• Aucun résultat trouvé

Les approches fondatrices du concept de fétichisme

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 43-51)

Chapitre préliminaire. Généalogie du concept de fétichisme

Section 1. Les approches fondatrices du concept de fétichisme

Dans cette première section, il s’agira de retracer la genèse du concept de fétichisme à travers les travaux fondateurs de Hume, De Brosses et de leurs émules. La genèse du concept, empreinte de la philosophie des Lumières, en a fortement influencé les développements théoriques subséquents, associant durablement le fétichisme à une pensée primitive et à une appréhension irrationnelle du monde.

1.1. Aux sources du concept de fétichisme : le polythéisme chez David Hume

Le philosophe David Hume (1711-1776) a apporté une contribution importante à la genèse du concept de fétichisme. Celui-ci ne s’est néanmoins jamais soucié de conceptualiser le rapport magique de l’individu à l’objet mais s’est plutôt attaché à inscrire la religion dans une science de la nature humaine. Ainsi, il s’intéressa au « polythéisme » en tant que religion « la plus ancienne » de l’être humain. Dans son opus Histoire naturelle de la religion (1751), il propose une approche de la religion originelle qui a trouvé, semble-t-il, beaucoup d’écho dans la pensée de Charles De Brosses.

Premièrement, en opposant un polythéisme originaire aux monothéismes de son temps, il réfute l’idée que les religions de son époque étaient des reliquats dégénérés d’une grande religion monothéiste originelle. Il ouvrit donc une brèche dans l’histoire de la philosophie de la religion en traitant sous un prisme nouveau la question de la genèse de la croyance religieuse. Son autre contribution d’importance est qu’il attribua le polythéisme à « l’ignorance » et à la « crainte » des êtres humains face aux phénomènes inexpliqués ou extraordinaires. Sa description du polythéisme (qu’il qualifie « d’idôlatrie ») des Lapons n’est pas sans rappeler le fétichisme observé plus tard dans les sociétés africaines ou dans la société contemporaine :

« Les Chinois battent leurs idoles, quand leurs prières ne sont pas exaucées. Toute grosse pierre qui se trouve avoir une forme extraordinaire est pour le Lapon une divinité » (p. 53).

Cette observation de Hume est essentielle en ce qu’elle présente trois caractéristiques de ce qui sera nommé « fétichisme » par De Brosses : le caractère instrumental du fétiche (ici, exaucer les prières),

la destruction des fétiches inopérants (battre leurs idoles) et le fait que tout objet peut potentiellement se muer en fétiche (toute grosse pierre ayant une forme extraordinaire peut être fétiche). Hume décrit ici néanmoins des « divinités » attachées à des objets naturels pouvant être rapprochées de celles de l’animisme tel qu’il fut conçu par Tylor (1871). Selon Assoun (1994), le polythéisme de Hume et l’analyse qu’il en fait ont fortement influencé la conceptualisation du fétichisme par Charles De Brosses quelques année plus tard. Néanmoins, l’objectif fondamental de De Brosses était différent de celui de Hume : le second visait à développer une critique de la religion alors que le premier tentait de fonder un cadre pour construire l’histoire des religions.

Partant de l’idée que la religion originelle est une forme de polythéisme (et non un monothéisme qui aurait progressivement dégénéré, aboutissant à une multiplicité de religions) fondé sur la « crainte » et « l’ignorance », De Brosses proposera la première conceptualisation du fétichisme en tant que phénomène religieux.

1.2. Charles De Brosses, l’inventeur du concept de fétichisme

Le travail de Charles De Brosses a véritablement érigé le fétichisme en tant que concept. Le mot

« fétiche » existait déjà depuis le XVIème siècle et De Brosses, le reprenant à son compte, a fondé le néologisme de « fétichisme ». Par son approche, il l’éleva au statut de religion pérenne (ou tout du moins étonnamment résiliante pour l’auteur, étant « la chose la plus pitoyable du monde », caractérisée par un « excès de stupidité superstitieuse »). La désinence « -isme » illustre la volonté généralisatrice de De Brosses de construire une toute nouvelle catégorie religieuse qui constituerait le type religieux primordial et universel. De Brosses introduit d’ailleurs ce terme en comparant les croyances du peuple de Manille et celles des « Nègres africains ». De Brosses définit le fétichisme comme :

« Une forme de religion dans laquelle les objets du culte sont des animaux ou des êtres inanimés que l’on divinise, ainsi transformés en choses dotées d’une vertu divine (oracle, talisman, amulette) » (Du culte des dieux fétiches, 1760, p.16).

