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Les composantes de la théorie de la structuration

Chapitre 3. États des connaissances

3.2 La théorie de la structuration d’Anthony Giddens (1987)

3.2.1 Les composantes de la théorie de la structuration

Giddens considère la structure comme un ensemble de règles et de ressources mobilisées par les agents humains dans la production, la reproduction et la transformation des systèmes sociaux. Pour lui, les structures sont à la fois habilitantes et contraignantes tout comme elles sont à la fois le médium et le résultat des actions des agents. On parlera alors de la dualité du structurel pour décrire cette relation récursive entre l’action des agents et la structure. Ainsi, la structuration est conçue comme un processus dynamique : les individus reproduisent et transforment les systèmes sociaux au travers de leurs actions qui sont à la fois contraintes et habilitées par les ressources et règles constitutives des structures. L’élément central de la théorie de la structuration à retenir est donc l’idée que les systèmes sociaux sont produits, reproduits et transformés à travers des pratiques humaines qui, elles, sont enchâssées dans les structures considérées comme un ensemble de règles et de ressources. Même si cette interdépendance entre agent et structure rend difficile la présentation distincte de chacun de ces éléments, nous allons tout de même discuter des principaux concepts reliés aux individus et à la structure séparément.

L’agent et l’action. Pour Giddens, « seules des personnes, les êtres qui ont une existence

corporelle, sont des agents » (p. 280). Pour Giddens, être un agent, « c’est pouvoir déployer continuellement, dans la vie quotidienne, une batterie de capacités causales, y compris celle d’influencer les capacités causales d’autres agents » (p. 63). Reprenant certaines idées de la sociologie interprétative, Giddens considère tous les humains comme des agents compétents, c’est-à-dire qu’il reconnaît à tous les agents une connaissance (tacite ou discursive)

exceptionnellement complexe des conditions de leurs actions et de celles des autres. Pour expliquer cette compétence intrinsèque aux agents, Giddens parle de conscience discursive et de conscience pratique. La première réfère à tout ce que les agents peuvent exprimer de façon orale ou écrite sur les circonstances de leurs actions et les conditions dans lesquelles celles-ci s’inscrivent. La conscience pratique réfère pour sa part à « tout ce que les acteurs connaissent de façon tacite, tout ce qu’ils savent faire dans la vie sociale sans pour autant pouvoir l’exprimer directement de façon discursive » (p. 33). La ligne de démarcation entre ces deux types de consciences n’est évidemment pas rigide, elle est fluctuante et perméable, elle dépend des expériences et de l’évolution des agents. À ces notions, Giddens ajoute le concept de « routinisation » qui fait référence à tout ce qui est fait de façon habituelle et répétitive dans le quotidien sans que les individus aient à réfléchir. La routinisation est considérée comme un mécanisme psychologique assurant une « sécurité ontologique » chez les individus.

Puisque l’action des agents est le moteur de la structuration tout comme elle en est le résultat, Giddens s’attarde à bien circonscrire ce qu’il entend par « action » : « L’action fait référence aux événements dans lesquels une personne aurait pu, à n’importe quelle phase d’une séquence de conduite, agir autrement : tout ce qui s’est produit ne serait pas arrivé sans son intervention » (p. 57). Cette idée de pouvoir agir autrement est importante, car elle rejette la conception de réaction mécanique des agents sous-jacente à certaines approches structuralistes. Cette compréhension suppose également que, puisque l’agent aurait pu agir autrement, il possède les qualifications nécessaires pour expliquer les raisons de sa conduite si on le lui demande. Ainsi, Giddens propose un modèle de stratification pour décortiquer les processus sous-jacents à

l’action, soit le contrôle réflexif, la rationalisation et la motivation. Même si l’auteur les distingue, il insiste sur le fait que ces processus s’enchâssent les uns dans les autres.

D’abord, le contrôle réflexif réfère au caractère intentionnel de l’action et à sa facette autorégulée : l’action n’est pas une suite d’actes indépendants les uns des autres, mais un flot cohérent (pour l’agent) qui se réajuste, se redétermine en fonction de l’examen continu des circonstances du déploiement de ses actions. Ensuite, la rationalisation de l’action fait référence à la capacité des agents d’être en mesure d’avoir en continu une compréhension du fondement de leurs actions. Quant à la motivation, Giddens lui confère une place moins importante dans le flot continu des actions quotidiennes : elle renvoie davantage à un potentiel d’action. En contraste avec la rationalisation, il précise : « la rationalisation renvoie au fondement de l’action alors que la motivation renvoie aux désirs qui l’inspirent » (p. 54). À cet effet, Giddens souligne que la plupart des actions ne sont pas motivées, dans le sens où, la plupart du temps, elles ne sont pas les suites des désirs particuliers des agents. Pour l’auteur, il existe des facteurs causaux qui imposent des limites à l’action sans passer par le contrôle réflexif. Ces facteurs sont de deux types : ceux liés à l’inconscient et ceux qui agissent sur les circonstances et qui sont en dehors du contrôle de l’agent. À cet effet, Giddens explique :

Toute action se produit dans un contexte qui, pour chaque acteur, inclut un nombre d’éléments qu’il n’a pas contribué à créer et sur lequel il n’a aucun contrôle véritable. Ces traits à la fois habilitants et contraignants des contextes comprennent des phénomènes matériels et sociaux. (p. 412)

Giddens reconnaît donc que les individus doivent composer avec des circonstances qu’ils ne contrôlent pas. Il insiste toutefois pour dire que ce manque de contrôle sur certaines

circonstances ne signifie pas la dissolution de l’action; les individus continuent à être actifs dans le choix et le déploiement de leurs actions.

