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En passant d’une logique paysanne à une logique industrielle et commerciale pour

aboutir aujourd’hui à une logique financière100, les coopératives agricoles ont résolu d’une

certaine manière les défis qui les attendaient dans un monde globalisé, concurrentiel et dominé par le système capitaliste. Cependant, les réponses apportées ont suscité à leur tour de nouveaux défis pour des entreprises qui continuent à mettre en avant leur identité coopérative. La diversification des activités, la multiplication de filiales ou une fusion ont en effet des

conséquences sur le ressenti des adhérents sur leur coopérative. Au défi démocratique s’ajoute celui de la définition d’indicateurs spécifiques pour les coopératives, permettant de prendre en

compte leurs finalités particulières.

Perri et Lewi définissent quelques objectifs pour les coopératives. Le principal, duquel

découlent tous les autres, est celui de l’influence sur les politiques et les marchés économiques :

il s’agit de « réussir à influencer le cours des choses en se positionnant comme un acteur sinon indispensable, du moins suffisamment significatif pour faire entendre sa différence sur les marchés »101. Les auteurs défendent la course à la taille des coopératives afin qu’elles soient incontournables en tant qu’acteurs économiques. La taille critique correspond à la taille nécessaire pour conquérir de nouveaux marchés. Elle dépend donc des caractéristiques du marché que la coopérative souhaite conquérir, elle sera différente selon que la coopérative se place dans une niche ou non. Pour René Mauget, il n’y a pas encore en France de coopératives

ayant la taille nécessaire pour attaquer les marchés mondiaux. Une solution, outre les processus de restructuration en France, pourrait être de se tourner vers des coopérations européennes.

Derrière ce but se profilent deux objectifs : l’objectif du « leadership », ainsi nommé par Philippe Mangin, président de Coop de France, qui prône la poursuite du mouvement de concentration des coopératives, par fusion ou union, pour construire un groupe viable économiquement et en mesure de former ses adhérents ; et l’objectif de la performance du

99 Ibid. p. 53.

100 KOULYTCHIZKY et MAUGET, op. cit., p. 15.

101 LEWI, Georges, PERRI Pascal, Les défis du capitalisme coopératif : Ce que les paysans nous apprennent de l’économie, Pearson, 2009, p. 112.

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modèle agricole et coopératif confronté au développement durable. Les coopératives doivent

trouver dans l’innovation les moyens de légitimer encore leur modèle.

De ces objectifs, Lewi et Perri tirent dix défis, en s’inspirant des travaux de Serge

Koulytchizky et de René Mauget, constatant l’état des coopératives : « le gigantisme de certaines de leurs structures qui pose la question de leur gouvernance ; la perte de pouvoir des adhérents de base du fait de l'éloignement constant de la périphérie ; la difficulté grandissante de faire coïncider les intérêts et les cultures d'entreprises, les unes rurales, les autres urbaines ; le danger de sortir d'un métier initial bien maîtrisé, de plus lorsqu'il s'agit de s'attaquer à l'Europe

et à l'international ; de là, ‘le danger nouveau de l'apparition d'une couche technocratique durable, par recrutement massif de spécialistes salariés indispensables’ »102.

Le premier défi est celui du territoire. L’une des missions d'origine de la coopérative consiste à maintenir l'activité agricole sur son territoire. Cela passe non seulement par la création d'emplois et de services adaptés, mais aussi par l'aide à l'installation des jeunes. Les coopératives peuvent également accompagner la mise en place des pôles de compétitivité sur les thèmes de l'alimentaire, de l'agro-industrie ou de la nutrition-santé. Cela leur permet de se faire connaître, de promouvoir le dynamisme territorial mais aussi de développer la qualité de leurs produits. Différents moyens sont à la disposition des coopératives pour valoriser le territoire : un budget pour l'innovation, la communication, la valorisation des produits par des labels ou des marques. Les stratégies d'internationalisation ne sont pas les premières envisagées par la coopérative pour se développer. Cependant, il existe différentes raisons pour lesquelles une coopérative peut créer une filiale à l'étranger (consolider les exportations) voire délocaliser une partie de son activité (augmenter les revenus pour les adhérents).

