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Les animaux porte-parole s’expriment dans toutes les langues et dans toutes les espèces. Les fourmis nous ont permis de dire que l’Homme doit être laborieux, les abeilles ont plu à Napoléon parce qu’elles étaient socialement organisées pour donner le pouvoir à la reine, les aigles ont séduit les tyrans, les loups ont permis de parler de la cruauté des hommes et les biches ont incarné la tendresse maternelle. Le réel est ailleurs. Mais la manière dont les hommes utilisent les animaux pour parler d’eux-mêmes nous offre un excellent marqueur de l’histoire des mentalités.

Boris Cyrulnik, Les animaux humanisés Le XXe siècle est un « siècle de métamorphoses1 », selon l’expression de Stefan Zweig dans

son autobiographie Le monde d’hier (1942). Durant la première partie de ce siècle, il y a eu, écrit-il, « plus de transformations et de transformations radicales que d’ordinaire en dix âges d’hommes — presque trop » (MH, 10). Certaines des métamorphoses évoquées par Zweig permettent de mieux comprendre les thèmes principaux des romans qui seront analysés dans cette première partie.

Le XXe siècle est une rupture radicale d’avec la morale bourgeoise du précédent,

essentiellement victorienne : « Tout le XIXe siècle, dit Zweig, était imbu de cette folie de

croire qu’on pouvait résoudre tous les conflits par la raison et que plus on cachait le naturel, plus on tempérait les forces anarchiques » (MH, 95). Les mots d’ordre de ce siècle : cacher, dissimuler, nier. À preuve, la mode féminine : la robe d’une femme n’avait pas pour fonction première de l’habiller, mais de cacher ses formes. Une femme habillée perdait toute liberté dans ses mouvements, c’était, nous dit Zweig, un être « paralysé », « infortuné », « pitoyable ». Au point que le jeune fiancé ne pouvait avoir d’idée juste sur le corps de sa future épouse. De plus, une femme « bien élevée » était une femme « étrangère à la vie », maintenue dans l’ignorance des choses du sexe. Zweig raconte qu’une de ses cousines a fui le domicile conjugal lors de sa nuit de noces, car son mari avait entrepris

1 Stefan Zweig, Le monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, trad. Serge Niémetz, Paris, Belfond, 1993, p. 10.

Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention MH, suivie du numéro de la page.

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cette chose obscène et impensable : la déshabiller… Bien sûr, ce tableau est celui de la « bonne société », soucieuse de moralité (haute aristocratie, petite noblesse, hauts fonctionnaires, représentants de l’industrie, « vieilles familles », etc.). Pour la classe inférieure du prolétariat, par exemple, ce problème n’en était pas un. Et ce genre de vie était surtout mené dans les grands foyers européens (l’histoire de deux romans retenus se déroule en partie à Londres).

Cette répression n’était guère plus saine pour le jeune homme. À l’époque, un garçon, qui est nubile à seize, dix-sept ans, ne l’était, aux yeux de la bonne société, qu’à vingt, vingt- deux ans, âge auquel, en général, il pouvait enfin se marier. Et il n’était réellement devenu un « homme » que lorsqu’il s’était fait une « position », guère avant vingt-cinq ans. Comme le résume Zweig : « Le calendrier bourgeois ne concordait nullement avec celui de la nature » (MH, 112). C’est pour cette raison que l’industrie de la prostitution était si florissante. Se procurer une femme, raconte Zweig, pour quinze minutes, une heure ou une nuit, « coûtait aussi peu de peine à un homme qu’acheter un journal ou un paquet de cigarettes » (MH, 112). En général, c’étaient des jeunes filles de la plus pauvre origine prolétarienne. En fait, il y avait deux mondes distincts : celui de la morale victorienne, en pleine lumière, et le monde souterrain des désirs impurs : « De même que les villes, sous les rues propres, bien balayées, avec leurs beaux magasins de luxe et leurs élégantes promenades, recèlent des canalisations souterraines dans lesquelles se déversent la fange des cloaques, toute la vie sexuelle de la jeunesse devait se jouer, invisible, sous la surface morale de la “société” » (MH, 108). À cet effet, toutes sortes de commodités étaient prévues, comme des « chambres séparées » dans les restaurants. C’était aussi la belle époque des maisons closes, des hôtels sombres et des cabarets. Les mœurs bourgeoises n’étaient donc pas tant une tentative pour « humaniser les conduites » (Norbert Élias) qu’un théâtre d’hypocrisie.

