’inégalité, de réciprocité et d’intégration ou d’exclusion de l’individu dans un monde de différence qui anime cet objet. Comment reconnaître la pluralité dans la singularité de la communauté, l’unité dans la diversité de la société? Si nous accordons qu’un des enjeux majeurs des individus réside dans l’interdépendance humaine pour sa survie où que « La politique repose sur un fait : la pluralité humaine. […] La politique traite

de la communauté et de la réciprocité d’êtres différents. » (Arendt, 1995 : 31). Mais, sur quel axiome se développe ce système et quel est le rôle du concept de liberté? 2.2. La dimension politique du concept de liberté

Dans son introduction à l’analyse de la politique, Arendt (1995) rappelle le sens que donnaient les Grecs à la liberté. Un sens qui permettait de différencier la communauté humaine dans la polis de toutes les autres formes de communauté humaine. Le politique au sens grec était dirigé vers la liberté, une liberté négative (sans entraves, ne pas gouverner et ne pas être gouverné) et liberté positive (un espace construit par la pluralité où chacun se déplace parmi ses pairs). Ces concepts de liberté reposent sur la pluralité (conception positive) et l’absence d’entraves (conception négative) pour s’articuler au principe de l’égalité (Arendt, 1995 : 56-57). L’édifice des droits individuels et des droits humains contemporains qui concernent l’asile pour les femmes victimes de violences liées au genre découle des idées classiques grecques et romaines. Bien que leurs principes ne constituent plus les fondations de ce processus perpétuellement en mouvement et que le concept de liberté s’est modifié selon les contextes historiques, il reste la base des mouvements d’émancipation de l’humanité. Selon les attributs que lui confèrent les acteurs qui mobilisent cette ressource, il subsiste comme l’emblème des démocraties libérales occidentales. Selon la typologie avancée par Berlin (1969), c’est toute la toile de fond des débats féministes qui filtrent implicitement la construction idéologique du droit et la construction sociale du concept de liberté (Hirschmann, 2008) articulé sur l’individualisme comme système idéologique. Selon certains auteurs, le système où ces idées se propagent comme dans les démocraties libérales occidentales ne relève pas de l’universel (Dumont, 1991 [1983]), mais d’un espace où le pluralisme et l’universel s’affrontent (Okin, 2005, 2002, 1999, 1991) ou plus précisément un certain relativisme dans une dynamique de conflit des valeurs incommensurables (Hardy, 2007 ; Crowder, 2007). Dans cette articulation entre droits individuels, droits humains et liberté : le genre apparaît comme central pour suivre le sens (signification et direction) du concept de liberté. Précisément, lorsque ce concept émerge dans les revendications de liberté

issues à travers les demandes d’asile et les discours contenus dans les déclarations et les principes contenus dans les politiques d’immigration relatives à l’asile.

Les débats qui animent les pensées féministes et le mouvement de lutte contre les violences faites aux femmes, de même que celui sur l’existence universelle de droits humains, s’ancrent dans les théories de justice qui ont suivi la typologie dichotomique de Berlin sur les concepts politiques de liberté positive et la liberté négative, et dans un registre contemporain ceux de Rawls, Nozick ou Sen. Cette réflexion a été engagée dès la définition formulée par Hobbes dans sa théorie sur le pouvoir et la définition de la liberté7. La question couvre un débat qui suscite toujours des discussions voire des oppositions majeures notamment dans la pensée féministe telle que l’expose Okin (2005, 2002, 1999, 1991). Ces désaccords se rencontrent en particulier dans la société civile sur la controverse des droits universels à travers l’opposition droits individuels versus droits collectifs par exemple. Ces divergences émanent de l’interprétation du concept de liberté et du caractère incommensurable8 qui accompagnent la direction et la signification qu’on souhaite donner au concept de liberté : liberté négative (sans entraves, libérale) versus liberté positive (repose sur la pluralité, collective). Liberté comme processus égalitaire (Balibar, 2002) ou liberté, processus égalitaire d’émancipation (Rancière, 2004 [1998], 1995).

Les tensions autour du concept de liberté (Hirschmann, 2008 ; Aarsbergen-Ligtvoet, 2006) interviennent dans le domaine de l’asile et du genre. Le processus d’émancipation ou les demandes d’asile revendiquées par les victimes de violences liées au genre se situent à l’intersection des représentations et des discours légitimes véhiculés à travers l’idéologie des droits individuels et des droits humains dans le paradigme humanitaire du nouvel ordre mondial. Toutefois, nous observons que la

7 Hobbes définit la liberté comme l’absence de contraintes ou d’oppositions, c’est-à-dire comme l’absence d’obstacles/d’empêchements extérieurs qui ne privent pas l’homme de sa capacité de mouvement et de réaliser ce qu’il a la volonté de faire : « Liberty, or Freedome, signifieth (properly) the absence of Opposition; (by Opposition, I mean externall Impediments of motion); » (Hobbes, 1985 [1651] : 261).

tension contenue dans la définition et les mutations du concept de liberté dans le développement des démocraties occidentales se trouve confrontée à un dilemme. Ce dilemme apparaît dans la prise en compte politique du genre dans l’articulation des droits individuels ou des droits collectifs, par exemple dans le débat de certains courants de la pensée féministe et multiculturaliste.