La relation avec les jeunes constitue un défi à part entière. Georges Lewi et Pascal Perri abordent principalement la question des jeunes agriculteurs, car leur travail portait sur les coopératives agricoles fonctionnant avec des adhérents producteurs. Or, ces coopératives font face à un constat : « Le monde agricole en général et les coopératives en particulier sont confrontés à la difficulté de renouveler les actifs pour maintenir le potentiel de production »103. Plusieurs raisons expliquent les difficultés de reprise d’exploitations : « ainsi l'augmentation de la taille des exploitations qui entraîne une hausse des coûts de reprise, les rigidités administratives, la volatilité des prix qui rend moins visible la valorisation de l'exploitation agricole, et aussi la nécessité de faire évoluer l'exploitation agricole vers l'entreprise

102 KOULYTCHIZKY Serge, MAUGET René in Côté, Daniel (dir.), Les Holdings coopératifs, évolution ou transformation définitive, De Boeck Université, 2001, chapitre 3, cité par LEWI et PERRI, op. cit., p. 113. 103 LEWI et PERRI, op. cit., p. 124.

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agricole »104. À quoi il faut ajouter les difficultés liées à la vie d'agriculteur, comme le manque de temps libre. Enfin, la relation avec la coopérative a évolué vers un comportement consumériste des services proposés. Les auteurs proposent quelques axes d’action pour ré -inventer la relation entre le jeune adhérent et la coopérative. La coopérative peut accompagner

l’installation du jeune en participant à son financement ou aux investissements nécessaires par la suite. Les différents services de la coopérative peuvent s’impliquer, sur le plan technique en proposant un suivi régulier afin d’améliorer la maîtrise des techniques de production, sur le plan administratif en offrant un soutien pour régler ces questions. Enfin, la coopérative peut renforcer son offre de formation à destination des jeunes responsables agricoles.

Le troisième défi s’adresse à une question aujourd’hui d’actualité pour nombre d’entreprises. Il s’agit de la responsabilité sociale : « La responsabilité sociale des entreprises est un concept synthétique, permettant d'englober l'ensemble des engagements pris par les entreprises sur le plan environnemental, mais aussi humain et sociétal. C'est donc une notion large mais qui part du principe qu'une entreprise, loin d'être simplement un agent économique, doit tenir compte de l'environnement dans lequel elle évolue, agir pour la cité, et pour la préservation de l'avenir - ce qui rejoint donc par différents aspects la notion de développement durable »105. Pour réaliser ce défi, les coopératives peuvent mettre en place un bilan sociétal annuel, évaluant leur impact dans les différents domaines cités. Elles ont également la

possibilité d’organiser des veilles technologiques : même si la coopérative ne s'engage pas dans une voie, par exemple celle des OGM, il faut qu'elle reste au contact des innovations, d’autant plus qu’elles sont nombreuses (biomasse, biomatériaux, notation de l'entreprise en termes de développement durable).

Le défi de la gouvernance constitue le quatrième lancé aux coopératives par Perri et Lewi. « La gouvernance peut se définir comme l'ensemble des instances et des modèles qui contribuent au processus de décision »106. La gouvernance coopérative est caractérisée par

l’application de principes démocratiques. Ces principes sont-ils toujours valables et appliqués après un fort mouvement de diversification des activités, de filialisations, d’unions ? Ce mouvement a nécessité un important travail de communication pour expliquer les choix faits

auprès des adhérents. Communication qui ne permet cependant pas d’affirmer que la démocratie participative d’origine a survécu. La présence d'acteurs capitalistes peut pousser la coopérative à faire des choix pour satisfaire leur objectif de rentabilisation du capital. De plus,

104 Ibid., p. 125. 105 Ibid., p. 131. 106 Ibid., p. 143.

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les coopératives sont maintenant en relation parfois directe avec les consommateurs, qu’il s’agit

de satisfaire également. Face à la multiplication des parties prenantes impliquées, « l'organisation coopérative, elle, doit d'abord assurer la pérennité de son dispositif de production dont elle conserve la maîtrise : pour ce faire, elle doit prendre les bonnes décisions, selon les règles de gouvernance coopérative qui sont spécifiques, le cas échéant en nouant des alliances avec d'autres coopératives ou en créant des filiales mixtes, afin de contrôler au mieux la commercialisation des produits qu'elle aura éventuellement ainsi transformés »107. Pour les auteurs, les mécanismes de gouvernance de la coopérative fonctionnent, sauf cas exceptionnel. Par conséquent, les principes d'origine ont été sauvegardés. Cependant, les risques de banalisation sont réels. La différence coopérative doit être réaffirmée, en insistant sur le

déroulement du processus décisionnel incluant le conseil d’administration.

