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Les difficultés personnelles

Chapitre 4 : Mariage, mariages…

4.3. Les obstacles au mariage

4.3.3. Les difficultés personnelles

Le mariage mixte est un défi pour les conjoints étrangers ou d’origine étrangère, et parfois même pour un conjoint français106.

La décision de se mettre en couple ou de se marier, même chez les partenaires « homogames », est souvent précédée par un temps de réflexion. L’aventure de la vie à deux, de la construction de la nouvelle réalité est un exploit pour tous les couples, indépendamment de leurs caractéristiques sociodémographiques. Les partenaires, ainsi que les personnes de leur entourage, s’interrogent sur la justesse de leur choix conjugal. Les résultats de cette réflexion peuvent se transformer en une forme d’obstacle à la création de la nouvelle cellule familiale.

Les personnes qui décident de former un couple mixte peuvent éprouver un sentiment de culpabilité ou même de trahison à cause de leur choix du/de la conjoint(e) appartenant à une autre communauté culturelle ou religieuse. Le mariage mixte interrompt la pureté de la transmission.

« Quand on prend la responsabilité du mariage mixte, on ne brise pas seulement un maillon mais on interrompt une longue chaîne initiée par nos ancêtres. »107

Dorénavant, c’est une mosaïque de deux cultures ou de deux religions qui devient un héritage pour les futures générations. La conscience de ne pas pouvoir assurer la continuité et la « pureté » de la transmission religieuse et culturelle peut s’avérer trop pesante pour certains conjoints. Dans ce cas, il arrive que l’annulation même du mariage soit envisagée. Quelques couples de mon échantillon m’ont rapporté des exemples de séparations mais aussi de divorces causés par le sentiment de culpabilité et de trahison, qui s’accentuait à l’approche de la célébration du mariage, et aussi après plusieurs années de vie commune, surtout à l’arrivée des enfants.

L’idée de la trahison de sa propre identité, de ses origines, est ressentie d’autant plus fortement que la famille de référence de la personne en question n’approuve pas la mixité conjugale108.

106 Cf. Bouamama S., Sad Souad H., Familles maghrébines de France, Editions Desclée de Brouwer, Paris, 1996, p. 128.

107 P. Chouchan, Couples mixtes pour le meilleur et pour le pire. Voyage dans l’intimité des familles juives et

non juives, Editions Romillat, 2000, p. 109.

108

« La trahison suppose donc une différenciation initiale entre un « Nous » et un « Eux » ainsi qu’un

« […] ce que je comprends très bien…mes parents aujourd’hui et puis je me comprends très

bien, il fallait pas que je cède par rapport à leur tradition, à leur pensée quoi… parce qu’ ils

pensaient réellement qu’une musulmane ne devait pas être avec un chrétien, alors c’était dur

par rapport à leur fierté mais aussi c’est plus ce que vont dire les gens, entre guillemets, en

fait comme on était très solidaire et très attaché l’un à l’autre ça a cassé quelque chose parce que c’est si comme en fait je les ai trahis, pour eux… »109

Le sentiment de la trahison, chez les jeunes Maghrébines ou Françaises d’origine magrébine en couple mixte, est profondément lié à leur identité individuelle et aux conséquences de leur socialisation primaire110.

« Même si, dans la plupart des situations, elles sont insurgées contre les traitements

inégalitaires des sexes dans la famille et contre l’image de la femme réduite au rôle d’épouse et de mère, elles ont cependant profondément intériorisé l’exigence d’endogamie […]. Le risque d’une rupture totale est sans cesse présent, et a sans cesse été brandi pendant toute

l’enfance et l’adolescence. »111

Les filles d’origine maghrébine qui souhaitent se mettre en couple avec un Français non musulman rencontrent plus de difficultés que les garçons de même origine. Les parents s’y opposent en évoquant le problème de la religion, qui en réalité cache la peur de trahir la tradition et la coutume. Ils appréhendent les réactions des autres et une éventuelle rupture avec la communauté des Maghrébins.

« Le mariage mixte est interprété par eux [les émigrés] comme pour tout musulman, comme une transgression religieuse, mais, pour eux plus que pour tout musulman, “donner sa fille à un Français”s’apparente à une trahison sociale, et met en cause leur propre capacité

à rester fidèle à leur groupe et à eux-mêmes en dépit de l’émigration. »112

Dans cette perspective, le choix du conjoint pour une fille musulmane est considéré comme une mise en jeu de la réputation de toute la famille, aussi bien en France qu’au Maghreb113. « Une bonne famille » reste opposée au mariage mixte, leurs membres n’épousent pas un/une Français(e).

Le fait de fréquenter un Français non musulman est considéré par certaines familles magrébines comme un danger pour l’honneur de la fille, sa virginité.

109Témoignage de Jamâa diffusé dans l’émission « La vie comme un roman ».