De Brosses reprit donc à son compte l’approche humienne de la religion en la radicalisant. Pour lui, la religion première n’est pas le polythéisme mais bien le fétichisme, en tant que rapport au monde 43

intuitif et impulsif. Selon De Brosses, les « Nègres » s’attachent à des objets ou des animaux aléatoirement, d’une manière dénuée d’intelligence. Il pose le postulat d’une pensée primitive, dont le fétichisme serait la simple expression, où on ne trouverait aucune forme de raison ou de discernement mais seulement l’effet de « la crainte et [de] la folie » (p.95). La pensée primitive implique que le culte fétichiste soit direct, c’est-à-dire que le sauvage s’adresse directement à l’objet, plutôt qu’à une quelconque représentation incarnée dans l’objet. Selon De Brosses, le fétiche n’aurait pas de dimension symbolique aux yeux des « Nègres ».

De Brosses apporta donc une contribution essentielle au concept de fétichisme, bien que le caractère ethnocentriste et évolutionniste de son œuvre l’ait disqualifiée aux yeux de l’anthropologie moderne naissante. L’héritage laissé par De Brosses s’avère tout compte fait extraordinaire car son concept de fétichisme sera repris (avec fortune) et popularisé par Marx et Freud les siècles suivants pour devenir un outil mobilisé dans plusieurs traditions intellectuelles influentes.

1.3. Le fétichisme comme fabrication d’un dieu : le caractère instrumental du fétiche selon Kant et Hegel

Emmanuel Kant (1724-1804) mobilise le concept de fétichisme dans son opus Religion dans les limites de la simple raison(1793). Il décrit le fétichisme comme découlant d’un besoin de satisfaire de manière immédiate certains désirs, ce qui en fait une religion sans soubassements moraux.

« Or, l’homme qui se sert d’actions, n’ayant en elles-mêmes rien d’agréable à Dieu (c’est-à-dire de moral), comme moyens d’obtenir par lui-même l’immédiate satisfaction divine et de cette manière l’accomplissement de ses désirs, a l’illusion de posséder un art lui permettant de produire par des moyens purement matériels un effet surnaturel ; on a coutume d’appeler magie des tentatives de ce genre ; nous substituerons toutefois à ce terme […] le terme connu d’ailleurs de fétichisme » (Religion dans les limites de la simple raison, 1793, p.232-233).

Selon Kant, le fétichisme consiste en une attitude magique consistant à « fabriquer un Dieu » (p.

222). Sa contribution est d’une grande importance car il souligne la relative neutralité morale du

fétiche. Celui-ci ne s’inscrit pas dans une élévation morale de l’être humain et dans la poursuite d’une bonne conduite en conformité avec la raison pratique (ce qui en ferait un ersatz aliéné de religion), mais plutôt dans la satisfaction d’un principe de plaisir et de gratification immédiate.

L’approche de Kant, en ligne avec celles de ses contemporains, dépeint donc un phénomène religieux irrationnel, amoral, voire dégénéré. Il mobilise d’ailleurs ce terme de fétichisme pour décrire certains aspects de la religion (concernant par exemple l’apparat religieux, le sacerdoce, etc.) voués à louer Dieu mais n’ayant pas trait avec la conduite morale.

Voulant identifier la contribution de l’Afrique à l’histoire universelle dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire (1831), Georg Wilhelm Friedrich Hegel propose une discussion relative à la religion africaine. Dans son ouvrage, il situe tout d’abord la place de la magie dans la religion africaine puis introduit le concept de fétichisme. Selon Hegel, le fétichisme est une puissance subjective qui est extériorisée, projetée, et qui acquiert de ce fait une vertu objective. Le fétiche est donc une « image », une aura attribuée au « premier objet venu quel qu’il soit, qu’ils élèvent au rang de génie » (1831 [1967], p.76). Le fétiche reste néanmoins une « image » et demeure déterminé par la volonté de son possesseur malgré son caractère « pseudo-objectif ».

