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Et ne vous trompez pas, les mineurs ne sont pas des « hommes » dans le sens que vous donnez à ce mot. Ce sont des animaux que vous ne comprenez pas, que vous ne pourriez jamais comprendre. Les masses ont toujours été les mêmes, et le seront toujours. Les esclaves de Néron différaient extrêmement peu de nos mineurs ou des mécaniciens de Ford. On ne peut pas changer les masses. C’est là un des faits les plus importants de la science sociale. Panem et circenses. L’éducation moderne n’est qu’un mauvais succédané du cirque. Ce qui nous perd aujourd’hui, c’est que nous avons fait de larges coupures dans la partie cirque du programme, et empoisonné nos masses avec un peu d’éducation.

D. H. Lawrence, L’amant de lady Chatterley Lorsqu’il fait paraître La Machine, sa première histoire de fiction publiée en volume, le jeune Wells, qui a vingt-neuf ans, s’empresse d’en envoyer un exemplaire à son mentor, le naturaliste Thomas Huxley, surnommé le « bulldog de Darwin », dont il a suivi les cours de biologie à la Normal School of Science, avec les mots suivants : « Je vous envoie ce petit livre qui, je l’espère, pourrait vous intéresser. L’idée centrale — la sécurité entretient la dégénérescence — découle d’un certain nombre d’études biologiques1 ». En son temps,

Wells est l’auteur de fiction le plus fortement inspiré par la théorie scientifique de l’évolution de Darwin. Dans son autobiographie, il écrit : « Cette année que j’ai passée dans la classe de Huxley a été sans conteste l’année la plus instructive de ma vie2 ». Les

implications philosophiques de la question de l’évolution de l’homme deviendront le thème central de la pensée de Wells : « Que l’homme ne soit pas final, tel est le grand fait troublant, insondable et inexorable qui s’impose à nous dans la découverte scientifique de l’avenir, et, selon moi du moins, la question de savoir ce qui viendra après l’homme est la plus obstinément fascinante et la plus insoluble de toutes celles qu’offre le monde. Il va

1 Herbert George Wells cité par Joseph Altairac, dans H. G. Wells. Parcours d’une œuvre, Amiens, Encrage,

1998, p. 31.

2 Herbert George Wells, Une tentative d’autobiographie, trad. Antonina Vallentin, Paris, Gallimard (NRF),

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sans dire que nous ne pouvons y faire aucune réponse. L’imagination que nous possédons refuse de s’élever à la hauteur de cette tâche3 ».

La Machine est le récit d’un récit. Le narrateur, nommé Hillyer, dit rapporter

scrupuleusement chaque mot de l’« Explorateur du temps » (on ne connaîtra jamais son vrai nom), qui raconte à une société d’amis son séjour de plus d’une semaine en l’an 802 701, grâce à une machine de son invention.

Au début du récit, le ton enthousiaste de l’Explorateur fait croire au lecteur que La Machine est une énième variation sur le thème de l’utopie : « Quels étranges développements de l’humanité, quelles merveilleuses avances sur notre civilisation rudimentaire n’allais-je pas apercevoir […]4 ! » Mais en vérité, La Machine n’est pas un récit utopique traditionnel,

dans le sens où une civilisation parfaite offre généreusement ses merveilles au touriste venu la contempler. Comme le constatera l’Explorateur une fois arrivé à destination : « Dans quelques-unes des visions d’Utopie et des temps à venir que j’ai lues, il y avait des quantités de détails sur la construction, les arrangements sociaux, et ainsi de suite. Mais ces détails, qui sont assez faciles à obtenir quand le monde entier est contenu dans votre seule imagination, sont absolument inaccessibles à un véritable voyageur, surtout parmi la réalité telle que je la rencontrai là » (77-78).

Nous sommes dans un roman et non dans une utopie : le monde de l’an 802 701 ne se livrera pas sous la forme d’une visite guidée, mais sous celle d’une énigme à résoudre. Cette énigme est incarnée dans la toute première chose qui tombe sous le regard de l’Explorateur à son arrivée, la gigantesque statue d’un sphinx blanc trônant sur un piédestal de bronze :

Une figure colossale, taillée apparemment dans quelque pierre blanche, apparaissait, incertaine, au- delà des rhododendrons, à travers l’averse brumeuse. Mais le reste du monde était invisible […]. Comme la grêle s’éclaircissait, j’aperçus plus distinctement la figure blanche. Elle devait être fort

3 Herbert George Wells, « La découverte de l’avenir », dans Œuvres, Paris, Mercure de France, 1963, p. 31-

32.