110 Ces filles, en choisissant un partenaire « étranger » à leur communauté, franchissent la frontière qui sépare Nous et Eux. « Ce franchissement est donc vécu comme un acte contre le « Nous », comme un rejet de ce qui fait le « Nous ». […] ce « Nous » est formé et institué, c’est-à-dire dès qu’il acquiert une certaine consistance, un certain nombre d’expériences (pratiques, croyances, représentations, routines, actions, informations...). » Schehr S., Sociologie de la trahison, op. cit.

111 Bouamama S. et Sad Saoud H., Familles maghrébines de France, op. cit., p. 126.

112

Streiff-Fénart J., Les couples franco-maghrébins en France, op. cit., p. 35.

« Cet honneur ainsi menacé n’est donc pas seulement celui de la jeune fille mais bien plus encore celui de la mère, de ses parentes et encore au-delà, celui de toute la famille au sens large, de la “grande famille” magrébine dont ce ménage conjugal – les deux parents et leurs enfants – est un élément détaché en France. »114

Cette intériorisation de l’interdit empêche les filles maghrébines de faire valoir leurs préférences et d’imposer leurs choix à la famille. Ainsi, elles préfèrent plutôt retarder le moment de mise en couple.

« Si, pour les enfants d’origine portugaise, être nés en France efface les singularités liées à l’immigration, il n’en est pas de même pour les enfants des immigrés d’Algérie. Ceux

-ci, qu’ils soient nés en France ou pas, cohabitent avec leurs parents jusqu’à un âge plus

avancé que les autres jeunes. Ainsi, entre 25 et 29 ans, plus de la moitié des garçons et le

tiers des filles résident encore au domicile parental. La vie en couple des enfants d’immigrés d’origine algérienne débute plus tardivement,qu’ils soient nés en Algérie ou en France. »115 Face à tous ces obstacles, une conversion blanche du partenaire reste une des solutions sollicitées par certaines femmes musulmanes. Elles préfèrent mentir que courir le risque de la rupture familiale. Ceux qui acceptent de jouer le jeu n’ont pas pour autant une garantie d’avoir un accueil chaleureux au sein de la famille musulmane. Elle se montre endogame à tel point que même une conversion du candidat ne l’influence guère.

Le mariage mixte d’une musulmane avec un chrétien fait surgir une polémique dans une communauté musulmane116. L’analyse des forums sur Internet fait apparaître un refus inconditionnel de ce type de mariage, exprimé par certains musulmans. Les filles en couple ou mariées avec un non-musulman et qui osent partager leur expérience sur les forums en ligne n’y trouvent guère de soutien ; bien au contraire, elles se font agresser verbalement par leurs « sœurs » et surtout leurs « frères en foi ». Les accusations de trahison, de stupidité, et les incitations à la rupture sont les thèmes phares qui reviennent sur ces forums. La violence de certains propos n’encourage pas la discussion et encore moins le dialogue.

La réussite des couples mixtes dépend de l’attitude des familles respectives. Leur refus ou leur accord d’adopter l’esprit d’ouverture et de la tolérance influence la vie des couples. Le manque d’acceptation de la part de la famille peut mener les conjoints jusqu’à la rupture.

« Je me suis posé plein de question avant le mariage, et pour vous avouer, j’ai eu des doutes qui ont surgi juste avant la célébration. Parfois j’y réfléchissais plusieurs heures pendant

114 Lacoste-Dujardin C., Yasmina et les autres, de Nanterre ou d’ailleurs. Filles de parents maghrébins en

France, Editions La Découverte, Paris, 1992, p. 161.

115Cf. Les enfants d’immigrés, émancipation, familiale et professionnelle, in. Insee Première, Bulletin mensuel, n° 368, mars 1995.

116La femme est censée d’accepter le rôle de l’épouse et de la mère au service de la famille sur laquelle se base la communauté musulmane. Cf. Chafiq C., La femme et le retour de l’islam. L’expérience iranienne, op. cit.

l’absence de mon futur mari… je n’ai pas voulu en parler avec lui, il me semblait évident que cette fois-ci ce n’est pas lui qui fera le meilleur interlocuteur. Et je me suis tournée vers mon ami qui a enlevé un peu de poids de mes épaules… après ça allait mieux, mais parfois il y a

ce sentiment de trahison qui revient. J’ai l’impression de trahir ma propre communauté par

mon choix, et plutôt mes choix, car un choix engendre les suivants et ainsi de suite. Quand on

est avec les autres couples mixtes c’est plus facile, par contre, quand on est avec les couples

catholiques il y a des questions qui surgissent, et la réponse n’est pas toujours facile à

donner. » (Agnès)

