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Je suis devenu un écrivain, mais je ne suis pas devenu un homme. J’ai atteint un but secondaire, pas le but principal. J’ai échoué.

Hermann Hesse, lettre du 9 août 1929 Tous les protagonistes des fictions de Hermann Hesse sont des doubles de l’auteur et n’ont qu’un but : devenir ce qu’ils sont1. Mais, au cours de sa vie, Hesse a abordé différemment

cette question du devenir. Ses premiers romans, ceux qu’il écrit avant la Grande Guerre, s’inscrivent dans la tradition du Bildungsroman ou roman de formation : le récit de l’apprentissage d’un jeune garçon qui devient un homme (le modèle par excellence en est le

Wilhelm Meister de Goethe, paru en 1797). Les romans qu’il écrit après la guerre, eux,

creusent la dimension philosophique du Bildungsroman : le protagoniste n’est plus seulement appelé à devenir un homme, mais à tenter de devenir un « humain ». Cette nouvelle approche du Bildungsroman découle d’une psychanalyse que Hesse a suivie pour traiter une grave crise nerveuse survenue dans le sillage de la guerre2. Un style littéraire

différent témoigne de cette nouvelle approche du Bildungsroman. En effet, Hesse abandonne le roman psychologique et réaliste pour l’allégorie : ses personnages, tendant à devenir plus symboliques — le daïmon, le double, la mère —, sont des êtres d’exception appelés à vivre une quête mystique qui les mène, comme il est écrit dans Le loup des

steppes, « toujours plus profond dans la métamorphose par laquelle l’homme devient un

être humain3 ».

1 Maurice Blanchot note que nombre de protagonistes de Hesse ont les mêmes initiales que l’auteur :

Hermann Heilner dans Sous la roue, Harry Haller dans Le loup des steppes et H. H. dans Le voyage en Orient. Mais c’est sans doute dans Le loup des steppes que les doubles de l’auteur foisonnent le plus : Harry Haller, le protagoniste, rencontre une femme mystérieuse, Hermine, qui, par son apparence androgyne, lui rappelle un ami d’enfance nommé Hermann… (« H. H. La poursuite de soi-même », dans Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1986, p. 227-238). Pour une analyse détaillée des nombreuses correspondances entre Harry Haller et l’auteur, voir Joseph Mileck, Hermann Hesse. Life and Art, Berkeley, University of California Press, 1978, p. 175-178.

2 Hesse suit une première psychanalyse en 1916, sous la direction du docteur Lang, un disciple de Jung, puis

une autre, en 1921, sous la direction de Jung.

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Le premier roman de cette série plus symbolique, Demian, publié en 1919, présente, dans une préface rédigée par le protagoniste, la quintessence de cette nouvelle approche du devenir humain :

La vie de chaque homme est un chemin vers soi-même, l’essai d’un chemin, l’esquisse d’un sentier. Personne n’est jamais parvenu à être entièrement lui-même ; chacun, cependant, tend à le devenir, l’un dans l’obscurité, l’autre dans plus de lumière, chacun comme il peut. Chacun porte en soi, jusqu’à sa fin, les restes de sa naissance, les dépouilles, les membranes d’un monde primitif. Beaucoup ne deviennent jamais des hommes, mais demeurent grenouilles, lézards ou fourmis. Tel n’est humain que dans sa partie supérieure, et poisson en bas. Mais chacun de nous est un essai de la nature, dont le but est l’homme4.

Cette vision du devenir témoigne du fait que Hesse est un héritier de l’humanisme classique, celui d’Érasme et de Pic de la Mirandole : l’homme ne naît pas humain, mais le devient en parachevant lui-même son humanité. Hesse écrit cependant après Darwin et l’influence de la théorie de l’évolution est perceptible non seulement dans ses métaphores animales (tel homme est plus grenouille, lézard ou poisson qu’« humain »), mais aussi dans la façon dont les personnages théorisent eux-mêmes cette question du devenir : « Il faut toujours se représenter ces choses du point de vue biologique et de l’évolution naturelle5 ».