4 Herbert George Wells, La Machine à explorer le temps, trad. Henry D. Davray, Paris, Mercure de France

(Folio), 1986, p. 41. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés dans le corps du texte, sans mention de titre. Soulignons que les divisions des chapitres de la version française de ce roman ont été revues par Wells et son traducteur français, elles ne correspondent donc pas toujours aux divisions anglaises, mais l’ensemble du texte, lui, est quasiment identique.

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grande, car un bouleau ne lui allait qu’à l’épaule. Elle était de marbre blanc, et rappelait par sa forme quelque sphinx ailé […]. Le piédestal, me semblait-il, était de bronze et couvert d’une épaisse couche de vert-de-gris. Il se trouva que la face était de mon côté, les yeux sans regard paraissaient m’épier ; il y avait sur les lèvres l’ombre affaiblie d’un sourire. L’ensemble était détérioré par les intempéries et donnait l’idée désagréable d’être rongée par une maladie. Je restai là à l’examiner pendant un certain temps — une demi-minute peut-être ou une demi-heure (43).

On se rappelle que, dans la tradition antique, le Sphinx dévore les hommes qui ne résolvent pas cette énigme : « Quel animal marche à quatre pattes le matin, à deux le midi et à trois le soir ? » La réponse est l’« homme » qui, au « matin » de sa vie, se traîne à quatre pattes ; au « midi », marche debout sur ses deux jambes ; et au « soir », se déplace en s’appuyant sur une canne. Cependant, nous verrons que, dans la fiction de Wells, l’énigme n’aura pas pour objet les étapes du développement normal et tragique d’un homme (enfance, maturité, vieillesse), mais le sort tragique de toute l’espèce humaine (de l’évolution à la dégénérescence) — et l’an 802 701 apparaîtra comme le « crépuscule de l’humanité » (titre du chapitre VI)5.

Une catastrophe : la dégénérescence

Si Wells est le premier auteur de fiction à inventer une machine à voyager dans le temps, il n’est pas le premier à raconter une histoire qui se passe dans le futur6. Mais contrairement à

la plupart de ses prédécesseurs, il écrit après Darwin. Jusqu’alors, la fiction n’avait jamais vraiment proposé d’imaginer un homme du futur physiquement différent de celui que nous connaissons. Par exemple, dans la plupart des utopies, homo sapiens gagnait simplement en sagesse. Mais pour Wells émule de Darwin, l’homme est un être de métamorphoses qui ne cessera jamais de s’adapter à son environnement. Or, le milieu naturel de l’homme, ce n’est plus depuis longtemps la nature, mais la civilisation qu’il a édifiée — et la civilisation de l’époque, nous met en garde Wells dans ce roman de 1895, si elle persiste dans ses voies actuelles, condamnera l’homme à évoluer en des voies inhumaines. La Machine à explorer

le temps est donc une mise en garde contre une « catastrophe » à venir : le fait, attesté par la

5 Sur le symbolisme du Sphinx dans cette histoire, voir Frank Scafella, « The White Sphinx and The Time

Machine », Science Fiction Studies, vol. 8, no 3 (nov. 1981), p. 255-265, et David Ketterer, « Œdipus as Time

Traveller », Science Fiction Studies, vol. 9, no 3 (nov. 1982), p. 340-341. Dans ses articles à caractère

scientifique, Wells emploie le terme de « dégénération » (« degeneration ») plutôt que celui de « dégénérescence », mais ce mot est tombé en désuétude.

6 Voir à ce sujet l’impressionnante liste que donne Harry M. Geduld dans The Definitive Time Machine. A

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science de la biologie, que l’évolution de l’homme pourrait, en certaines conditions, se muer en une dégénérescence.

Lors de la parution de La Machine, des critiques ont affirmé que Wells était un « homme de génie7 » et que son histoire était une « nouvelle chose sous le soleil8 ». Mais en vérité, avec

cette fiction, Wells a réalisé bien plus cela : il a, comme l’a justement souligné Borges, « étendu les possibilités du roman9 ». Avant Wells, aucune imagination ne s’était autorisée

à explorer si avant le devenir humain : la limite même où l’homme cesse d’être « humain »10.