Le chemin de la formation du couple mixte islamo-chrétien est parsemé d’obstacles d’ordre personnel, familial, administratif, etc. ; à cette liste s’ajoute l’attitude de certains représentants des deux communautés religieuses. Submergés par la multitude des questions, les futurs époux cherchent parfois des réponses auprès des prêtres ou des imams. Le recours à ces personnes s’avère, de temps à autre, néfaste, puisqu’au lieu de trouver des protagonistes de l’ouverture et du dialogue interreligieux prêts à les soutenir dans leurs démarches, ils affrontent de virulents opposants de la mixité conjugale. Soumis au discours chargé de critiques vis-à-vis de l’hétérogamie conjugale, des couples se sont retrouvés plongés, une fois de plus, dans l’incertitude. Que faire si le soutien des personnes significatives manque ? C’est un défi pour les couples mixtes de dépasser cette période d’abandon et de solitude. Il ne faut pas succomber aux demandes de certains prêtres ou imams qui leur demandent de passer par une conversion comme une étape nécessaire dans la construction de la vie à deux.

« Au début c’était difficile, on dit que les débuts sont difficiles, et bien c’était le cas pour nous, et je pense… surtout pour moi c’était très difficile… à cause de ma famille, contre mon projet de mariage avec Amine, c’était dur à encaisser ! Et après cette histoire avec le curé de

ma paroisse… quelle idée de lui demander de l’aide, de compter sur son soutien, je me suis trompée… je l’ai mal jugé, je pensais qu’il allait comprendre ma situation, qu’il allait m’aider à convaincre ma famille très pratiquante… ça a été un fiasco total ! Il est en fait contre les mariages des catholiques avec des musulmans, et il n’a pas cessé de lister les défauts des unions mixtes… alors je suis sortie de chez lui abattue, plus d’espoir, j’ai l’impression que tout le monde est contre moi ! » (Nathalie)

L’institution du mariage permet aux couples mixtes de démontrer au grand public que leur engagement est solide et durable. L’officialisation de leur union exprime leur souhait de pouvoir accéder au même statut que les autres couples, dits homogames117.

« Les conjoints veulent être définis aussi par une dimension statuaire, par le fait d’être membre d’un groupe conjugal (et la famille, l’enfant étant souvent annoncé). Le mariage est

une seconde phase (éventuelle) de la vie conjugale (…). Il est là pour ceux et celles qui

voudraient que leur identité soit moins éclatée entre leurs soi multiples. C’est là sans doute la différence la plus importante entre le mariage et le concubinage. »118

Les couples mixtes ne veulent plus être perçus uniquement à travers le prisme des dissemblances, d’autant plus qu’ils ont conscience de ne pas constituer une catégorie homogène.

Le choix de l’officialisation de l’union par le mariage (civil ou religieux) est aussi un message à l’intention de la société, qui reste méfiante à l’égard des couples mixtes. Leur formation devient

« […] l’événement – étincelle qui fait apparaître les racismes les plus camouflés, les

plus inconscients, la présence d’un couple “mixte” est le scandale majeur pour ceux qui ne peuvent pas imaginer de vérité que dans leur vérité. »119

On peut constater que la société réagit déjà en utilisant la notion « mixte », qui a toujours servi à stigmatiser les couples symboliquement ou littéralement interdits (chrétien - juif, noir - blanc). « Mixte » veut dire méprisé, suspect, car les couples de ce type menacent l’ordre public. Opposé à la multiplication incontrôlée des mariages mixtes, l’Etat français a instauré, entre autres, le délai après le mariage pour obtenir une carte de résident et pour l’acquisition de la nationalité. Ceci dit, la mise en œuvre de toutes ces mesures revient à soupçonner de fraude l’ensemble des mariages mixtes120

. Ainsi, les couples mixtes, déterminés à se marier, se heurtent à de nombreuses difficultés d’ordre administratif. « Et si

l’amour n’a pas de frontières, il en est autrement de l’institution du mariage. »121

La formation et puis l’institutionnalisation des couples mixtes rendent vigilants les membres de la société d’accueil et de référence, car le mariage donne naissance à la famille, une des institutions de base de la société. La dépendance prolongée de l’enfant de l’Homme vis-à-vis de ces parents rend nécessaire l’organisation familiale. Le mariage est plus qu’une affaire privée, il concerne l’avenir de la communauté, ce qui explique l’intérêt attaché à sa bonne réglementation par les modes de filiation et d’alliance, le tabou de l’inceste, les règles de l’endogamie et de l’exogamie, etc.

Enfin, le mariage et la famille sont au centre de la construction de l’identité individuelle122. Ainsi, la mixité conjugale met en question la transmission identitaire aux

118

Singly de, F., Le soi, le couple et la famille, op. cit., p. 226.

119 Barbara A., Les couples mixtes, op. cit., p. 8.

120 Cf. Le Monde, 3 octobre 1997.

121Neyrand G., M’Sili M., Les couples mixtes et le divorce. Le poids de la différence, op. cit., p. 17.

futures générations. L’analyse de la vie quotidienne des couples mixtes, dans le chapitre suivant, me permettra de vérifier les bons fondements de ces craintes.