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1. Recension des écrits

1.2 La traite négrière transatlantique : une victimisation profonde

1.2.3 Les conséquences transgénérationnelles de la TENT

Nous regroupons ce que nous appelons les conséquences transgénérationnnelles de la TENT en deux catégories : l’aliénation culturelle des Noirs et les effets post-traumatiques de la TENT.

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1.2.3.1 L’aliénation culturelle des Noirs

L’aliénation culturelle ou l’acculturation réfère aux modifications qui se produisent chez un groupe par suite du contact permanent avec un autre groupe appartenant nécessairement à une culture différente. Les modifications produites concernent ainsi le système culturel, ses modèles et représentations. Sur le plan individuel, chacun adopte une autre identité, d’autres normes et valeurs.

L’acculturation se produit généralement de manière forcée, lorsqu’un groupe dominant s’impose à un autre groupe et le contraint à adopter une autre identité culturelle autre que la sienne.

« Il s’agit de faire en sorte que chacun adopte une identité individuelle autre et

adopte de fait d’autres comportements. Il s’agit également de bouleverser l’organisation sociale du groupe, son système de références culturelles et sa vision du monde » (Mucchielli, 1986 ; p. 108).

Selon De Grimaldi, l’esclavage illustre parfaitement cette situation: « La première aliénation que les autres font souffrir à la conscience, c’est de lui imposer le statut d’objet. Telle est la servitude ». (De Grimaldi, 1972 ; p. 177). Pour assurer sa domination et maîtriser la conscience du colonisé, le groupe culturel dominant exerce soit la force brutale soit les pressions psychologiques. De Grimaldi explique que la stratégie de domination souvent employée est la négation des qualités du groupe dominé et de son histoire et de sa mémoire :

La première aliénation que nous fait subir la violence consiste donc en ce qu’une autre conscience refuse de reconnaître à notre existence la signification qu’elle a dans le texte de la société, de notre histoire, de notre mémoire où nous la reconnaissons…Or en nous affectant de ne pas reconnaître dans notre présence ce surplus de réalité qui en fait le sens, en dépouillant notre existence du texte temporel et du texte social dans lesquels nous la pensons, la conscience violente la destitue de toute signification…En nous assignant à n’être rien de plus que ce peu d’espace que notre corps occupe, en nous soustrayant à tout système de signification, en nous aliénant ainsi à tout temporalité et à toute système de signification, la conscience violente manifeste que pour elle notre existence est absolument insignifiante (De Grimaldi, 1972 ; p. 190).

L’esclavage avec la force brutale qui la caractérise a généré un climat d’aliénation sans précédent. Pour beaucoup d’auteurs (Diop, 1954 ; Fallope, 1992 ; Delisle, 1997 ; Leary, 2005 ; Govindama, 2003), ce climat d’aliénation a marqué structurellement la personnalité des Africains et des Antillais. Il a crée chez le Noir des réflexes de subordination par rapport à la culture imposée et à également développé des schèmes de pensées et des comportements impropres à son identité originale, sans compter les complexes et les frustrations résultant de cette aliénation imposée (Asante, 2002 ; Omotundé, 2008 ; Plumelle, 2008). Rosa Amélia Plumelle (2008 ; p.11), décrit

bien l’aliénation subie par les Africains déportés, laquelle explique l’auteure, est la résultante d’une stratégie de survie dictée par les circonstances :

« En effet, à quelques exceptions près, l’ensemble des Noirs descendants des Africains déportés ont rejeté leurs racines africaines parce que être descendant d’Africains voulait dire être descendant d’esclave et personne ne voulait assumer cette appartenance devenue infâmante. Dans un monde dominé par la suprématie blanche, avoir la peau noire .était un handicap lourd de conséquences ; il ne fallait pas encore l’alourdir en revendiquant l’ancêtre africain et par là, le fait d’avoir été victime de l’esclavage. Sauf les plus avisés. La plupart des Noirs furent fatalement amenés à adopter et inférioriser l’idéologie de la suprématie blanche. Ce processus d’assimilation des Noirs, véritable triomphe de la domination blanche, a donné le coup de grâce et à la dignité, et à l’identité des descendants des Africains déportés en Amérique. »

Pour ces auteurs13, l’aliénation provoquée par la déportation et l‘esclavage est toujours présente chez les Noirs d’aujourd’hui. Ainsi lors d’une conférence donnée au Niger en 1984, Cheikh Anta Diop soulignait :

«… je crois que le mal que l’occupant nous a fait n’est pas encore guéri, voilà le fond

du problème. L’aliénation culturelle finit par être partie intégrante de notre substance, de notre âme et quand on croit s’en être débarrassé on ne l’a pas encore fait complètement. Souvent le colonisé ressemble un peu, ou l’ex-colonisé lui-même, à cet esclave du XIXe siècle qui libéré, va jusqu’au pas de la porte et puis revient à

la maison, parce qu’il ne sait plus ou aller. Il ne sait plus ou aller…Depuis le temps qu’il a perdu la liberté, depuis le temps qu’il a appris des réflexes de subordinations, depuis le temps qu’il a appris à penser à travers son maître. » (cité

par Omotundé, 2007 ; p. 20).