Les trois hypothèses

Au cours de son séjour de huit jours en l’an 802 701, l’Explorateur formulera, à partir de ses observations, trois hypothèses scientifiques fondées sur la théorie de l’évolution, l’aboutissement des connaissances biologiques de son époque. D’abord, l’Explorateur formule une première hypothèse après avoir rencontré les Éloïs, qu’il croit être les seuls descendants d’homo sapiens (chapitre VI, « Le crépuscule de l’humanité »). Puis, l’Explorateur en formule une autre, après avoir été confronté aux Morlocks, des créatures souterraines qui rappellent le singe, mais qui sont eux aussi — cela ne fait aucun doute à son esprit — les descendants d’homo sapiens (chapitre IX, « Explorations »). Pour

7 Article non signé, « A Man of Genius », Review of Reviews (mars 1895), p. 263, reproduit dans Patrick

Parrinder, H. G. Wells. The Critical Heritage, London, Routledge and Kegan Paul, 1972, p. 33.

8 Article non signé et non titré, Daily Chronicle (27 juillet 1895), p. 3, reproduit dans ibid, p. 38.

9 Jorge Luis Borges, « Le premier Wells », Œuvres complètes, éd. Jean Pierre Bernès, trad. Paul Bénichou et

Sylvia Bénichou-Roubaud, Paris (Pléiade), vol. I, 2010, p. 740.

10 Il y a certes des auteurs antérieurs à Wells — et même antérieurs à Darwin — qui ont eux aussi évoqué,

dans un cadre scientifique ou pseudo-scientifique, les métamorphoses de l’animal homme au cours de son existence (par « scientifique », j’exclus tous les récits mythologiques de métamorphoses). Je pense, entre autres, à Diderot et à son Rêve de d’Alembert, rédigé en 1769. Dans ce texte, sorte de dialogue théâtral, des personnages discutent, entre autres, des multiples métamorphoses que l’espèce humaine a dû vivre ou qu’elle vivra au cours de son « évolution » (ce terme n’étant pas employé). Pour sa part, Wells ne fait pas qu’évoquer ces métamorphoses : son personnage est réellement confronté au descendant d’homo sapiens. Contrairement à l’Explorateur, d’Alembert, lui, ne risque jamais d’être dévoré vivant par les descendants cannibales d’homo

sapiens. On pourrait admettre que les deux œuvres relèvent également de la fiction, mais il n’en demeure pas

moins que l’usage que fait chaque auteur de la fiction est fondamentalement différent : chez Diderot, le lecteur est confronté à des idées ; chez Wells, le lecteur est confronté à un monstre. Par ailleurs, je rappelle que les œuvres de l’humanimalité, si elles évoquent les métamorphoses de l’homme, s’interrogent surtout sur le devenir de la « qualité humaine ». Nous verrons que, pour Wells, si l’homme a cessé d’être humain vers l’an 802 701, ce n’est pas simplement parce qu’il est pris dans le flot de l’évolution, mais parce qu’à un moment précis de son évolution, son égoïsme fut tel que sa « qualité humaine » s’en est trouvée irrémédiablement perdue.

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terminer, l’Explorateur propose une dernière hypothèse sur l’évolution de la relation entre les Éloïs et les Morlocks (chapitre XIII : « La trappe du Sphinx Blanc »).

Toutes les péripéties du roman se déroulent comme si l’enjeu était la résolution de l’énigme philosophique du Sphinx : qu’est-ce que le devenir humain ? Peu après avoir rencontré les Éloïs, au moment où le soleil se couche, l’Explorateur découvre avec effroi que sa Machine a disparu. Des traces sur le sol indiquent qu’elle a été traînée à l’intérieur du piédestal creux de la statue du Grand Sphinx Blanc. L’Explorateur passe une horrible nuit à tenter désespérément de forcer les panneaux du socle de la statue. Ce n’est qu’au petit matin qu’il se ressaisit : après tout, il n’y a pas grand risque que quelqu’un d’autre utilise la Machine car, avant de s’éloigner d’elle, il avait pensé à retirer les petits leviers qui permettent de l’actionner et à les glisser dans sa poche. Rasuré momentanément, l’Explorateur se « soumet » à l’énigme du Sphinx :

