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Lecture de L’île du docteur Moreau, de George Herbert Wells (1896) Il existe infiniment plus d’hommes qui acceptent la

civilisation en hypocrites que d’hommes vraiment et réellement civilisés.

Freud, Essais de psychanalyse À l’origine de ce roman, il y a un article scientifique, « The Limits of Individual Plasticity », que H. G. Wells signe dans le Saturday Review, le 19 janvier 1895.

Il y développe l’idée que l’homme est détenteur du droit et des moyens techniques de sculpter la physionomie d’un animal selon sa volonté : « there is in science, and perhaps even more in history, some sanction for the belief that a living thing might be taken in hand and so moulded and modified that at best it would retain scarcely anything of its inherent form and disposition; […] the thread of life might be preserved unimpaired while shape and mental superstructure were so extensively recast as even to justify our regarding the result as a new variety of being1 ». Entre autres techniques permettant ce miracle, Wells évoque la

transfusion sanguine, la vaccination et autres méthodes similaires d’inoculation, l’amputation, la greffe d’organe ou de tissus — entre membres d’une même espèce animale ou non —, sans oublier, surtout, la vivisection : « If we concede the justification of vivisection, we may imagine as possible in the future, operators, armed with antiseptic surgery and growing perfection in the knowledge of the laws of growth, taking living creatures and moulding them into the most amazing forms; it may be, even reviving the monsters of mythology, realizing the fantasies of taxidermist, his mermaids and what-not, in flesh and blood ».

En outre, pour Wells, les possibilités de métamorphose ne sont pas seulement physiologiques, mais aussi psychiques. À preuve, les promesses de la science émergente de

1 Herbert George Wells, « The Limits of Individual Plasticity », dans H. G. Wells, Early Writings in Science

and Science Fiction, éd. Robert M. Philmus et David Y. Hugues, Berkley, University of California Press,

1975, p. 36-39. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés dans le corps du texte, par la seule mention EW, suivie du numéro de la page. Les textes de ce volume n’ont jamais été traduits en français.

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l’hypnotisme, dont les effets, selon lui, seraient analogues à ceux de l’éducation morale sur l’homme : « In our growing science of hypnotism we find the promise of a possibility of replacing old inherent instincts by new suggestions, grafting upon or replacing the inherited fixed ideas. Very much indeed of what we call moral education is such an artificial modification and perversion of instinct; pugnacity is trained into courageous self-sacrifice, and suppressed sexuality into pseudo-religious emotion ».

Six mois après la publication de cet article, Wells fait paraître L’île du docteur Moreau, où ledit docteur reprend mot pour mot la plupart des arguments sur la vivisection et l’hypnotisme défendus dans l’article paru plus tôt, notamment au chapitre VIII, intitulé « Moreau s’explique »2. Prendick, le narrateur — qui a fait des études de biologie sous la

direction de Huxley, comme Wells —, raconte comment, seul survivant d’un naufrage — les derniers survivants s’étant égorgés lorsqu’il a été question de cannibalisme pour survivre —, il voguait dans une barque, au seuil de la mort, avant d’être recueilli par le docteur Moreau et son assistant, Montgomery, sur une île sans nom, située non loin des Galápagos, où Darwin a effectué les observations qui ont nourri sa théorie de l’évolution. Les deux hommes ne l’ont rescapé qu’à contrecœur et lui interdisent de s’aventurer sur l’île. Mais pendant qu’ils se livrent à de mystérieuses expériences de vivisection sur des animaux dans leur laboratoire — « la chambre de Barbe-Bleue3 », comme l’appelle

Montgomery —, Prendick explore l’île et découvre une étrange population. Tous les

2 Dans les premières éditions anglaises, une note insérée à la fin du roman précisait cet emprunt à l’article :

« The substance of the chapter entitled “Dr Moreau Explains”, which contains the essential idea of the story, appeared as a middle article in the Saturday Review in January 1895 ». Voir à ce sujet H. G. Wells, The Island

of Doctor Moreau. A Variorum Text, éd. Robert M. Philmus, Athens-London, The University of Georgia

Press, 1993, p. 88.