Giddens s’intéresse également à la nature de l’action, au caractère intentionnel ou non de l’action et aux conséquences de celle-ci. Il identifie une action comme étant intentionnelle « lorsque son auteur sait ou croit que cet acte possède une qualité particulière ou conduit à un certain résultat et qu’il utilise cette connaissance ou cette croyance pour obtenir cette qualité ou atteindre ce résultat » (p. 59). Cette notion d’intention est importante pour comprendre deux paramètres fondamentaux de l’action; les conséquences de l’action et le pouvoir.

Une action intentionnelle peut avoir des conséquences intentionnelles ou non intentionnelles. Pour illustrer ce second cas de figure, Giddens parle d’un agent qui allume le commutateur d’une pièce et qui, du même coup, surprend un voleur en flagrant délit. Ce voleur s’enfuit par la fenêtre, se fait arrêter par les policiers et se retrouve en prison. Giddens souligne que l’intention de l’agent qui a actionné le commutateur était d’illuminer la pièce. Toutefois, son action banale a été à l’origine d’une suite d’événements qui n’étaient pas intentionnels, d’où les conséquences non intentionnelles d’actions intentionnelles. Il apparaît donc nécessaire de bien distinguer ce que fait et engendre un acteur des intentions qu’il a en faisant cette action. Giddens soutient que plus les effets sont éloignés du contexte immédiat dans lequel a été déployée l’action, plus ces conséquences seront considérées comme non intentionnelles. Il distingue aussi le contexte immédiat, l’intersection espace-temps dans laquelle se déploie une action, de la « contextualité », soit le caractère situé de l’action en termes de temps et d’espace.

La notion d’intention est nécessaire pour comprendre la notion de pouvoir. Selon Giddens, « le pouvoir est à l’origine même de la capacité générale dont dispose un agent pour faire aboutir les résultats qu’il souhaite d’une action » (p. 231). Le pouvoir est ici entendu comme capacité transformatrice, c’est-à-dire la capacité d’intervenir ou non et d’influencer le cours des choses, y compris l’action d’autres agents. Le pouvoir implique donc une capacité à faire « atterrir » les intentions dans le réel en provoquant le résultat attendu. Cela suppose également que plus un agent a du pouvoir, plus il sera en mesure de faire atterrir ses intentions dans un contexte spatio- temporel éloigné du contexte immédiat dans lequel il déploie son action. Inversement, les agents ayant moins de pouvoir auront plus de difficulté à transformer leurs intentions en conséquences intentionnelles. Cela dit, même si par son action un agent peine à transformer ses intentions en conséquences intentionnelles, il reste doté d’une conscience pratique et discursive qui l’habilite à expliquer pourquoi il a choisi d’agir de telle manière.

Ce concept d’intentionnalité proposé par Giddens sert à éviter la conception passive des agents liée aux approches structuralistes et fonctionnalistes. Giddens parle de « conduite intentionnelle » pour désigner l’action des individus, dans la mesure où les agents déploient leur action intentionnellement et non mécaniquement. Il insiste toutefois pour dire que ce n’est pas parce qu’une action est intentionnelle qu’elle n’est pas contrainte; les structures ont des propriétés contraignantes considérant qu’elles peuvent réduire le nombre d’options possibles pour un agent. Cependant, ne pas avoir de choix ou beaucoup de choix n’efface pas le caractère intentionnel des actions; les individus, même en situation de contraintes majeures, n’agissent pas machinalement. Les agents continuent d’être dotés d’une conscience pratique et discursive,

de faire des choix en poursuivant l’examen continu des circonstances dans lesquelles ils se retrouvent.

À cet effet, Giddens souligne que les agents doivent composer avec les conséquences non intentionnelles d’actes intentionnels déployés dans un contexte éloigné de leur contexte immédiat, ou encore avec les conséquences imprévues d’un ensemble de conduites intentionnelles. Les effets pervers sont désignés comme un type de conséquences non intentionnelles de conduites intentionnelles. Giddens propose comme exemple les cas où chaque agent préfère vivre dans un environnement où d’autres agents de même appartenance ethnique sont majoritaires sans avoir d’hostilité pour les membres d’autres appartenances ethniques. La « ségrégation » qui résulte de l’effet de composition du choix de chaque agent n’est pas intentionnelle chez chacun des agents; elle est une conséquence non intentionnelle de conduite intentionnelle. Pour Giddens, les conséquences non intentionnelles de conduites intentionnelles sont d’un grand intérêt pour les sciences sociales, car elles sont fondamentales à la compréhension de la reproduction des systèmes sociaux.