L’ancêtre animal de l’homme est devenu homme après une série de métamorphoses (de l’origine de la vie à faber, erectus et sapiens) et, de même, ce ne sera qu’après une série de métamorphoses spirituelles que cet homme deviendra humanus, celui qu’il est. Hesse nous avertit toutefois qu’aucun homme n’y arrivera jamais puisque devenir humain, c’est tendre vers un point de fuite à l’horizon, impossible à atteindre, mais vers lequel chaque homme doit s’efforcer d’avancer, tel un pèlerin, cette tentative étant le but de la vie.

Le thème central du genre littéraire qu’est le Bildungsroman est intemporel : devenir soi- même est un processus de la vie de tout individu, processus exacerbé à l’âge de l’adolescence. Hesse creuse cependant un aspect subversif du Bildungsroman : l’individu

4 Hermann Hesse, Demian. Histoire de la jeunesse d’Émile Sinclair, trad. Denise Riboni et Bernadette Burn,

Paris, Stock, 2001, p. 20.

5 Demian explique en effet : « Lorsque les convulsions de la croûte terrestre eurent jeté sur la terre des

animaux marins et dans la mer des animaux terrestres, ce furent les individus les plus forts qui accomplirent l’extraordinaire et, par de nouvelles adaptations, sauvèrent leur race. Si ce furent là les spécimens qui, autrefois, représentaient, dans leur espèce, l’élément conservateur, ou si ce furent plutôt les individus originaux, révolutionnaires, nous l’ignorons. Ils étaient prêts et, ainsi, ils furent capables de sauver leur espèce et de lui permettre par là des métamorphoses nouvelles. Cela est évident. C’est pourquoi nous voulons nous tenir prêts » (H. Hesse, Demian, op. cit., p. 167-168).

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qui veut devenir soi-même doit interroger — voire, le cas échéant, contester — les valeurs et les idéaux de son temps. Chaque pèlerin doit suivre son propre chemin, qui n’est celui d’aucun autre. Or, Hesse est persuadé que cet esprit d’indépendance qui anime l’homme authentiquement humain est dangereusement menacé à son époque — plus, en fait, qu’à toute autre époque de l’histoire. En effet, Hesse écrit à un moment où les mécanismes d’uniformisation des individus mis en place par la civilisation — qui sont par ailleurs nécessaires dans une certaine mesure pour maintenir l’ordre — ont déployé une efficacité jusqu’alors sans précédent et absolument désastreuse. Pour Hesse, l’État moderne est un « Moloch » qui dévore le meilleur de l’individu : sa personnalité unique6. Cette métaphore

du monstre dévoreur n’apparaît nullement exagérée si l’on se rappelle qu’en Europe, certains États (notamment l’Allemagne) prennent le virage du totalitarisme dans les années trente. Toute l’œuvre de Hesse exprime un cri d’indignation visionnaire contre ce crime dont découleront les pires atrocités du siècle, à savoir le mépris de la personnalité de l’individu :

Chacun de mes livres peut être interprété comme un plaidoyer (parfois comme un cri d’alarme) en faveur de la personnalité d’un individu. La créature humaine, en tant qu’individualité unique, avec ses antécédents et ses possibilités, ses dons et ses goûts particuliers, est une chose délicate, fragile, qui a grand besoin d’un défenseur. De même que cet être individuel a contre lui toutes les grandes institutions qui disposent du pouvoir, c’est-à-dire l’État, l’École, l’Église, ainsi que les collectivités de tout genre, les patriotes, les orthodoxes et les catholiques de tout poil, sans compter les communistes et les fascistes, de même, j’ai toujours vu ces puissances dirigées contre moi et contre mes ouvrages et nous avons fait l’expérience de leurs moyens de combat, de ceux qui étaient honnêtes comme de ceux qui étaient brutaux et vulgaires. J’ai eu cent fois la confirmation du danger auquel est exposé l’individu, l’homme non uniformisé, j’ai pu voir à quel point il était sans défense, en butte aux attaques de tout genre et j’ai compris qu’il avait besoin de protection, d’encouragement et d’amour7.

Selon la belle formule de l’éditeur de Hesse chez Suhrkamp (Francfort), Hesse se veut d’abord et avant tout un « avocat de l’individu8 ». Il faut toutefois rappeler que, pour Hesse,

il n’a pas été facile de mener cette croisade. En effet, pour nous, lecteurs d’aujourd’hui, le

6 Hermann Hesse, Le loup des steppes, trad. Juliette Pary, Paris, Calmann-Lévy, 1974, p. XXVI. Désormais,

les renvois à cette édition seront signalés dans le corps du texte, sans mention de titre.