Asante (2002), Omotundé (2006), Obenga (2007), Plumelle (2008) avancent que les traces de cette aliénation engendrée par l’esclavage et perpétué par la colonisation demeurent encore tangibles et visibles. La subsistance de cette aliénation s’expliquerait par la diffusion de l’image dévalorisante et dégradante du Noir depuis la TENT, la propagation de l’idée que l’Afrique est responsable de la TENT et l’intériorisation par les Noirs eux-mêmes des préjugés anti-noirs et du mépris envers l’Afrique.

Pour d’autres auteurs principalement Africains-américains, il n’est pas seulement question d’aliénation culturelle ou d’acculturation. On parle de syndrome (ou trouble) post traumatique résultant de l’esclavage.

13 D’autres auteurs comme Memmi (1957) et Fanon (1960) ont particulièrement étudié l’expression de

l’aliénation chez les Noirs après la colonisation. Leurs explications permettent également de bien saisir l’aliénation des Noirs des suites à la TENT.

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1.2.3.2 Les effets post traumatiques de l’esclavage

Bien que la majorité des ouvrages traitant de la traite et de l’esclavage négriers font état des souffrances des captifs lors des traversées, des traitements inhumains dont ils furent victimes dans les habitations et dans les plantations, très peu évoquent le traumatisme psychologique qui en est résulté et encore moins de la question de la transmission de ce traumatisme.

L’impact psychologique subi par les Africains déportés et les Africains restés sur le continent durant ces années d’oppression physique et culturelle, est peu documenté et peu documentable. Envisager une telle situation, revient à se demander comment des personnes (enfants, adultes et aînés) peuvent-elles recommencer à vivre dans un environnement post-traumatique (Wesley-Esquimaux, Smolewski ; 2004). Or, plusieurs recherches démontrent l’existence de symptômes psychologiques sérieux, persistants et douloureux chez les survivants de catastrophes. En outre, les conséquences du syndrome de stress post-traumatique vécu à l’échelle d’une communauté sont nombreuses et surtout transmissibles (Weine et coll., 1995). On parle de symptômes tels que : problèmes affectifs ou relationnels entre les personnes, perturbation des rôles et modèles sociaux, aliénation, perte de repère et de contrôle sur sa vie, perte de confiance en soi … (Wesley-Esquimaux, Smolewski ; 2004).

En 1951, deux psychiatres, Abraham Kardiner et Lionel Ovesey ont publié un ouvrage intitulé The Mark of Oppression dans lequel ils avaient exploré l’impact de l’esclavage sur le fonctionnement psychologique et émotionnel des Afro-américains. Ils avaient conclu que la classe moyenne et pauvre noire souffrait d’un syndrome du « Negro-self-hatred » (haine du noir par lui-même14) qui était dû à l’esclavage. Ils ont appelé ce legs de l’esclavage « the mark of oppression » (la marque de l’oppression).

Depuis, de nombreux auteurs principalement Africains-américains comme Omar G. Reid, Sekou Mims, Larry Higginbottom, Jeffrey Garderer, Joy DeGruy Leary soutiennent que les comportements dysfonctionnels qui existent chez les Noirs trouvent leurs origines dans la période de l’esclavage et de la traite. Ils expliquent comment l’esclavage et l’entreprise de déshumanisation qu’elle a générée ont engendré des troubles du comportement chez les Africains-américains et que ceux-ci ont contribué à persisté en raison notamment du racisme. Selon les auteurs, ces comportements

14Traduction libre

dysfonctionnels peuvent être décrits comme les effets d’un syndrome ou trouble post traumatique issu de l’esclavage (Post Traumatic Slave Sydrome/Disorder).

Post Traumatic Slave Syndrome (PTSS) is a condition that exists as a consequence of multigenerational oppression of Africans and their descendants resulting from centuries of chattel slavery. A form of slavery, which was predicated on the belief that African Americans were inherently/genetically inferior to whites. This was then followed by institutionalized racism, which continues to perpetuate injury. (Leary,

2008)

Pour ces auteurs, le PTSD ou PTSS a une relation directe avec la condition conventionnellement reconnue comme le trouble de stress post traumatique15 décrit dans le Diagnostic and Statistical Manual-IV, le livre qui permet de diagnostiquer les maladies liées à la santé mentale. Selon eux, le PTSS rempli les critères du trouble de stress post traumatique16 avec la seule différence que le PTSS ou PTSS renvoie à un seul et spécifique trauma, à savoir l’esclavage. Ce trauma a persisté durant des siècles et a été expérimenté par une population entière. Le PTSS ou PTSS renvoie au concept de traumatisme historique17, lequel est défini comme « une blessure morale et psychologique cumulative subie par des générations et résultant de tragédies de groupe massives » (Wesley-Esquimaux et Smolewski, 20004 ; p.70).