3 Herbert George Wells, L’île du Docteur Moreau, trad. Henry D. Davray, Paris, Mercure de France (Folio),

2004, p. 44. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés dans le corps du texte, sans mention de titre. Soulignons que la version française de L’île du docteur Moreau est inédite en anglais. En effet, le traducteur, Henry D. Davray (1873-1944), a obtenu une version revue et corrigée par Wells, version qui n’est jamais parue en anglais. En fait, comme l’explique Davray dans une lettre parue au Mercure de France, la version française est la plus fidèle des deux à la pensée de l’auteur : « Dès que l’éditeur anglais renoncera à réimprimer ce roman sur des clichés et consentira à le recomposer, c’est un texte conforme à la traduction française que les Anglais pourront lire » (« Une réponse de M. Henry-D. Davray », Mercure de France [juillet-août 1965], p. 635). Le lecteur francophone peut comparer les versions anglaise et française de L’île

du docteur Moreau en consultant l’édition de Jean-Paul Engélibert qui présente les variantes des deux

versions (L’homme fabriqué. Récits de la création de l’homme par l’homme, Paris, Garnier, 2000, p. 663- 782). Pour ce qui est de la découverte — somme toute récente — des différences entre les deux versions dans le milieu anglophone, voir Robert P. Philmus, « The Strange Case of Moreau Gets Stranger », Science Fiction

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insulaires sont laids et contrefaits : bustes d’une longueur anormale, jambes courtes, oreilles pointues et poilues, pupilles de fauves, dents acérées très longues, rarement plus de trois doigts à la main (si l’on peut appeler « mains » leurs étranges appendices). Et chacun d’eux évoque une parenté avec une ou plusieurs espèces animales…

Prendick conclut avec horreur que ces êtres sont des hommes que le docteur Moreau a animalisés : « Était-ce concevable, pensais-je, qu’une chose pareille fût possible ? La vivisection humaine ! » (76) Craignant d’être à son tour le sujet d’une dégradante expérience, il tente d’inciter les insulaires à se révolter contre leurs bourreaux, mais ces êtres semblent avoir oublié leur vie d’avant l’opération. Leur esprit est imprégné d’une étonnante Loi qu’ils psalmodient pathétiquement et qui leur interdit les actes les plus absurdes, sous prétexte que « chacun a un besoin qui est mauvais » :

Ne pas marcher à quatre pattes. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? Ne pas laper pour boire. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ?

Ne pas manger de chair ni de poisson. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? Ne pas griffer l’écorce des arbres. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? Ne pas chasser les autres hommes. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? (89) Cette loi auréole Moreau d’un statut divin, créateur et juge de toute chose :

À lui, la maison de souffrance. À lui, la main qui crée. À lui, la main qui blesse. À lui, la main qui guérit. À lui, l’éclair qui tue. À lui, les étoiles du ciel (90).

Moreau et Montgomery finissent par retrouver Prendick et lui révèlent que les insulaires ne sont pas des « hommes animalisés », mais des « animaux humanisés ». Depuis près de dix ans, Moreau tente infatigablement de créer un être humain à partir d’un animal : « Après tout [dit Moreau], qu’est-ce que dix ans ? Il a fallu des centaines de milliers d’années pour faire l’homme » (121).

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L’île du docteur Moreau peut être lu comme « une puissante et entièrement imaginative

réponse à l’implication de l’évolution4 ». En effet, les deux types d’opération que Moreau

fait subir aux animaux, la vivisection et l’hypnotisme, sont la métaphore de l’évolution humaine. D’abord, en sculptant leurs pattes, leurs corps et leurs cerveaux, Moreau leur fait accomplir le processus de l’hominisation : ils deviennent faber, erectus et sapiens. Puis, en manipulant leur esprit, il leur fait accomplir le processus de l’humanisation : ils deviennent

humanus. Avec cette deuxième « scientific romance », Wells propose donc une autre

exploration du devenir humain de l’homme.

