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Expérience impersonnelle dans le yoga

d’Éric Baret

Chapitre 6 : L’expérience dans la modernité et la mystique traditionnelle

6.3 L’expérience dans la tradition : une orientation pour bien l’appréhender

6.3.1 Expérience impersonnelle dans le yoga

On observe que Baret puise sa connaissance de la tradition cachemirienne dans l’étude des textes, et dans son apprentissage et son expérience qu’il a reçus au contact de Klein pendant de nombreuses années. Dans cette orientation traditionnelle telle qu’on la

retrouve dans les textes, l’expérience coupe de la compréhension profonde que cherche le yogi, car elle est personnelle. Ainsi, plusieurs stances du VBhT tendent vers cette expérience impersonnelle qui, apparaissant dans un esprit non-duel, va se résorber en elle- même (slokas 33, 46, 62…etc). L’expérience est donc celle de la non-expérience, car il n’y a plus de sujet pour expérimenter quoi que ce soit, comme nous avons pu le décrire dans la partie 5.3. Pour Baret, cette voie est réservée à celui qui dédie sa vie à cette quête, et ne concerne pas le contexte dans lequel il enseigne ni son rôle en tant qu’enseignant. En effet, il nous explique que l’enseignement qu’il délivre ne recherche pas l’expérience ultime dont parlent les textes, mais vise seulement à actionner certains espaces d’ouverture. Nous allons donc voir dans cette sous-partie quelles pédagogie et orientation Baret adopte à cette fin.

Baret explique enseigner un yoga qui, de prime abord, semble très simple et peu stimulant. Il nous apprend, lors d’un échange privé, que la pratique du yoga neutre, sans lien psychologique avec ce qui est fait, est le seul moyen de « sentir la vibration » et donc de revenir à quelque chose d’impersonnel : le fait de « lever un bras, descendre un bras » n’a rien de très stimulant. Sans la stimulation, il n’y a pas de rapport affectif avec la pratique et l’individu quitte tout rapport d’acceptation ou de rejet, rapport qu’il adopte d’habitude avec tout ce qui l’entoure. Le lien psychologique se place au niveau de la personne; le lien non psychologique est non affectif, il se situe au-delà de la personne. La pratique de yoga cachemirien doit être expérimentée de cette manière, comme un ressenti sans attaches, sans désir ou sans réaction. Baret poursuit en disant que l’expérience stimulante (un enchaînement de postures intéressant, de la musique relaxante pendant le cours, par exemple) bloque le processus de non-stimulation recherché, car elle se passe au niveau personnel. Un élément de la tradition tantrique non-duelle, qu’il transpose dans le yoga cachemirien, apprend à ne pas faire de commentaires, « je veux… je ne veux pas », et à rester en position d’observateur neutre devant ce qui se présente. La neutralité n’est pas un manque de senti, mais, au contraire, un espace dans lequel le senti, l’émotion, l’image qui émerge va totalement pouvoir se déployer. Dans cette approche, l’expérience est faite pour disparaître : comme le VBhT le suggère, elle doit se résorber. L’accent n’est pas mis

sur l’expérience elle-même, mais sur l’apparition, puis la résorption de tout état, qui vivent dans la perception. Posé d’une autre manière, on peut dire que l’écoute et le regard sont plus importants que ce qui est regardé ou écouté. L’objet devient toujours secondaire – ce qui peut être expérimenté sur le tapis de yoga d’abord et par la suite avec tous les éléments de la vie quotidienne – par rapport au principe de perception : « to experience this emptiness, the yogi must penetrate into the initial instant of perception (prathamikalocana) when he directly perceives the object and no dichotomyzing thoughts have yet arisen in his mind » (Dyczkowski, 1989 : 119).

Pour la tradition cachemirienne telle qu’elle est appréhendée par la lignée dont Baret se réclame, l’expérience dite « traditionnelle » est donc une expérience impersonnelle; nous sommes ici à l’opposé du type d’expérience que Luhrmann observera sur son terrain ethnographique en 2004, dans une église Vineyard à Chicago (2007), où la communication avec Dieu est expliquée, analysée, validée et doit suivre un entrainement spécifique. Autrement dit, l’expérience est imminement importante et centrale pour l’individu qui se construit et se valide en fonction de celle-ci. Dans la cosmogonie du

pratyabhijna (l’un des systèmes de la tradition cachemirienne), c’est l’égo, ahamkara, qui

rend l’expérience « personnelle », de telle sorte que sa fonction « is to appropriate and personnalise experience – to link it together as ‘my own’ » (Dyczkowski, 1989 : 133). Cette croyance est perçue, toujours par cette cosmogonie, comme étant une erreur, et seule la reconnaissance de la Réalité (ce que les choses sont vraiment) pourra lever le voile de l’ignorance. L’identification avec la personne, l’identité va de pair avec une limitation au niveau psychophysique (134). C’est pourquoi Baret suggère toujours une approche du travail corporel lors des scéances de yoga sans relation affective et psychologique, et au- delà du corps physique, comme nous l’avons explicité dans la partie précédente :

En cessant de s’identifier avec le corps et le mental, l’égo devient une forme vide. Du fait de leur orientation vers quelque chose de non objectif et d’inconnu, les énergies affectives, intellectuelles et spirituelles sont rassemblées et orchestrées. (Klein 1968 : 65)

Nous pouvons donc voir que l’approche qu’il adopte est une façon d’intégrer certains éléments de la tradition dont il se réclame, et dont la pédagogie tend à suggérer certains espaces d’ouverture chez les pratiquants. Il ne se place néanmoins pas comme un

guru qui mène ses élèves à une quelconque réalisation mystique ou « éveil » dont parlent

les textes.