Cet état des choses change radicalement dès le début du XXe siècle. Plusieurs facteurs

seraient à considérer, mais je n’en retiendrai qu’un : la Première Guerre mondiale. Zweig la présente, entre autres, comme la réponse à un naturel « besoin de s’évader une bonne fois du monde bourgeois des lois et des paragraphes » (MH, 278). Au terme de cette guerre, les formes traditionnelles d’autorité, comme l’État, les maîtres à penser ou les parents, n’ont

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définitivement plus d’écho. Comme le raconte Zweig, qui n’appartient pas à la génération décrite : « Du coup, la génération d’après-guerre s’émancipait brutalement de toutes les valeurs précédemment établies et tournait le dos à toute tradition, résolue à prendre elle- même en main sa destinée, s’éloignant de tout le passé et se jetant d’un grand élan vers l’avenir » (MH, 368). Cette volonté d’émancipation est manifeste entre autres dans les œuvres littéraires où un personnage invite à revoir le tabou de la sexualité, longtemps ravalée au rang d’« animalité » dégradante par les convenances et la religion. Ainsi le personnage de Demian fait-il remarquer, dans le roman Demian de Hermann Hesse, publié en 1919, soit juste un an après la guerre :

Ce Dieu, celui du Nouveau comme de l’Ancien Testament, est sans doute une figure très haute et très belle, mais Il n’est pas tout ce qu’il devrait être. Il est le Bien, le Beau, le Père céleste, l’Amour, rien de plus vrai ! Mais l’univers n’est pas fait de cela seulement ; or, le reste on l’attribue tout simplement au diable, et ainsi l’on escamote et passe sous silence toute cette seconde moitié du monde. On adore en Dieu le Père de toute vie et, d’autre part, l’on tait purement et simplement la vie sexuelle sur laquelle repose pourtant l’existence elle-même, et on dénonce qu’elle est péché et œuvre du diable. Que l’on vénère ce Dieu Jéhovah, je n’y vois aucune objection. Mais il me semble que nous devrions vénérer tout ce qui existe et considérer comme sacré l’univers tout entier, pas seulement cette moitié officielle, artificiellement détachée du tout. Aussi, devrions-nous, outre le culte de Dieu, célébrer le culte du diable, ou plutôt, on devrait avoir un Dieu qui contînt le diable en Lui, et devant lequel l’on n’eût pas à fermer les yeux quand se passent les choses les plus naturelles du monde2.

Les romans que nous nous apprêtons à aborder racontent justement cette réhabilitation progressive de l’« animalité » en l’homme. En effet, de L’étrange cas du Dr Jekyll et

M. Hyde de Stevenson (1886), à Morwyn de Powys (1937), on assistera à l’émergence d’un

discours qui réhabilite la part animale, d’abord de façon ambiguë, puis avec de plus en plus d’audace.

Si, à l’époque, cette réhabilitation est d’abord perçue comme une hérésie (Lawrence sera poursuivi par la censure et se défendra dans Pornographie et obscénité, en 1929), elle ne surgit cependant pas ex nihilo. Comme pour les « blessures narcissiques », l’on pourrait esquisser une petite archéologie du thème. Dans La naissance de la tragédie grecque, publiée en 1872, soit un an après que Darwin a appliqué la théorie de l’évolution à l’homme, Nietzsche corrigeait une idée reçue : pour les Grecs de l’Antiquité, l’homme n’était pas seulement « fils » d’Apollon (dieu de la raison, de la mesure, du savoir-faire),

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mais aussi de Dionysos (dieu de la folie, des pulsions et des fantasmes). Nietzsche met d’ailleurs en vers cette vision de l’homme dans ses Dithyrambes pour Dionysos (1888), où sont célébrées « des vérités faites pour nos pieds / des vérités qui se puissent danser3 ». Les

échos de Nietzsche dans le corpus de l’humanimalité sont parfois explicites : dans Le loup

des steppes, les personnages le citent souvent, et l’homme y est présenté comme un animal qui danse. Quant à Lawrence, il ne cite pas Nietzsche, mais il inscrit son roman sous le

signe du grand dieu Pan, dont on verra la filiation thématique avec Dionysos.

Entendons-nous : avec les auteurs retenus — voire d’autres qui ne figurent pas dans ce corpus —, l’« animalité » en l’homme ne se trouve pas réhabilitée une bonne fois pour

toutes. La ténacité des anciennes superstitions perce encore dans des romans publiés de nos

jours — et plus encore dans la presse quotidienne, où l’on martèle incessamment le « sophisme de la bestialité ». Mais dans la suite de ce corpus, les œuvres de la deuxième partie, il ne sera presque plus question de cette « animalité »-là, comme si ce thème avait eu sa plus fertile saison dans les années vingt et trente. Il est vrai que, par la suite, les auteurs seront occupés à une toute autre tâche : questionner le cœur humain sans évoquer le traditionnel « sophisme de la bestialité » car, une fois confronté à la Deuxième Guerre mondiale, il n’apparaîtra que trop crûment que l’homme cachait en lui, depuis toujours, quelque chose de plus terrible qu’une prétendue « animalité ».

3 Fredrick Nietzsche, Poèmes 1858-1888. Dithyrambes pour Dionysos, trad. Michel Haar, Paris, Gallimard

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La fiction de l’homo victorianus

Lecture de L’étrange cas du Dr Jekyll et M. Hyde, de Robert Louis