« Assurément, l’autonomie paraît dans le fétiche s’opposer à l’arbitraire de l’individuel mais comme cette objectivité n’est autre chose que le caprice individuel se représentant lui-même, celui-ci reste le maître de son image » (Leçons sur la philosophie de l’histoire, 1831, p.76).

Hegel souligne bien l’emprise que le maître maintient sur sa créature. De ce fait, il aboutit à la même observation que Hume (1751) concernant le rapport du fétichiste au fétiche :

« S’il arrive quelque chose de fâcheux que le fétiche n’a pas écarté, si la pluie manque, s’il y a une mauvaise récolte, ils le lient et le frappent ou le détruisent et le suppriment tout en en créant un autre ; ainsi ils l’ont en leur puissance » (p.76).

Bien que le travail de Hegel ne s’ancre pas dans le cadre d’une philosophie de la morale, ses réflexions sur le fétichisme aboutissent à des observations comparables à celles de Kant en 45

soulignant le caractère instrumental du fétiche et le fait que celui-ci n’existe que pour réaliser les désirs de ses maîtres.

Les contributions de Kant et Hegel sont très importantes en ce qu’elles disqualifient les approches du fétichisme en tant que simple culte (ou dévotion) à l’objet. Cette dévotion au fétiche ne s’observe que dans le cas où le fétiche semble exprimer les pouvoirs qui lui sont attribués.

L’instrumentalisation et l’efficacité du fétiche précèdent et déterminent donc son culte.

1.4. Auguste Comte : le fétichisme comme phénomène humain universel

Auguste Comte (1798-1857) propose la « loi des trois états » selon laquelle l’esprit humain doit passer par trois étapes : l’état théologique, l’état métaphysique et l’état positif (ou scientifique).

Comte voyait dans le fétichisme une manifestation primaire de l’état théologique. Le fétichisme, selon lui, serait l’expression spontanée et naturelle du besoin humain de dévoiler les causes de certains phénomènes inconnus ou impénétrables. Il pousse néanmoins très loin son analyse et met au jour certaines caractéristiques essentielles du fétiche (qui seront partiellement reprises par Freud dans sa théorie psychanalytique). Dans sa 52ème leçon sur la philosophie positive (1830), Comte décrit un « pur fétichisme » qui « divinise instantanément chaque corps ou phénomène susceptible d’attirer avec quelque énergie la faible attention de l’humanité naissante». Le fétichisme sortirait l’être humain de sa léthargie intellectuelle originelle pour projeter son « sentiment d’existence » en dehors de lui-même. Comte ajoute que le fétichisme est une authentique religion de l’objet et que les dieux fétichistes sont « éminemment individuels, et chacun d’eux a sa résidence inévitable et permanente dans un objet particulièrement déterminé », ce qui rend « le sacerdoce proprement dit presque inutile ». En cela, sa perspective du fétichisme diffère de celle de Kant qui analysait le sacerdoce (dans les religions monothéistes de son temps) comme une manifestation de « l’esprit fétichique » . 3

Dans son Discours sur l’esprit positif (1844), Comte relie le fétichisme à l’attribution d’une vie analogue à celle des êtres humains à des corps extérieurs, mais plus « énergétique » au vu de leurs

Le rapprochement du sacerdoce des religions monothéistes et du fétichisme opéré par Kant doit selon nous se comprendre comme

3

capacités magiques. Cette idée comtienne d’un surplus d’énergie dégagé par le fétiche intéresse particulièrement la présente recherche. Comte propose que le fétiche, en tant que source d’énergie, permet à son possesseur d’accéder à un pouvoir plus grand (transcendant le sien propre) et par conséquent d’agir sur le monde selon une causalité magique.

