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3.2 La notion de communication

3.2.1 Les caractéristiques de la communication bi-plurilingue

La communication bi-plurilingue a attiré l’attention de nombreux chercheurs. L’intêret a souvent été de comprendre comment des individus bilingues activent les langues constitutives de leur répertoire langagier. En d’autres termes, comment ils passent d’une langue à une autre dans les différentes situations interactionnelles ou dans le même discours. Ainsi, la communication bi-plurilingue désigne l’activation d’une ou de plusieurs langues, que les individus plurilingues mettent en œuvre, au sein d’un même discours ou à travers différentes situations de communication. Techniquement, ce sont les marques transcodiques36 (désormais, MTC) qui constituent principalement l’identité des personnes bi-plurilingues. Par

« marques transcodique », il faut entendre, au sens de Lüdi (1993), la présence d’une trace d’une autre langue dans un discours donné. Parmis les MTC, on inclut, entre autres, les pratiques langagières alternées, l’accent « étranger » et les erreurs attribuables à l’

« interférence » d’une autre langue.

Dans le cadre du présent travail, c’est le phénomène de l’alternance codique qui constitue le centre d’intérêt. A ce sujet, on peut citer les travaux de Blom et Gumpez (1972), Gumperz (1982), Heller (1988), Wei (2005), Moore (2006), etc. L’alternance codique est omniprésente au sein de la famille, à l’école et dans d’autres milieux sociaux. Cependant, les pratiques sont très variables selon les situations. Dans cette partie, nous présentons des modèles théoriques de types formel et fonctionnel servant à appréhender le phénomène d’alternance codique.

Nous précisons d’emblée que dans notre emploi, le terme d’alternance codique couvre les deux notions de code-mixing et de codeswitching qui, dans la tradition anglaise, désignent respectivement la juxtaposition intra-phrastique et inter-phrastique (et paraphrastique) de deux ou plusieurs codes différents. On peut dire, de manière générale, que deux perspectives sont dominantes dans les recherches sur l’alternance codique, à savoir formelle et fonctionnelle. La première concerne la structure des systèmes linguistiques alternés, alors que la seconde concerne les motivations pour l’alternance. Nous allons, sans prétendre à l’exhaustivité, présenter les deux perspectives à la lumière de différentes études.

36 Voir, par exemple Lüdi (1993 et 2003) pour une présentation détaillée.

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Dans une perspective formelle, on distinguera généralement trois types d’alternance codique, en fonction de la grandeur des unités linguistiques sur lesquelles s’opère l’alternance. Ici, nous nous appuyons sur l’analyse de Poplack et Sankoff (1981). Le premier type est l’alternance intra-phrastique, qui implique la juxtaposition des deux codes à l’intérieur d’une même phrase ou d’un même énoncé. L’alternance interphrastique, quant à elle, implique la production d’une phrase complète dans une langue et une autre phrase complète dans une autre langue. Le troisième type d’alternance codique est plus complexe car l’opération s’effectue après un ensemble de phrases ou d’énoncés; on parle de l’alternance extraphrastique ou paraphrastique. Dans l’alternance intraphrastique, Myers-Scotton (1993;

cité dans Caubet, 2002) identifie la nature hiérarchique des langues mélangées dans son modèle insertionnel (Matrix Language Frame) et fait une distinction entre, d’une part, la langue matrice, qui domine les relations grammaticales et, d’autre part, la langue encastrée, dont les éléments sont grammaticalement insérés dans la première. Certaines études ont poussé plus loin le modèle insertionnel pour prendre en compte des réalisations phonétiques dans les deux langues. Caubet (2002) cite, entre autres, l’étude effectuée par Boumans (1998).

Cette étude met en avant le fait que la langue encastrée peut parfois adopter certaines caractéristiques phonétiques de la langue matrice dans les pratiques alternées. Caubet (2002) cite l’exemple du Maghreb, où la réalisation de certains phonèmes français est arabisée (le

« r » roulé, le « t » affriqué en « ts »). Ces exemples montrent que, dans la relation hiérarchique, l’imposition des règles par la langue matrice peut s’étendre au-delà des éléments syntaxiques.