Le défi de l’efficacité du management concerne, selon Philippe Mangin, la

concentration des leaders au niveau national et international, leaders qui, en ce qui concerne les coopératives, représentent les niveaux inférieurs. Les coopératives ont une autre caractéristique : si les entreprises capitalistes cherchent progressivement à se concentrer sur leur

cœur de métier en externalisant leurs autres activités, les coopératives, au contraire, veulent

regrouper sous une même bannière les activités d’amont et d’aval. Face à cette complexification

de leur métier, les coopératives vont avoir tendance à recruter des managers capables de gérer de telles structures. Une séparation entre les adhérents et les salariés peut alors survenir. Le défi du management est de gérer la transmission du modèle coopératif non seulement aux adhérents mais aussi aux salariés, afin que la coopérative retienne ses spécificités de fonctionnement. La

législation va dans ce sens en augmentant le nombre de résolutions votées par l’assemblée

générale, dix-neuf depuis la dernière loi d’orientation. L'efficacité du management réside aussi dans le couple Président-Directeur. Les deux peuvent éprouver de la solitude face aux lourdes responsabilités qui leur sont confiées.

Les coopératives sont devenues des entités complexes. Le sixième défi est donc juridique, afin de gagner en lisibilité. Pour Perri et Lewi, les statuts juridiques ne définissent pas suffisamment les principes coopératifs et leur mise en application : il faudrait une doctrine plus détaillée. Gérard Deshayes posait déjà la question des statuts coopératifs en 1981, ainsi résumé par Lewi et Perri : « Soit l'avenir des coopératives est conçu à travers une stricte défense des statuts juridiques actuels considérés comme garants de l'originalité coopérative. Les avantages qui découlent de ces statuts sont alors considérés comme la contrepartie des

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contraintes propres aux coopératives. Soit l'avenir des coopératives est conçu à travers l'abandon des statuts juridiques actuels considérés comme trop contraignants ainsi qu'à travers l'assimilation des coopératives aux sociétés commerciales. En perdant les avantages qui découlent de leurs statuts, les coopératives peuvent alors aborder sans aucune contrainte les activités les plus diverses »108.

Découlant de ce défi, le septième s’adresse à la qualité et la visibilité des coopératives.

Les auteurs reviennent en effet sur le manque de communication des agriculteurs et des coopératives. Ils doivent se tourner davantage vers les consommateurs grâce aux labels, aux certifications et aux marques.

Toujours dans la même sphère, le huitième défi consiste à maintenir la simplicité du

modèle coopératif dans sa communication face à la complexité de sa mise en œuvre. Il s’agit d’informer les agriculteurs pour améliorer leur compréhension du modèle. Comme le souligne

également Patrice Mann, une idéologie (dans ce cas, un modèle économique), doit être simplifiée pour être compris par le groupe et correspondre à son univers de référence. « La coopération agricole est devenue le symbole du clair et du prévisible derrière le fluctuant visible. Son défi est de fournir à ses sociétaires les clés de compréhension d'une réalité complexe, celle du monde, élargi, de la puissance de la grande distribution, des territoires éclatés, de la démocratie de plus en plus déléguée, des experts incontournables »109.

Les coopérateurs, selon le principe de double-qualité, sont aussi clients ou producteurs pour la coopérative. Un défi, et non des moindres, tient à la rémunération des coopérateurs.

Comment fixer un prix juste à la fois pour l’agriculteur et pour l’entreprise ? La contractualisation, une des voies explorées, permet davantage de visibilité et de stabilité. Le

conseil technique et d’orientation des cultures est aussi l’une des vocations de la coopérative, mais l’adhérent doit rester libre de ses choix.

L’ultime défi résume les neufs précédents eninsistant sur l’importance de la défense de l’exception coopérative. Perri et Lewi présentent quatre axes dans ce modèle qui le distinguent

des entreprises capitalistes : la mutualisation des moyens, les économies d’échelle, les investissements d’autant plus importants que les fonds propres sont solides, la diffusion du savoir-faire.

Après les dix défis présentés par Lewi et Perri, nous souhaitons revenir plus particulièrement sur la question de la gestion des liens entre la coopérative et les adhérents. En

108 Ibid., p. 159. 109 Ibid., p. 174.

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effet, les évolutions amenant une coopérative vers un groupe filialisé peuvent avoir des

conséquences plus ou moins lourdes sur les valeurs et les principes initiaux. D’une part parce

que le fonctionnement est altéré par la nouvelle forme de la structure, d’autre part parce que

cette nouvelle structure adopte un comportement similaire aux entreprises non-coopératives.

Les mouvements d’expansion peuvent produire des effets négatifs sur le fonctionnement

démocratique de la coopérative. Les adhérents éprouvent très souvent un sentiment

d’éloignement. Tout d’abord, le fait d’adhérer à une coopérative déjà constituée rend la compréhension de son fonctionnement plus ardue. Si l’adhésion se déroule au moment de la

création de la coopérative, elle est plus aisée car le projet de l’agriculteur et ses motivations

sont mieux définies et en accord avec le projet coopératif. De plus, le groupe coopératif peut

avoir tendance à développer des relations plus commerciales qu’autre chose car l’adhérent

devient une « cible » marketing. Effectivement ce traitement peut permettre de mieux identifier les besoins des adhérents, mais il se rapproche définitivement des méthodes en cours dans les entreprises non coopératives.