Si l’action quotidienne des individus est centrale pour la théorie de la structuration, c’est qu’elle est le lieu de reproduction et de transformation de la structure. L’intérêt de Giddens pour les actions déployées dans les contextes immédiats tient du fait qu’il les considère comme étant les éléments constitutifs de la routine. C’est justement à travers cette routine que les systèmes sociaux s’assurent de leur stabilité.

La structure. Pour Giddens, les concepts centraux de sa théorie sont la « structure », la « dualité

engagées de façon récursive dans la reproduction des systèmes sociaux » (p. 73). Les règles dans la théorie de la structuration englobent évidemment des règles formelles comme les lois, mais ne se résument pas qu’à cela. Elles sont également des principes qui ne sont pas formulés explicitement, mais qui pourtant sont profondément enchâssés dans les pratiques sociales. Ces règles, qu’il qualifie d’ailleurs de « profondes », il les considère comme les plus « marquantes » dans la structuration de la vie sociale. Ce sont des règles que les agents ne sont pas forcément en mesure de nommer, mais qui néanmoins régulent leurs activités de tous les jours et leurs rapports sociaux. Giddens donne comme exemple les règles du langage utilisées pour contrôler l’ordre des interventions d’un individu dans une conversation ou les procédures de conversation entre individus; celles-ci ne sont formulées nulle part, mais font tout de même apparaître des régularités dans la façon dont les individus interagissent entre eux.

Les ressources, quant à elles, sont divisées en deux catégories : les ressources d’allocation, qui sont des ressources matérielles, et les ressources d’autorité, non matérielles, qui résultent de l’emprise de certains agents sur d’autres. La notion de ressource est étroitement liée à celle de pouvoir en ce sens que le pouvoir est lié à l’utilisation des ressources comme capacité transformatrice. Comme le notait Lazar (1992), pour Giddens, « le pouvoir apparaît ainsi comme un contrôle exercé sur l’activité d’autrui à travers la mise en œuvre stratégique de ressources. Le concept du pouvoir, à la fois comme capacité transformatrice et de domination, dépendra de l’utilisation des ressources. » (p. 411)

L’intérêt de discuter de la structure pour Giddens, c’est que celle-ci permet de discuter ultimement des systèmes sociaux. Les systèmes sociaux sont pour l’auteur un ensemble de pratiques sociales reproduites (p. 66). Les pratiques sociales sont les actions routinisées des

agents; c’est le point de rencontre entre l’action des individus et la structure. Lorsque ces pratiques ont une grande extension spatio-temporelle, Giddens va alors parler d’institution. Les institutions sont donc des pratiques sociales qui sont les formes les plus persistantes de la vie sociale des systèmes (p. 73).

Contrairement aux approches fonctionnalistes qui conçoivent la structure comme une forme d’exosquelette, une entité propre qui exerce une force contraignante sur les individus, Giddens propose une conception dynamique. Pour le sociologue, la structure n’a pas d’existence propre, indépendante de l’action humaine. Elle n’est pas une charpente différenciée de l’action que l’on considère trop souvent, selon lui, comme entièrement déterminée par les forces structurantes des systèmes sociaux. À cet effet, il précise :

Les sociétés humaines, ou les systèmes sociaux, n’existeraient tout simplement sans l’action humaine. Les agents ne créent pas pour autant les systèmes sociaux : ils les reproduisent et les transforment, ils refabriquent ce qui est déjà fabriqué dans la continuité de la praxis. (p. 228)

Tout au long de son œuvre, Giddens insiste sur les propriétés à la fois contraignantes et habilitantes des structures. Cependant, pour faire face aux critiques qui lui ont reproché de ne pas reconnaître les forces contraignantes de la structure, il s’est penché sur la notion de contrainte. Pour lui, la contrainte structurelle est ce qui « fixe la limite sur l’éventail d’options dont dispose un acteur ou un ensemble d’acteurs dans un contexte donné ou dans un type de contexte » (p. 235). Giddens n’aborde pas la qualité de l’éventail de ces options. L’intensité de leur caractère contraignant varie selon le contexte et la nature de chaque séquence d’action ou bout d’interaction. Au sujet de l’impression de la toute-puissance contraignante des systèmes sociaux, il précise :

[…] les acteurs ont de « bonnes raisons » de faire ce qu’ils font […]. Étant donné que leurs bonnes raisons concernent un choix effectué à partir d’un nombre restreint très limité de possibilités, les conduites qui en dérivent peuvent sembler déterminées par des forces implacables. (p. 236)

Giddens reconnaît donc l’importance des forces contraignantes du structurel, mais il remet également en perspective la conception de toute-puissance contraignante des systèmes sociaux en relation avec l’action des individus.

3.2.2 La pertinence de la théorie de la structuration et ses limites pour notre