Des lecteurs indignés

Les critiques n’ont cependant pas apprécié cette deuxième déclinaison du thème. Si La

Machine à explorer le temps a été accueilli, comme nous l’avons vu, comme l’œuvre d’un

« homme de génie », L’île du docteur Moreau a été dénoncé comme le fantasme d’un sadique : « Wells a pris goût au sang » (« the author […] has tasted blood »)5. Voici un

échantillon représentatif des commentaires les plus outrés : Wells décrit « avec le zèle d’un inspecteur sanitaire inspectant un cimetière bondé » ; les détails rapportés sont « indignes d’une œuvre d’art » ; ce roman est la preuve de « l’échec des possibilités esthétiques du sang » ; un roman d’« horreur bas de gamme » ; « même parmi les auteurs de fiction, le talent s’accompagne de responsabilités — un fait que Wells semble avoir oublié » ; « L’horreur décrite dans ce roman soulève pertinemment la question de la légitimité de susciter des émotions de répulsion dans une œuvre d’art » ; « ces horreurs n’ont même pas le mérite des rubriques d’un tabloïde de faits divers policiers, lequel n’est jamais complètement dénué d’intérêt6 », etc. Il est vrai que certains passages du roman sont, pour

l’époque, particulièrement sanglants : « Je vis du sang dans une rigole, du sang coagulé et d’autre encore rouge, et je respirai l’odeur particulière de l’acide phénique. Par l’entrebâillement d’une porte, de l’autre côté de la cour, j’aperçus, dans l’ombre à peine distincte, quelque chose qui était lié sur une sorte de cadre, un être tailladé, sanguinolent et

4 B. Bergonzi : « The Island of Dr Moreau, if my reading of it is correct, is a version of the “island myth”

which conveys a powerful and wholly imaginative response to the implications of evolution » (The Early

H. G. Wells, op. cit., p. 111).

5 Chalmers Mitchell, texte non titré, Saturday Review (11 avril 1896), p. 368-369, reproduit dans P. Parrinder,

H. G. Wells. The Critical Heritage, op. cit., p. 44.

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entouré de bandages, par endroits » (75). Je rappelle que dans L’étrange cas du Dr Jekyll et

M. Hyde, publié dix ans avant le roman de Wells, il n’y a pas la moindre goutte de sang,

bien que des personnages y décrivent comment Hyde piétine une petite fille et assassine sauvagement un homme à coups de canne7

L’île du docteur Moreau a aussi soulevé un débat autour de sa vraisemblance : est-il en

effet possible, pour un chirurgien, de sculpter la matière vivante ainsi que le fait Moreau ? Il est vrai, là encore, que, dans la première édition du roman, Wells insistait étonnamment sur la vraisemblance de sa fiction, avec cette note glissée au verso de la dernière page du récit du narrateur : « Strange as it may seem to the unscientific reader, there can be no denying that, whatever mount of credibility attaches to the detail of this story, the manufacture of monsters — and perhaps even of quasi-human monsters — is within the possibilities of vivisection8 ». On se souvient que, dans La Machine à explorer le temps, le

« boniment scientifique » n’avait été employé que dans le but de « domestiquer l’hypothèse impossible »9… En réponse à l’incrédulité tenace des critiques et des lecteurs, Wells

rappelle dans le Saturday Review (7 novembre 1896) que le British Medical Journal a livré dans son édition du 31 octobre 1896 le compte rendu de la réussite d’une opération de greffes de tissus nerveux entre un homme et un lapin10.

Puis, six mois après la parution du roman, Wells soulève une autre controverse en signant dans le Fortnightly Review (octobre 1896) un article intitulé « Human Evolution : an Artificial Progress », où il établit une distinction claire entre l’évolution biologique de l’homme (disons naturelle) et l’évolution culturelle (disons artificielle), tout en renvoyant explicitement à L’île du docteur Moreau :

Dans l’homme civilisé, on trouve 1) un facteur héréditaire, l’homme naturel, qui est le produit de la sélection naturelle, le singe supérieur, un type d’animal plus obstinément inaltérable que n’importe quelle autre créature vivante ; et 2) un facteur acquis, l’homme artificiel, une créature extrêmement

7 Si, à l’époque de Wells, les détails sanglants font une timide entrée en littérature, ce peut être là une autre

forme concrète de cette réhabilitation de l’« animalité » de l’homme qui semble s’opérer avec de plus en plus de hardiesse au début du XXe siècle : pas seulement la reconnaissance de ses instincts « animaux », mais de sa

nature corporelle.