7 Hermann Hesse, Lettres (1900-1962), choix établi par Manès Sperber, trad. Edmond Beaujon, Paris,

Calmann-Lévy, 1981, p. 182 (mars 1954).

8 Siegfried Unseld, « Avocat de l’individu », dans Lionel Richard (dir.), dossier « Hermann Hesse », Magazine

littéraire, no 308 (février 1994), p. 30-31. Unseld note par ailleurs : « C’est toujours en des périodes de crise

que l’œuvre de Hesse est parvenue à son plus intense rayonnement : au lendemain de la Première Guerre, ensuite lors de la crise économique mondiale, et après 1945, donc à chaque fois que des jeunes gens, confrontés à un chaos, se sont trouvés à la recherche d’une direction à prendre » (op. cit., p. 31).

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prix Nobel auréole l’œuvre de Hesse, aussi nous arrive-t-il d’oublier qu’en son temps, cette œuvre a été interdite de publication par les pontifes du nazisme. Cela est compréhensible : une telle œuvre, qui invite le lecteur à interroger les valeurs de sa famille, de son parti, de sa patrie ou de son époque, ne pouvait pas trouver grâce à leurs yeux.

La « crise de l’humanisme »

De tous les romans que Hesse écrit après la Grande Guerre, Le loup des steppes est un cas à part, puisque l’auteur n’y raconte pas seulement la tentative d’un homme pour devenir humain, il exprime un doute angoissé quant au devenir de l’Europe. Dans une scène empreinte de mélancolie, le protagoniste, Harry Haller, errant aux abords d’un cimetière, voit passer un cortège funéraire qui devient à ses yeux le symbole de la mort de la culture européenne :

Le monde civilisé était un cimetière où Jésus Christ et Socrate, Mozart et Haydn, Dante et Goethe n’étaient plus que des noms aveugles sur des tables de métal rouillées, entourées d’une assistance hypocrite et mal à l’aise, qui aurait donné bien des choses pour pouvoir croire encore à ces plaques de zinc jadis sacrées, pour pouvoir prononcer au moins un mot honnête et grave de regret et de désespoir sur ce monde trépassé, mais qui, au lieu de tout cela, restait à se dandiner près d’une tombe (61-62).

Si le but de tout homme digne de ce nom est de devenir toujours plus humain, qu’est-ce qu’un homme peut espérer devenir en cette époque où la culture européenne — dite humaniste, car elle a la vocation d’humaniser l’homme — est en passe de devenir lettres mortes ? Le loup des steppes est sans doute l’une des fictions littéraires qui témoignent le mieux de ce qui est communément admis d’appeler de nos jours la « crise de l’humanisme » : la déliquescence du prestige des discours, des arts et des œuvres qui défendent la dignité de l’esprit9. L’analyse de cette crise, telle que Hesse la théorise dans Le

loup des steppes, nous permettra de mieux comprendre le sens de la « catastrophe » dans ce

roman.

9 Le thème de cette « crise de l’humanisme » dans les écrits de Hesse a retenu l’intérêt de plusieurs

chercheurs : Christine Mondon, Hermann Hesse ou la recherche d’un nouvel humanisme, Stuggart, H.-D. Heinz, 1998 ; Maurice Boucher, Le roman allemand (1914-1933) et la crise de l’esprit. Mythologie des

inquiétudes, Paris, PUF, 1961 ; André Rousseaux, « Hermann Hesse et la crise de l’humanisme », La littérature du XXe siècle, t. VI, Paris, Albin Michel, 1958, p. 223-233. On trouvera une plus vaste

bibliographie sur le sujet, notamment en ce qui concerne les nombreuses publications en langue allemande, dans l’ouvrage de Mondon.