1.5. Tylor : le fétichisme comme sous-catégorie de l’animisme

Edward Tylor (1832-1917) est considéré comme l’un des pères de l’anthropologie sociale. Il fut l’un des héritiers de la pensée de Charles De Brosses dont il a poursuivi l’investigation sur le fétichisme à travers son ouvrage La civilisation primitive (1871), véritable manifeste de l’ethnologie évolutionniste. Dans cet ouvrage, la théorisation des différents stades religieux que l’Humanité aurait traversé n’est pas sans rappeler celle de Hume (1751). En effet, Tylor propose de comprendre l’évolution de la religion selon trois stades : l’animisme, le polythéisme et le monothéisme. Le travail de Tylor a contribué à donner une légitimité au concept de fétichisme au sein d’une ethnologie tentant de se constituer en tant que science. Néanmoins, les limites de son travail ont été largement soulignées par l’anthropologie moderne, tout particulièrement l’absence d’un véritable terrain ethnographique.

Dans La civilisation primitive (1871), Tylor remet en cause la conception comtienne du fétichisme pour la réduire à une sous-catégorie de l’animisme. En approfondissant la notion d’animisme (compris comme doctrine des esprits en général), Tylor a par conséquent procédé à une relecture du fétichisme et en propose une nouvelle définition étrécissant la portée du concept.

« La doctrine des esprits incarnés dans certains objets matériels, des esprits attachés à ces objets, ou des esprits exerçant une influence par l’entremise de ces objets » (La civilisation primitive, 1871, p.186-187).

La perspective évolutionniste de Tylor l’a mené à repenser la signification des fétiches et à examiner la possibilité d’existence de formes de « survivances » dans d’autres cultures plus

« civilisées », en particulier au sein des croyances populaires. De ce fait, Tylor ouvre une brèche extrêmement importante dans la conception du fétichisme en mettant en cause l’idéologie des 47

Lumières et en supposant implicitement que les fétiches personnels aient survécu dans la société moderne. Cette idée sera reprise par la sexologie d’Alfred Binet quelques années plus tard.

Le concept de fétichisme, malgré un essor certain en anthropologie à la fin du XIXème siècle et au début du XXème, fut la cible d’un courant critique extrêmement virulent mené par d’illustres figures de l’anthropologie telles qu’Evans-Pritchard (1902-1973) et Marcel Mauss (1872-1950). Dans l’Année sociologique (1907), Mauss publia une texte où il remit durablement en cause le fétichisme en tant que concept anthropologique en soulignant avec force les trois grandes faiblesses du concept de fétichisme en anthropologie : l’ethnocentrisme, l’imprécision du terme et surtout la non-universalité du fétichisme tel que décrit par De Brosses. Ce dernier point met particulièrement à mal les perspectives évolutionnistes partant du postulat que le fétichisme constitue l’un des premiers stades de la pensée religieuse. Si le fétichisme observé par De Brosses n’est pas universel au sein des cultures traditionnelles alors l’argument selon lequel le fétichisme serait un premier stade de la religion par lequel tous les peuples seraient passés ne tiendrait plus. Ainsi, le concept de fétichisme a vu son utilisation s’étioler et quasiment disparaître des champs de l’anthropologie et de l’ethnologie. Son usage jusqu'aux années 1980 serait devenu résiduel et plus véritablement conceptuel, celui-ci ne servant qu’à désigner certains types d’objets de culte (Ellen, 1988).

Tableau 0.1.Tableau synoptique de la section 1

Auteurs Champ disciplinaire Courant de recherche prolongé

Courant de recherche confronté

David Hume (1751) Philosophie de la religion - Hume propose un nouveau modèle de la genèse du

Emmanuel Kant (1793) Philosophie de la religion Kant reprend le concept de De Brosses dans sa démonstration.

-G.W.F. Hegel (1831) Philosophie de la religion Hegel reprend le concept de De Brosses dans sa démonstration.

-Auguste Comte (1830, 1844, 1852)

Philosophie de la religion Comte s’appuie sur le concept de De Brosses

Edward Tylor (1871) Anthropologie Tylor s’inspire des travaux de De Brosses dans sa

Section 2. Le tournant de l’histoire du concept de fétichisme : les reprises

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 43-51)