8 Dans les éditions suivantes de L’île du docteur Moreau, cette note a été supprimée, probablement à cause

des objections qu’elle a suscitées. Wells se contentera d’ajouter un sous-titre à l’édition américaine : « A possibility ». Voir à ce sujet H. G. Wells, The Island, op. cit., p. 88.

9 H. G. Wells, « Préface aux romans scientifiques », loc. cit., p. 45 (souligné par l’auteur).

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plastique, faite de traditions, de conditionnements et de pensées raisonnées […]. Et le péché est le conflit entre ces deux facteurs, ainsi que j’ai essayé de l’exprimer dans mon Île du docteur Moreau11.

Wells est alors surtout critiqué, dans Natural Science (mars 1897), pour l’idée suivant laquelle l’homme aurait peu changé physiquement depuis la fin du Paléolithique puisque chez lui, contrairement aux autres espèces animées, l’évolution culturelle jouerait un rôle beaucoup plus prépondérant que l’évolution biologique.

En réponse à ces nouvelles critiques, Wells précise dans Natural Science (mai 1897) le sens qu’il faut accorder à certains des termes qu’il a employés dans son article (entre autres, « plasticity »), puis conclut sur une implication philosophique : « After Darwin it has become inevitable that moral conception should be systematically restarted in terms of our new conception of the material destiny of man » (dernière phrase de l’article12). Selon

Wells, la théorie de l’évolution de Darwin a rendu impérative une réévaluation de notre conception morale. Or, il semble que, pour Wells, cette réévaluation ne soit pleinement réalisable que si l’esprit laisse libre cours à son imagination. En effet, la science récente nous a révélé la destinée biologique de l’homme (les lois de l’évolution), mais c’est à la fiction d’en tirer les conséquences philosophiques. Donc, plutôt que de voir en L’île du

docteur Moreau une fiction ratée parce que trop invraisemblable, tâchons plutôt de voir en

quoi les prouesses d’imagination de Wells — aussi invraisemblables soient-elles — sont un apport dans l’exploration des écueils de la théorie de l’humanisation de l’homme.

Les renversements de perspectives

Tout au long du roman, les péripéties amènent Prendick à changer plusieurs fois de points de vue sur les « humanimaux13 ». Comme dans La Machine à explorer le temps, il y a une

11 Herbert George Wells, Fortnightly Review (octobre 1896). Cet article, reproduit intégralement dans EW, n’a

jamais été entièrement traduit en français, mais J. Altairac en offre une traduction partielle, reprise ici, dans

H. G. Wells. Parcours d’une œuvre, op. cit., p. 36. Par ailleurs, cette distinction théorique que développe

Wells — dont nous verrons qu’elle éclaire le sens de L’île du docteur Moreau — pourrait aussi être présentée comme le résumé schématique du drame fictif du docteur Jekyll, personnage écartelé entre 1) un facteur héréditaire : sa toute « naturelle impatience de gaieté » ; et 2) un facteur acquis : son idéal d’un homo

victorianus, purgé de toute « animalité » ; entre ces deux facteurs, une tension : l’« obsession de la

métamorphose », ou le « péché », incarné dans la figure de Hyde.

12 Article reproduit dans « Wells in Defense of Moreau », dans H. G. Wells, The Island, op. cit., p. 203-204. 13 Puisque les créations de Moreau sont à la limite de l’humanité et de l’animalité, je suggère de les appeler

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progression : ces renversements de perspectives — j’en compte quatre — contribuent à la résolution de l’énigme du devenir humain. Je présente ici brièvement ces quatre renversements de perspectives, qui seront analysés en profondeur tout au long de cette lecture.