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Une époque charnière

Dans une note liminaire, sorte de préface, l’éditeur du Loup des steppes explique que ce livre est le journal intime qu’un nommé Harry Haller a laissé à ses soins avant de disparaître sans laisser de traces. L’éditeur raconte qu’il a longtemps hésité avant de le publier, car le cas de Harry lui est d’abord apparu comme relevant de la pure pathologie : Harry se décrit comme un intellectuel isolé et malheureux, en proie à un tel malaise existentiel qu’il est hanté par l’idée de se suicider lors de son prochain anniversaire — son cinquantième. Outre cette crise aiguë de la cinquantaine, Harry souffre cruellement d’une époque qu’il juge absurde, horrible et sans culture. L’Europe a vécu une guerre mondiale et une autre — Harry en est persuadé — se prépare sans qu’aucune voix indignée se fasse vraiment entendre. Harry ne trouve du réconfort que dans de rares illuminations, les « traces d’or » que sont pour lui la littérature et la musique des « immortels » (les vrais artistes, tels Goethe et Mozart, ses préférés).

Si l’éditeur a finalement pris la décision de publier le manuscrit de Haller, c’est, dit-il, parce qu’il croit que le drame personnel de Haller permettra au lecteur de mieux comprendre le malaise que l’époque actuelle ne manque pas de susciter :

Je me serais fait scrupule de les communiquer [ces écrits] à d’autres, si j’y avais vu seulement les imaginations pathologiques d’un être isolé, d’une pauvre âme malade. Mais j’y vois autre chose, un document d’époque, car la maladie de Haller n’est pas — je le sais aujourd’hui — la folie d’un seul homme, mais le trouble d’une époque entière, la névrose de toute la génération à laquelle il appartient, et qui s’attaque non pas aux individus faibles et inférieurs, mais précisément aux plus forts, aux mieux doués, à ceux qui possèdent la plus haute intellectualité (25-26).

Le loup des steppes n’est donc pas seulement le journal d’un homme exceptionnel, c’est

aussi l’analyse d’une époque particulière. Pour l’éditeur, celle-ci est marquée par le « chaos » : « Ces écrits […] signifient, textuellement, une marche à travers l’enfer, marche tantôt hésitante, tantôt hardie, à travers le chaos d’un monde spirituel obscurci, marche entreprise avec la volonté de traverser coûte que coûte l’enfer, de tenir tête au chaos, de supporter le mal jusqu’au bout » (26 ; je souligne). Sous la plume de Hesse, ce terme de « chaos » est particulièrement chargé de sens. En effet, en 1920, soit sept ans avant la

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publication du Loup des steppes, Hesse a fait de ce terme le mot-clé d’un essai consacré à l’œuvre de Dostoïevski, sous le titre allemand de Blick ins Chaos (Regard sur le chaos)10.

Un petit détour par cet essai éclairera le sens que Hesse accorde au mot « chaos ». Regard sur le chaos

Dans cet essai, Hesse diagnostique, à la suite d’auteurs comme Nietzsche et Spengler, un essoufflement de la culture européenne11. Cet essoufflement serait perceptible dans le fait

que l’idée que l’Europe s’est longtemps faite du bien et du mal est en train de vaciller. La preuve en serait cet engouement de l’Europe pour les romans de Dostoïevski, notamment pour Les frères Karamazov (1879-1880) : « Que ce soit Dostoïevski, et non pas Goethe ou même Nietzsche que la jeunesse européenne (et surtout allemande) ait adopté pour en faire son grand écrivain, cela me paraît décisif pour notre destin » (FK, 286-287)12.

Hesse ne procède pas à une analyse « académique » de ce roman. En fait, ce type d’analyse lui répugnait plutôt13. Jamais il ne prend la peine de résumer l’œuvre ni de présenter ses

idées sous une forme structurée. Il cite même à ce sujet le narrateur des Frères Karamazov : « Je m’aperçois que ce que j’ai de mieux à faire, c’est de ne pas m’excuser. Je ferai comme je l’entends, et les lecteurs remarqueront d’eux-mêmes que, effectivement, je n’ai fait

10 Sauf erreur de ma part, la seule traduction française de ce texte se trouve, sous le titre « Les frères

Karamazov ou le déclin de l’Europe », dans Hermann Hesse, La bibliothèque universelle, trad. J. Duvernet,

éd. Volker Michels, Paris, José Corti, 1995, p. 286-301. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention FK, suivie du numéro de la page.

