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2.4.3 « sivaïsme cachemirien », une expression construite

3.2 Jean Klein

3.2.3 La pédagogie, l’enseignement

L’expérience et la pédagogie sont deux choses différentes; quelqu’un peut exceller dans son domaine et pourtant être un piètre pédagogue. Klein semble avoir été une personne d’expérience mais aussi un grand pédagogue. Il a su trouver le moyen d’adapter l’enseignement qu’il a reçu en Inde au contexte occidental moderne, dans lequel il enseignera à son tour. Nita, sa fille ainée, raconte que déjà avant de partir pour l’Inde, Klein s’intéressait à la spiritualité et se questionnait sur une pédagogie qui allierait l’esprit et le corps, « (…) ce qui occupera sa vie : la pédagogie et la transmission » (Klein, 2012 : 25). Klein, qui était aussi musicologue et a enseigné le violon à plusieurs reprises dans sa vie, écrit en 1935 un article sur la musique dans lequel transparaît tout le travail qu’il fera avec le yoga plus tard. Klein y remet en question la technicité et la répétition qui, d’après lui, bloquent l’apprentissage naturel et le « mouvement libre du corps », ce dernier ne pouvant se faire que s’il est accompagné de ressenti et de sensibilité. Il explique que la technicité rend stérile et mène à un égarement dont sont victimes les techniciens qui ne ressentent plus, ni n’habitent leur sensorialité tels que « les psychologues, physiologues et pédagogues qui interfèrent sur le mouvement naturel par un travail musculaire et autres expériences coupées de l’être intérieur, empêchent tout vrai développement » (Klein, 2012 : 26-29). Il invite à l’écoute qui, alliée au ressenti, permettra au pratiquant de vraiment rencontrer la musique et découvrir son instrument.

Ce pressentiment s’actualise d’avantage lorsqu’il rencontre son maître du Cachemire, Dibianandapuri, dont le travail du yoga qu’il lui enseigna est de plonger dans un total ressenti, une écoute et une introspection du plus subtil mouvement de l’être. Le travail du yoga et du corps subtil qu’il apprendra dans la quarantaine « led him to later assert that yoga postures could be performed independently of the physical body » (Ullman, Reichenberg-Ullman, 2001 : emplacement 2639). Une idée récurrente dans tous les ouvrages qui retranscrivent des entrevues avec Klein, aussi présente dans le discours des personnes qui l’ont connu et qui ont pu témoigner leur expérience, est le fait que sa

présence était vivante, que sa transmission était vivante, que tout ce qu’il disait était vivant. Nous comprennons par vivant le fait que Klein, qui semble tant avoir été attiré par cette démarche dès le début de sa vie, était dans un ressenti constant où rien ne pouvait se cristalliser en savoir. Le non-savoir et la non-appropriation intellectuelle que prônait Klein n’étaient pas antinomiques avec l’homme cultivé qu’il a été. Klein avait beaucoup étudié, autant la médecine que la musique, ou les différentes psychologies, philosophies ou spiritualités de son époque. Son savoir et sa technicité apparaissaient dans un ressenti constant; rien n’était jamais fait hors de lui, et c’est ainsi qu’il enseignait. Nita, sa fille, témoigne que « ces instants que Klein consacra à la pédagogie, ces échanges avec chacun, à travers les multiples expressions de la vie, de la création, ces instants pointaient toujours un retour à nous-même, une ouverture à nous-même, une question posée à nous-même » (Klein 2012 :19). Le retour « à nous-même » dont elle parle n’est autre qu’une conscience de soi, qui passe par le ressenti du corps et des émotions, perçus avec neutralité sans que le moindre commentaire ou jugement n’apparaissent. Tout savoir, d’après la démarche que proposait Klein, n’est alors plus extérieur, coupé de l’individu, mais intégré dans un ressenti interne et c’est à ce moment qu’il devient vivant. Ce point pédagogique est central dans l’enseignement de Klein, car c’est cette sensibilité qui mène à la découverte de soi recherchée par le pratiquant qui s’engage sur cette voie mystique.

Ainsi, l’accent n’est pas sur la technique, mais sur la manière d’aborder la pose: « dans un premier temps, la pratique vise à rendre conscient de l’étendue de la réactivité corporelle » (Baret 2012 : 326). Si la technique, comme le travail des poses de yoga purement abordé comme une gymnastique par exemple, est coupée du ressenti et abordée par le simple travail physique, alors elle ne fera qu’accentuer et renforcer les mécanismes et pathologies psychiques déjà présentes chez l’individu; « we cannot, in other words, change one reaction by another reaction » (Klein 2008 : 106). Une technique explorée dans le ressenti neutre, dans l’écoute de ce qui émerge à chaque instant, orchestrera une déconstruction des schémas les plus profonds pour laisser se révéler un corps vide, spatial et en expansion, le véritable corps « organique » (107). L’enseignement est une

introspection constante qui peut être suggérée par différentes techniques. Celles-ci doivent toujours tendre vers l’exploration des antagonistes physiques et psychiques qui apparaissent dans l’écoute et la présence. Il ne faut surtout pas contrer ces antagonismes, il ne faut rien faire d’autre que de se placer comme observateur neutre car « le yoga est sans but, unupaya

yoga, ‘il est l’acte de ramener à tous les principes dans la conscience’ – Jayaratha, Tantraloka-vivarana » (Baret 2012 : 330). La pratique technique du yoga n’est

essentiellement là que pour révéler au pratiquant son corps de mémoire (Klein 2008 : 106) dans lequel la non-disponibilité et la réactivité sont continuellement intégrées comme habitude. Toute volonté d’agir sur le corps pour régler quelque chose ne viendrait que renforcer les schémas corporels d’affirmation et de volontarisme déjà présents, c’est pourquoi dans cette approche « le yoga ne mène pas à la liberté mais permet de voir ce qui empêche la libération » (Baret 2012 : 326). Plusieurs techniques pour actualiser cette exploration sont proposées par Klein afin de stimuler les mises en condition de l’écoute. Le travail des asanas, ou poses de yoga, en sont une partie très importante. Il y a aussi le travail de visualisation dont parle Nita, qu’elle a beaucoup fait avec son père lorsqu’elle se préparait pour jouer ses rôles de comédienne pour le théâtre (Klein 2012 : 39). Ces techniques sont nécessaires pour un temps, mais lorsque cette écoute s’est intégrée dans le quotidien, elles deviennent caduques : sur la fin de sa vie, Klein ne faisait les poses de yoga que « pour vérifier » la vacuité de son corps; « on pouvait le découvrir le matin tôt dans une posture de yoga comme pour vérifier, sans aucune identification à l’objet qu’était ce corps » (Klein 2012 : 41)