Contrairement à la perspective formelle, la perspective fonctionnaliste cherche à établir les fonctions de l’alternance codique. On peut désigner la première fonction comme celle de la réponse aux exigences purement situationnelles, sans aucun marquage. A propos de cette fonction, Lüdi et Py (2003) parlent de critères tels que la formalité de la situation, les répertoires des interlocuteurs et la visée communicative (thème de communication). Par exemple, dans une conférence académique ou professionnelle, les locuteurs vont utiliser une langue qui est habituellement utilisée dans de telles situations. Il en va de même dans les cas où on rencontre un interlocuteur qui ne parle pas notre langue; on va utiliser sa langue si on la connait. Par ailleurs, on peut changer de langue en fonction du thème abordé. Par exemple, il est plus facile d’aborder un sujet scientifique dans une langue utilisée dans la recherche scientifique que dans une langue dont la fonction est limitée à la communication quotidienne.

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Une deuxième fonction, celle de marquage, a, selon Canut (2002), été avancée par Myers-Scotton (1993), qui conçoit l’alternance codique comme moyen à travers lequel se négocient les identités sociales et interlocutives. Cette fonction est illustrée dans plusieurs contextes de contact de langues comme celui du Rwanda, rapporté par Karangwa (2002). L’auteur montre comment les anciens combattants de l’Armée Patriotique Rwandaise, durant le génocide de 1994, avaient recours au swahili pour s’identifier en tant que tels, même après la transformation de cette armée en une armée nationale qui emploie le kinyarwanda. Selon Karangwa (ibid.), les combattants de l’ancienne armée utilisaient le swahili pendant la guerre pour se démarquer de l’adversaire qui était censé parler le kinyarwanda. Par ailleurs, l’auteur (ibid.) ajoute que le swahili est symbole d’un discours autoritaire et de marquage de distance entre les interlocuteurs lorsqu’ils se trouvent dans des situations embarrassantes et veulent s’en défaire.

Par ailleurs, Caubet (2002) cite l’exemple du français qui est souvent algérianisé pour, entre autres, s’affirmer comme Algériens décolonisés. Un autre aspect identitaire de l’alternance codique peut découler, selon lui, du besoin de renforcer le sentiment de complicité entre personnes partageant un code linguistique qui n’est pas accessible aux autres. Il y a des cas où les interlocuteurs ont recours aux pratiques alternées pour exclure les intrus lorsque le sujet de conversation en cours est discret. On pourrait ainsi résumer qu’une identité pré-établie peut être révélée ou une nouvelle identité se négocier, à travers les rôles revendiqués par les interlocuteurs au moyen de l’alternance codique. Peuvent se négocier les positions d’autorité, de compétence bi-plurilingue, d’appartenance à une langue ou une variété plus prestigieuse, etc.

Dans les situations exolingues de communication et d’appropriation de langue étrangère, les pratiques alternées remplissent une fonction stratégique. Face à un problème de communication, les interlocuteurs ont tendance à s’appuyer sur une autre langue pour compenser les lacunes langagières. Il en va de même dans les situations d’enseignement-apprentissage. En cas deproblème, les partenaires de la classe peuvent recourir aux pratiques transcodiques, pour poser une question, donner une explication, insister sur un point, vérifier la compréhension, etc. C’est dans ce cas qu’on parle de stratégies bi-plurilingues de communication et de construction des savoirs en langue étrangère.

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intraphrastiu interphrastique extraphrastiqe situationnelle identitaire et négociation des rôles

stratégique ludique

langue matrice

langue encastrée

Perspective formelle

Perspective fonctionnelle Alternance codique

En outre, les « mélanges » de codes réalisés de manière créative peuvent devenir plaisants et donc prendre une dimension ludique. Il a également été observé par Caubet (2002) que, lorsqu’ils sont entre pairs, les individus bi-plurilingues prennent plaisir à ce qu’il désigne comme des jeux de mots translinguistiques. La fonction ludique de l’alternance codique peut également s’observer chez les musiciens, comédiens et d’autres artistes.