Patience, me disais-je, si tu veux avoir ta Machine, il te faut laisser le Sphinx tranquille. S’ils veulent la garder, il est inutile d’abîmer leurs panneaux de bronze, et s’ils ne veulent pas la garder, ils te la rendront aussitôt que tu pourras la leur réclamer. S’acharner sur une énigme comme celle-là est désespérant. C’est le chemin de la monomanie. Affronte ce monde nouveau. Apprends ses mœurs, observe-le, abstiens-toi de conclusion hâtive quant à ses intentions. À la fin tu trouveras le fil de tout cela (73-74).

Ce ne sera effectivement qu’à la toute fin, quand l’Explorateur aura trouvé « le fil de tout cela » (74), que, retournant aux pieds du Sphinx, il découvrira — comme par hasard — les panneaux du piédestal ouverts, qu’il reprendra possession de sa Machine et qu’il regagnera enfin son époque pour livrer son récit.

L’objet principal de notre lecture de La Machine sera de montrer que l’intérêt des hypothèses scientifiques de l’Explorateur réside principalement dans leurs implications

philosophiques sur le devenir humain. D’ailleurs, dans les premières versions manuscrites

de La Machine, l’Explorateur était surnommé « le Philosophe »11.

11 Wells a rédigé pas moins de sept versions de La Machine, voir à ce sujet H. M. Geduld, The Definitive Time

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Première hypothèse : penser l’« Homo eloïensis12 »

Par rapport à l’homo sapiens de l’an 1885, celui de l’an 802 701 semble avoir dégénéré. Les Éloïs — ainsi qu’ils s’appellent — ont l’air de grandes fillettes étonnamment frêles. L’espèce est sans doute encore faber, car les Éloïs portent de jolies robes et des sandales, mais il semble n’y avoir aucun artisan parmi eux, pas plus que d’outil ni d’atelier de confection (un mystère que l’Explorateur résoudra plus tard). L’espèce est encore sapiens, car pratiquant un langage articulé, mais cette langue, bien qu’harmonieuse et douce, est pauvre et ne permet que l’expression de besoins immédiats. Impossible, pour l’Explorateur, de leur faire comprendre qu’il a voyagé à travers la « quatrième dimension » — le temps — pour se rendre jusqu’à eux. Ils se contenteront de croire qu’il est venu du Soleil avec l’orage. Une mythologie primitive a réinvesti le champ de la pensée explicative. De toute façon, leur curiosité n’est qu’un bref étonnement facilement distrait. En effet, une fois passé le choc enjoué de la première rencontre, ils ignorent l’Explorateur. Aucun d’eux ne se donnera la peine de tenter de communiquer avec lui — encore moins d’apprendre quelques mots de sa langue. De son côté, l’Explorateur constate qu’il les ennuie, les épuise même, avec ses questions : « Je n’ai jamais vu des gens plus indolents et plus facilement fatigués » (54). Non, sapiens n’est plus : « S’orner de fleurs, chanter et danser au soleil, c’était tout ce qui restait de l’esprit artistique ; rien de plus » (64). Il semblerait également que sapiens ne soit plus « humanus », dans le sens de sensible à la pitié et à la compassion pour son

prochain. En atteste une scène assez navrante où des Éloïs assistent sans réagir à la noyade

de l’une des leurs. L’Explorateur la sauve in extremis. Elle s’appelle Weena ; elle seule deviendra son amie, s’attachant à lui à la manière d’un enfant.

Quant à la civilisation, elle n’est plus qu’une « splendeur ruinée » (56). Si ce n’était des ruines qui parsèment le paysage, le décor évoquerait les représentations classiques de l’âge d’or : « Nulles haies ; nul signe de propriété, nulle apparence d’agriculture ; la terre entière était devenue un jardin » (59). L’Explorateur se demande s’il ne contemple pas là les ruines d’un monde communiste arrivé au terme de l’Histoire (la réponse viendra plus tard). Une chose est certaine, homo sapiens est désormais le seul mammifère : « À vrai dire, je

12 Les expressions de « Homo eloïensis » et de « Homo morlorckensis » sont tirées de Darko Suvin, Pour une

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m’aperçus peu à peu que les chevaux, le bétail, les moutons, les chiens avaient rejoint l’ichtyosaure parmi les espèces disparues » (53).