Pour commencer, quand Prendick découvre les humanimaux, il se demande si ce sont des hommes ou des animaux, mais il ne doute pas longtemps de leur humanité, car il croit reconnaître en eux les canons traditionnels de la définition de l’homme. Son raisonnement est parsemé d’arguments du genre : puisque ces êtres étranges construisent des cabanes et cuisinent, ce sont des hommes (homo faber) ; puisqu’ils marchent debout, ce sont des hommes (homo erectus) ; puisqu’ils parlent, ce sont des hommes (homo sapiens). Mais suffit-il d’être faber, erectus et sapiens pour être pleinement humain (humanus) ? C’est à la suite de cette question que Prendick est appelé à revoir ses idées sur la « qualité humaine » : Premier renversement de perspectives : Prendick déduit de ses observations que les insulaires sont des hommes que le docteur Moreau a animalisés (ch. VI, « Une seconde évasion »).

Deuxième renversement : Moreau révèle à Prendick que ce ne sont pas des hommes animalisés, mais des animaux humanisés (ch. VIII, « Moreau s’explique »).

Troisième renversement : Prendick se familiarise avec les humanimaux et se surprend à déceler de l’humain en eux (ch. IX, « Les monstres »). Par la suite, cette reconnaissance trouble de l’humanité des humanimaux se mue en une indignation contre la cruauté de leur sort (chapitre X, « La chasse à l’Homme-Léopard »).

Au chapitre XI, « Une catastrophe », Moreau est tué par le chef-d’œuvre auquel il travaillait. Libérés du joug de la Loi, quelques humanimaux s’enhardissent et s’en prennent aux derniers humains de l’île : Prendick et Montgomery (ch. XII, « Un peu de bon temps »).

Schlockoff, dans Cent monstres du cinéma fantastique, Grenoble, J. Glénat, 1978, p. 64-66, ainsi que Jean- Louis Vissière, « L’utopie satanique », Europe, nos 681-682, op. cit., p. 66).

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Quatrième et ultime renversement : désormais seul, Prendick quitte enfin l’île et regagne la civilisation, mais il se découvre incapable de supporter la compagnie des hommes civilisés, qu’il assimile aux humanimaux (ch. XIV, « L’homme seul »).

À la fin du roman, cette créature étrange qu’est l’humanimal devient donc ironiquement la métaphore de l’homme contemporain, guère moins débestialisé. En vérité, la civilisation est une utopie, car l’homme sera toujours aux prises avec son « animalité » héréditaire. Wells lui-même cautionne cette lecture de sa fiction dans la préface du tome II de ses œuvres complètes : « this story was the response of an imaginative mind to the reminder that humanity is but animal rough-hewn to a reasonable shape and in perpetual internal conflict between instinct and injunction14 ».

Soulignons surtout la nature ironique de tous ces renversements de perspectives : Prendick croit d’abord que les insulaires sont des hommes animalisés, alors que ce sont en fait des animaux humanisés ; une fois instruit de leur nature, Prendick se surprend à déceler de l’humain chez les humanimaux, mais, une fois de retour dans la civilisation, il ne voit plus que des marques d’animalité chez les hommes civilisés. Il y a bien là une technique romanesque, que Wells a appelée « la vision stéréoscopique » dans une lettre du 20 mars 1894, adressée à son ami A. M. Davies. Précisons qu’un stéréoscope est un instrument d’optique — particulièrement à la mode dans la deuxième moitié du XIXe siècle — qui

donne à voir deux images du même objet, prises par deux objectifs parallèles (dont la distance est voisine de celle des yeux), ce qui produit l’effet d’une seule image, avec l’apparence de la profondeur du relief.

Dans ladite lettre, Wells commente le travail de Herbert Spencer (1820-1903), philosophe et sociologue anglais à qui l’on doit l’expression de « survie du plus apte », principe inspiré de la théorie de Darwin et que Spencer a appliqué à l’ensemble des phénomènes sociaux : « I am very glad of the change in your views regarding our excellent Herbert Spencer — a noble and industrious thinker but lacking humour, the trick of looking at things with two

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eyes, the stereoscopic quality that makes a view real15 ». Pour Wells, la « vision

stéréoscopique » consiste à présenter une même chose (en ce cas, notre « moral conception ») en variant les points de vue ; mais, plus important encore, le passage d’un