En effet, pour ces auteurs, les esclaves en ayant été arrachés de force de leur terre d’origine, de leurs communautés, de leurs familles, pour être emprisonnés sur des terres étrangères, en vivant dans des conditions de vie inhumaines durant des vies entières, ont subi des traumatismes sans précédent. En absence de thérapie, les séquelles psychologiques de ces événements traumatisants n’ont pas disparu avec le simple écoulement du temps. Leary (2005) explique que ces événements traumatiques ont également été vécus par les Africains qui ont vu leur famille partir, qui ont vécu dans un climat de violence et de terreur continu durant une longue période.

Suite à ces évènements traumatiques, les descendants de la TENT, auraient hérité de séquelles psychologiques, lesquels se seraient transmis de génération en génération. Selon Leary (2005), ces effets psychologiques se manifesteraient actuellement sous la forme de comportements adaptatifs, au même titre que chaque

15 Le TSPT découle selon le DSM-IV de l'exposition à un événement traumatique qui provoque chez l'individu

de la peur, de la détresse ou de l'horreur. Ce trouble se manifeste par une réexpérience persistante de l'événement traumatique, des comportements d'évitement des stimuli associés au traumatisme, un émoussement de la réactivité générale et un état d'hyperactivité neurovégétative (American Psychiatric Association, 1994).

16 Les critères du trouble post traumatique sont disponibles en annexe.

17 En fait, PTSS ou PTSS serait la réponse spécifique des Afro-descendants au traumatisme historique

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individu adapte son comportement instrumental et émotionnel conséquemment aux expériences négatives.

Le trauma issu de l’esclavage puis du colonialisme a également généré chez les Noirs, la honte de soi, la faible estime de soi, la haine de soi. Pour Leray (2005), les principaux éléments d’un comportement symptomatique du syndrome post traumatique sont :

 une absence d’estime de soi ;

 une propension marquée pour la colère et la violence ;  une socialisation raciste (racisme intériorisé) ;

 un conflit psychologique résultant de la perte de son identité culturelle.

Lors des présentations publiques de ses recherches, Leary affirme que les Afro- américains et les Africains ne sont en général pas surpris lorsqu’ils prennent connaissance des résultats de sa recherche. Le fait d’apprendre que les Noirs de la diaspora souffriraient de séquelles psychologiques dues à l’esclavage, semble pour la plupart des Noirs que Leary rencontre avoir beaucoup de sens. Il nous appartiendra d’être vigilant pour savoir si nos interviewés vont en parler.

En France, l’étude des effets traumatiques subis par les Noirs des suites de l’esclavage en est à ses débuts. Yolande Govindama fait partie des rares chercheurs français qui s’intéressent à ce sujet. En 2004, elle publie un article portant sur la question de la transmission du traumatisme de la traite et de l’esclavage négriers au fil des générations et son effet sur la généalogie, sur la dynamique psychique et la psychopathologie. À travers, la loi du 30 juin 1983, qui autorise la commémoration de la date anniversaire de la libération des esclaves, celle de 1998, qui autorise les descendants à ériger des monuments tenant lieu de mémoire et enfin la loi du 21 mai 2001 qui consacre la reconnaissance de la traite et de l’esclavage négriers comme crime contre l’humanité, la chercheure veut connaître les effets de cette réappropriation progressive du passé sur les descendants et en particuliers ses patients à La Réunion. Plus précisément, la chercheure veut savoir si le traumatisme a été oublié, refoulé ou s’il a refait surface avec les descendants de cette population.

À travers différentes vignettes cliniques, Yolande Govindama démontre l’expression du déni du trauma au sein de la population. Elle établit que ce déni constitue un mécanisme de défense pour lutter contre un effondrement psychique

causé par le « trou généalogique » engendré par cette déportation forcée et la perte d’identité qui en a résulté. Selon elle, cette incapacité pour les descendants de se réaffilier à l’ancêtre noir afin de recréer le lien généalogique est liée à la conviction profonde chez les Réunionais, de la complicité des Africains dans la transaction. Elle avance également que la honte chez les Noirs relève des effets de l’esclavage et des humiliations et des tortures déshumanisantes qui y sont associées. Le sentiment de honte serait accentué par « une culpabilité profonde transgénérationnelle liée à l’abandon par les frères de référence (ancêtres noirs) à cause de leur statut d’esclave. La couleur noire est alors associée dans l’imaginaire au statut d’esclave et à la mort » (p.258).