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Le Vijnana Bhairava Tantra dans le yoga cachemirien

d’Éric Baret

Chapitre 5 : Yoga et approche non posturale des

5.4 Le yoga au-delà des asanas : le quotidien, une transposition directe

5.4.3 Le Vijnana Bhairava Tantra dans le yoga cachemirien

Les indications posturales proposées par le yoga cachemirien trouvent leur raison d’être dans la tradition. Les questions soulevées par notre terrain concernant le tapis de yoga, le miroir ou la façon de faire certaines poses mettent en lumière les ajustements et les transpositions face à une réalité moderne qui a sa propre mentalité. Si le VBhT, ou Abhinavagupta par la suite, n’évoquaient certainement pas le yoga mat. Ils expliquaient néanmoins vers quelle reconnaissance de la réalité tendre, et parfois, comment y arriver. Finalement, la transposition contextuelle de cet enseignement revenait aux capacités pédagogiques de l’enseignant. Il est clair que pour Klein et pour Baret, qui a été son élève, le VBhT est un texte d’autorité, un des rares à donner des indications techniques sur la pratique.

Baret explique souvent que le corps est notre lien au monde, que les tensions qui y sont ancrées sont nos défenses, notre affirmation d'être. Lors de la pratique, la détente du corps vient inévitablement créer une détente psychique où, pendant un instant, la personne n'a plus besoin de se penser; elle est simplement. On comprend alors pourquoi l'enseignement des asanas modernes, qui ne se travaillent qu'au niveau corporel, diverge de la proposition du yoga cachemirien. Dans l’approche cachemirienne, le travail corporel ne peut que renforcer un imaginaire d'être et des mécanismes individuels. Ce ne sont pas les poses qui produisent un effet, mais la manière consciente et l'orientation avec lesquelles elles sont pratiquées. Une même pose peut être travaillée dans le corps, pour accentuer la souplesse, chercher à déclencher un état énergétique ou une ouverture de chakras (autant de points que le yoga cachemirien pense être vécus dans l’imaginaire puisque le corps n’existe pas) ou explorée dans la prolongation des lignes, sans support, en regardant consciemment comment je surimpose une sensation, comment je me défends d'une douleur qui surgit. Dans le premier cas l’approche renforce les schémas psychiques. Dans le second au contraire, elle remet en cause et déconditionne. De la même manière, le yoga moderne vise la détente à tout prix. Le yoga cachemirien, lui, n’est jamais là autrement que pour sous-

tendre une écoute, amener à une réorchestration des énergies : le corps et le psychisme étant intimement liés, ils travaillent comme un ensemble insécable.

Le travail yogique appréhendé par le vécu du pratiquant de la tradition cachemirienne n’est pas un espace séparé du monde, mais une pratique qui doit s’infiltrer dans tous les aspects de la vie du pratiquant. Le yoga n’est pas seulement, comme le dit Baret, « sur le tapis », mais à chaque instant, lorsque tout le travail de disponibilité auquel la pratique corporelle prédispose s’intègre dans la vie de tous les jours. Le travail des

asanas n’est là, ultimement, que pour habituer le corps à cet espace de silence.

5.5

Conclusion

On remarque que la manière d’aborder le corps, la pratique, les poses et le développement de la séance n’a pour ainsi dire aucun rapport avec le YPM dont De Michelis dresse le portrait : l’enseignement que propose Baret n’alimente pas un discours sur les effets du yoga pour la santé ni des chakras, il n’invite ni à la détente ni à la cessation des pensées, mais simplement au ressenti et à l’introspection. Cet enseignement, par ailleurs, ne suit pas les trois phases habituelles que De Michelis observe : savasana peut se faire n’importe quand dans le fil de la pratique, il n’y a pas de musique et on ne chante jamais le OM (ou tout autre mantra) au début de la séance. Enfin, on note dans l’approche de Baret que la séquence n’a pas d’importance, puisque le seul « but » est de ressentir.

Le yoga cachemirien nous confronte à de nouvelles caractéristiques d’approche du corps et des poses de yoga qui ne sont pas celles présentent dans le YPM. Néanmoins, nous pouvons noter que la pratique du yoga cachemirien est essentiellement basée sur l’exploration des asanas, bien qu’il n’y ait aucune référence aux poses de yoga proprement dites dans les textes de la tradition cachemirienne. Le VBhT mentionne l’assise, invite à de

certaines dharanas ou méditations, parle des émotions et du quotidien, mais ne présente explicitement aucune pose. Cela est peut-être dû au fait que le travail du yoga, en admettant qu’il existait comme pratique dans l’enseignement oral, était minoritaire par rapport aux autres éléments de l’enseignement. Dans le contexte contemporain où se situe notre terrain, nous observons que le yoga cachemirien suit les modalités modernes en accordant une grande importance aux postures. Nous entrevoyons ici une rupture et un remaniement par rapport aux éléments dit traditionnels, qui semblent parfois fidèles, et parfois réajuster, pour mieux répondre aux conditions présentent.

En effet, ce yoga se veut traditionnel, tout comme le revendiquent la majorité des pratiques spirituelles modernes. Il serait donc pertinent de nous demander quelle définition cette lignée cachemirienne donne du terme « traditionnel ». Baret nous explique que l’authenticité traditionnelle repose sur trois éléments : les textes, l’enseignement du maître et l’expérience – tripratyayam idam jnaanam gurutah saastratah svatah – de manière à ce que « the teacher's instruction is confirmed by scripture, and scripture by personal experience. All three sustain each other and work together » (Dyczkowski, échange de terrain). Ces trois volets doivent se répondre et alimenter une connaissance intellectuelle et une intelligence physique de l’expérience. Dans son dernier ouvrage sur la tradition cachemirienne, Baret écrit : « Quand, il y a trente ans, Jean Klein suggéra la rédaction d’un livre pratique sur le yoga du Cachemire, il précisa à l’auteur [Éric Baret] que toutes les idées qui y seraient formulées devraient être liées à la tradition, afin de démontrer qu’il n’y a là rien de personnel. Dans cet ouvrage, les nombreuses références à Abhinavagupta, ainsi qu’aux concepts essentiels de la démarche sivaïte, sont un écho de cette exigence » (Baret, 2012 : 15). C’est donc dans l’optique des textes et d’un enseignement « vivant » grâce à une expérience orientée que l’enseignement du yoga cachemirien se reconnaît comme traditionnel dans un espace moderne.

Chapitre 6 : L’expérience dans la modernité et la