11 Hesse admirait le Déclin de l’Occident (1916-1920) de Spengler, dans lequel il est démontré que les

cultures naissent, évoluent et meurent comme des organismes vivants. Interrogé sur la littérature allemande en 1924, Hesse répond : « Spengler […] est toujours au premier rang, par l’étendue de son influence aussi bien que par l’envergure et la vigueur de son talent […], son livre figure parmi les ouvrages les plus intelligents et les plus spirituels de ces dernières années […]. Son défaut consiste uniquement en une certaine absence d’humour et de souplesse » (Lettres, op.cit., p. 44). On verra dans la suite de cette lecture le rôle que l’humour est appelé à jouer pour un homme qui tente de devenir humain à une époque où la culture agonise.

12 Cette influence de Dostoïevski s’accentuera d’ailleurs tout au long du XXe siècle, comme le note Theodore

Ziolkowski : « It is symptomatic that both Sartre and Camus use the Russian novelist as the terminus ab quo for their ethical considerations. Sartre started that existentialism began at the moment when Dostoevsky said that God does not exist. And in The myth of Sisyphus Camus elaborates: “Everything is permitted”, exclaims Ivan Karamazov » (The Novels of Hermann Hesse. A Study in Theme and Structure, Princeton, Princeton University Press, 1965, p. 355).

13 H. Hesse : « J’ai toujours considéré avec méfiance l’aplomb avec lequel les critiques patentés profèrent

leurs jugements sur une époque et sur ses productions culturelles, et je me suis en fait toujours interdit de donner au public une véritable critique. Peut-être aussi, dans le fond de mon âme, un instinct d’économie m’a- t-il empêché d’aller trop avant dans des propos purement intellectuels, pour ne pas assécher le sol qui nourrit la création littéraire » (extrait d’une lettre à Hugo Ball [1926], citée en exergue de La bibliothèque idéale,

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qu’agir comme je l’entendais » (FK, 286). De plus, un parti pris apparaît nettement : quand Hesse parle des « Karamazov », il ne parle pas de tous les Karamazov, mais principalement de deux d’entre eux : Dmitri, l’ivrogne accusé du meurtre de son père, et Ivan, l’athée cynique, auteur de la fable du « Nouvel inquisiteur ». Hesse n’essaie pas d’expliquer Les

frères Karamazov — un roman qu’il juge « inépuisable » (FK, 297) —, il essaie plutôt d’en

« voir la portée » (FK, 295) : « Les œuvres de Dostoïevski, et Les Frères Karamazov plus nettement que toutes les autres, me semblent exprimer et annoncer avec une très remarquable clarté ce que j’appelle “le déclin de l’Europe” » (FK, 286).

Ce déclin serait causé par ce que Hesse appelle l’« idéal des Karamazov » : « L’idéal des Karamazov, cet idéal vieux comme le monde, qui provient du fonds occulte de l’Asie, commence à gagner l’Europe et à miner la spiritualité européenne. C’est retourner dans le sein de la mère, revenir à l’Asie, aux sources, aux “mèresˮ faustiennes, pour bien sûr, comme après toute mort terrestre, connaître ensuite une nouvelle naissance » (FK, 287). Un mot sur l’origine « asiatique » de ce « déclin ». Curieusement, Lawrence aussi a écrit, dans

L’étalon, dans le passage sur la vision apocalyptique de Lou, que le Mal provient d’Asie :

« Mais quelque chose d’étrange s’était produit, qui avait libéré les vastes et mystérieuses forces du Mal. Elle [Lou] sentait que le Mal jaillissait du cœur de l’Asie, comme de quelque pôle étrange, et lentement noyait la terre14 ». Les Européens ont toujours été

fascinés par l’Asie, autant qu’elle les inquiétait, avec la menace d’une invasion des « barbares » (qu’on pense au limes romain qui bordait jadis la frontière germanique de l’empire). À l’époque où Hesse écrit, l’invasion paraît d’autant plus imminente à la suite des récentes révolutions, dont celle d’octobre 1917, que Hesse évoque d’ailleurs avec inquiétude à la toute fin de son essai.

Mais en vérité, Hesse s’inquiète plus du danger d’une nouvelle façon de voir le Bien et le