Les deux grandes perspectives pourraient être représentées schématiquement ci-dessous : Figure 4: Les perspectives formelle et fonctionnelle de l’alternance codique

Par ailleurs, il est important de souligner que, malgré leur répertoire pluriel, les individus bi-plurilingues sont, dans la plupart des cas, amenés à fonctionner dans des situations monolingues. Par conséquent, ils peuvent activer la langue qu’ils maîtrisent plus ou moins et leur discours peut porter des traces des autres codes. Les marques transcodiques sont interprétées différemment selon les locuteurs et la situation. A ce propos, Lüdi et Py (2003:

161) font remarquer que « la « même » trace formelle d’un contact entre deux systèmes peut acquérir un statut différent. », selon des perspectives basées sur une interaction complexe entre, d’une part, l’axe exolingue/endolingue et, d’autre part, l’axe bilingue/unilingue.

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Leur argument remet en question la dichotomie qu’on a souvent tendance à établir entre l’exolingue qui, selon les auteurs (ibid.), renvoie à une situation d’asymétrie entre interlocuteurs, et le bilingue, qui est considéré comme situation appropriée de l’emploi alternatif ou simultané de deux langues. Nous reprenons ici la représentation schématique de la relation bidimensionnelle entre les deux axes:

Figure 5: Relation bidimensionnelle des axes exolingue/endolingue et bilingue/unilingue exolingue

I II

bilingue unilingue III IV

endolingue

Dans le schéma ci-dessus, chaque cadrant constitue un espace d’interprétation mutuelle de la situation dans laquelle s’inscrit la MTC. Selon la description avancée par les auteurs (ibid.), il n’y a pas de tolérance pour la marque transcodique dans le cadrant IV et elle peut être considérée comme interférence. En conséquence, les locuteurs feront tout le possible pour désactiver la deuxième langue. Le cadrant II est caractérisé par un manque d’efficacité communicative des MTC du fait de l’absence de maîtrise ou de la tolérance réduite de la part de l’interlocuteur. Dans le cadrant III, il y a la possibilité et la légitimité de l’emploi de deux langues. Du fait d’impliquer la communication entre membres d’une communauté bi-plurilingue, le cadrant I est le domaine le plus favorable à l’alternance codique.

De même, dans la classe de langue, le statut des MTCs peut varier en fonction des représentations sociales, des politiques linguistiques éducatives, des approches méthodologiques, etc.

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Dans le cadre de l’enseignement bilingue37, Gajo et al. (2013) et Duverger (2007) distinguent trois niveaux d’aternance codique, à savoir micro-alternance, méso-alternance et macro-alternance. La micro-alternance38 renvoie au recours à une autre langue durant une activité conçue dans une langue. Ce recours sert principalement de béquille pour l’apprentissage-enseignement ou l’interaction au plan individuel. En effet, c’est une pratique non programmée et ponctuelle qui intervient sous forme de reformulation, de discours métalinguistique, etc.

Par contraste à la micro-alternance, la méso-alternance est, selon Duverger (ibid.), mise en œuvre au long d’une séquence pédagogique et intervient « de manière raisonnée, refléchie et volontaire sous la forme de séquences successives, et ceci dans la perspective de favoriser chez les élèves la mise en œuvre des processus d’apprentissage ». D’après l’auteur, la méso-alternance est caractérisée par la présence de séquences monolingues plus ou moins longues, dont l’objet est d’enrichir les contenus traités, de croiser les documents provenant de langues différentes, de varier les entrées méthodologiques et de faciliter la construction des concepts disciplinaires.

La macro-alternance, quant à elle, concerne la programmation générale d’un cours. Les sujets et les thèmes à traiter en L1 ou en L2 sont prévus à l’avance. D’après l’auteur (ibid.), cette programmation peut s’effectuer sur des critères conceptuel, méthodologique, de difficulté supposée du sujet, de disponibilité des documents, de collaboration avec des collègues, etc.