L’expansion suscite également un effet de complexité lié à la diversification de la

structure. En effet, le pouvoir dans la coopérative d’origine est clairement aux mains du conseil d’administration et de la direction générale. Il est facile d’identifier les activités et les stratégies.

Il est par contre assez compliqué de se repérer dans un groupe coopératif qui cumule, outre les

nouvelles activités, différents types d’alliance avec différents acteurs.

Le fonctionnement de la coopérative est d’autant moins lisible que les valeurs et les

principes évoluent aussi. Mauget identifie trois valeurs principales à l’origine des coopératives :

la solidarité, l’égalité (souvent traduite par le prix unique), la transparence. Si cette dernière demeure inchangée, il n’en est pas de même pour les deux autres qui ont tendance à évoluer vers la solidarité élective (en fonction de son statut dans la coopérative, JA, apporteur 100%) et

l’équité, l’égalité étant de moins en moins acceptée par les agriculteurs. En ce qui concerne les

principes coopératifs, l’acapitalisme, la démocratie coopérative, le double exclusivisme et la liberté d’adhésion, nous pouvons dire qu’ils sont également soumis à des changements. La

démocratie est généralement respectée au sein de la coopérative, mais le pouvoir dans les filiales est le plus souvent réparti au prorata du capital investi. Les filiales ne traitent pas

exclusivement des produits des adhérents. En effet, dans l’idée, elles sont créées pour augmenter l’activité de la coopérative. Elles se tournent donc vers d’autres marchés, avec des

besoins accrus en matières premières, besoins que ne peuvent pas toujours satisfaire les

adhérents. La liberté d’adhésion peut également être remise en cause par la coopérative dans l’optique de ses filiales, en refusant l’adhésion d’un agriculteur pas assez performant en termes

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de qualité ou de coûts de production. Cependant, de tous c’est le principe d’acapitalisme qui se

perd le plus. « En effet, le prix de marché est souvent la règle et le surplus peut être redistribué sous forme de dividendes au prorata du capital. Le mode de paiement est le même que si

l’agriculteur était actionnaire d’une société de droit commun »110. Dans un modèle classique,

l’agriculteur adhérent reçoit un acompte sur le prix, un complément en fin d’exercice ainsi

qu’une ristourne, dépendant de son volume d’affaires avec la coopérative et des résultats de la coopérative. Aujourd’hui, dépendant des configurations, l’agriculteur peut être adhérent de la

coopérative-mère et recevoir les gains classiques. Dans un deuxième cas, il peut recevoir le prix du marché en paiement des produits livrés accompagné de dividendes avec avoir fiscal au

prorata du capital social qu’il détient. Enfin, un troisième cas de figure existe, dans lequel l’adhérent reçoit le prix du marché, avec des dividendes via la coopérative, des dividendes via la filiale et des perspectives de plus-values. En résumé, un agriculteur peut être adhérent d’une

coopérative mais aussi actionnaire des filiales sous forme capitaliste de cette coopérative. Pour

prendre l’exemple du Crédit agricole, le sociétaire d’une caisse locale peut également être

porteur de CCI au niveau de la caisse régionale et actionnaire de la filiale des caisses régionales, le Crédit agricole SA, coté en Bourse depuis 2002. Cette évolution qui touche à la source du revenu des agriculteurs ou des adhérents plus généralement peut affecter leur comportement. À

l’origine, la coopérative et ses adhérents expriment des préférences pour le soutien de l’activité.

Aujourd’hui, un comportement plus axé sur la recherche de la rentabilité peut prévaloir, puisque l’adhérent est également actionnaire. Ce comportement est-il encore coopératif ?

La coopérative et ses adhérents adoptent des comportements nouveaux, en lien avec le

mode de fonctionnement du groupe coopératif. Cette structure les expose plus qu’auparavant aux entreprises capitalistes, puisque les coopératives peuvent s’y associer pour former des

filiales. Au bout de ce processus, certains auteurs ont pu déplorer ou tout du moins poser la question de la banalisation des entreprises coopératives. Enfin, la loi du 3 janvier du 1991 instituant la possibilité de faire remonter les dividendes des filiales vers les adhérents de la coopérative a eu, entre autres évolutions, un effet de brouillage de logique entre les logiques

coopérative et capitaliste. Les adhérents sont devenus actionnaires, et l’on passe d’une logique coopérative de distribution du résultat en rapport avec l’activité à une logique capitaliste de

distribution du résultat en fonction de la part de capital détenu.

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2. La place des coopératives agricoles dans l’industrie agro