L’Explorateur formule alors sa première hypothèse. À l’origine, se dit-il, l’homme était un animal bien vulnérable dans la Nature, n’ayant ni armes ni défenses naturelles, au contraire des animaux qui, selon les espèces, ont des cornes, des crocs et des griffes pour attaquer ou se défendre, ainsi qu’une toison ou une fourrure pour se protéger contre le froid. Mais homo sapiens a cependant surmonté ce handicap naturel en développant la science et la technique

qui lui ont permis de façonner petit à petit la Nature selon ses besoins et ses volontés. Et il semblerait qu’au fil des générations, les triomphes de l’humanité se soient succédé sans cesse, assez pour que le rêve d’une Nature entièrement soumise devienne enfin réalité. L’homme est vraiment devenu, selon le souhait des philosophes rationalistes, « maître et possesseur de la Nature ». Sans doute le hasard a-t-il été providentiel : le soleil, qui semble avoir gagné en volume, irradie une douce chaleur constante.

Cet équilibre parfait entre l’homme et la Nature a malheureusement eu un effet pernicieux sur l’évolution de l’humanité : l’homme, ne se trouvant plus dans la nécessité d’affronter le monde pour survivre, a cessé d’être un animal à la hauteur de ce défi. Or, c’était justement de cet affrontement héroïque que son imagination, son intelligence, son adresse et sa compassion pour ses semblables étaient nées. Ces qualités n’étant plus sollicitées, elles se sont atrophiées. Ne plus être tout à fait humain, tel fut le prix du « trop parfait triomphe de l’homme » :

Mais avec ce changement des conditions viennent inévitablement les adaptations à ce changement, et à moins que la science biologique ne soit qu’un fatras d’erreurs, quelles sont les causes de la vigueur et de l’intelligence humaines ? Les difficultés et la liberté : conditions sous lesquelles les individus actifs, vigoureux et souples, survivent et les plus faibles succombent ; conditions qui favorisent et récompensent l’alliance loyale des gens capables, l’empire sur soi-même, la patience et la décision […]. Maintenant, où sont ces dangers ? (62)

Deuxième hypothèse : penser l’« Homo morlockensis »

En examinant l’un des curieux et obscurs puits de ventilation qui parsèment le paysage, l’Explorateur se trouve pour la première fois face à face avec l’autre descendant d’homo

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m’observait dans les ténèbres » (86). Par sa silhouette, l’animal rappelle « le singe » (86). Celui-ci s’enfuit : « Je ne peux même pas dire s’il courait à quatre pattes ou seulement en tenant ses membres supérieurs très bas » (87). Pour l’Explorateur, cette créature, qui a « l’air d’une araignée humaine » (87), est « quelque chose d’humain » (87). Cette découverte met à mal sa première hypothèse : « Que vient faire ce lémurien […] dans mon schéma d’une organisation parfaitement équilibrée ? Quel rapport peut-il bien y avoir avec l’indolente sérénité du monde d’au-dessus ? Et que se cache-t-il là-dessous, au fond de ce puits ? » (88) Descendant au fond du puits, l’Explorateur surprend d’autres créatures semblables en train de dévorer des chairs sanglantes : « À ce moment-là même, je me rappelle m’être demandé quel grand animal pouvait avoir survécu pour fournir la grosse pièce saignante que je voyais » (100). Ces créatures se montrent hostiles, mais l’Explorateur les repousse en craquant quelques-unes de ses allumettes (le feu, pour ces créatures nocturnes, est une nouveauté effrayante). Remontant à la surface, l’Explorateur, épuisé et troublé, apprend des Éloïs que ces étranges animaux appartiennent à la race des Morlocks. Il formule alors une nouvelle hypothèse qui lui permettra, entre autres, de résoudre le « problème économique » de la confection des robes et des sandales des Éloïs. Selon l’Explorateur, l’espèce humaine se serait, au cours des millénaires, dissociée en deux lignées : les Éloïs, êtres diurnes, frugivores, indolents et stériles vivant à la surface ; et les Morlocks, êtres nocturnes, souterrains et cannibales. La scission entre les deux