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2.4.3 « sivaïsme cachemirien », une expression construite

3.3 Éric Baret

3.3.3 La pratique et l’enseignement

Baret participait à presque tous les séminaires que Klein donnait. Il allait aussi chez lui, parfois avec d’autres élèves, pour travailler le yoga. Ils se levaient vers 5h le matin, faisaient une heure de méditation assis en silence, deux heures de travail des poses et une

heure de kapalabhati ou bhastrika. Ils ne mangeaient pas le matin; comme l’avait appris Klein avec son premier maître, l’énergie étant ascendante le matin jusqu’à midi, l’alimentation est alors vue comme une déperdition d’énergie. Une autre pratique était faite dans l’après-midi. Baret pratiquait intensément et exécutait les demandes alimentaires ou de santé (bains de siège pour augmenter la vitalité, par exemple) que Klein préconisait. Lors des séminaires, Baret raconte que le soir, après l’entretien, un petit groupe se regroupait auquel Klein se joignait; l’ambiance était festive. Lorsque nous avons demandé à Baret si cette ambiance n’était pas contradictoire avec l’esprit yogique du séminaire, Baret a expliqué que Klein aimait les fêtes et disait que dans ces moments-là, la détente était positive, parce que c’est par la détente et la légèreté d’être que l’individu peut bouger psychiquement, rarement par la brutalité. Baret nous expliquera d’ailleurs un jour qu’il a conscience que pour lui, son mode de fonctionnement et d’apprentissage ne se fait que par la brutalité, par le choc, sans quoi il se laisserait trop aller. Il poursuit que son corps a toujours cassé au moment où il se sentait à l’aise dans quelque chose, que ce soit le yoga ou les arts martiaux, toujours pour lui montrer qu’il ne pouvait s’enorgueillir de ses capacités, ou oublier l’écoute.

Baret transmet l’enseignement qu’il a reçu de Klein par les dialogues, qui visent une réorientation vers l’Essentiel que propose la tradition (pressentir sa nature profonde au-delà de toute construction), et par la « pratique rituelle, corporelle, codifiée », qui vise à la même chose, mais par l’approche du corps. Ici, la pratique du yoga, même si elle semble très simple, repose sur une codification et une technicité, pas forcément nécessaires pour tous, mais dans lesquelles la personne qui se sent concernée peut entrer. Cette pratique est libre et faite pour tout le monde dans le sens où tout le monde peut ressentir. Elle est d’une certaine manière démocratique, car elle inclut tout le monde et, du fait de sa forme, peut être accessible à un public extrêmement large allant de l’intellectuel à la personne plus simple, et du danseur à la personne à mobilité réduite. D’un autre côté, la pratique est extrêmement réservée, seul un petit nombre de personnes qui en ont la capacité peuvent rentrer dans l’enseignement plus précis et codifié.

Baret reprend le format que proposait Klein : séminaires de deux à sept jours et entretiens publics ou échanges verbaux. Les idées et la transmission de la tradition sont identiques dans les livres de Klein et de Baret, même si le ton et la manière d’énnoncer les idées sont différents d’une personnalitée à l’autre. Le travail corporel aussi : les images employées, la visualisation, existaient déjà chez Klein, nous ont raconté certaines personnes proches de Baret qui ont suivi Klein puis Baret par la suite. Mais l’enseignement ce dernier est teinté de sa personnalité, de son caractère. Les images, anecdotes ou rapprochements qu’il emploie lors des entretiens sont ceux qui reflètent son expérience propre (les arts martiaux, le combat, la politique) qui diffèrent de ceux de Klein. Ainsi, on voit que l’enseignement transmis d’un maître à son élève est stable : les idées et les concepts doivent être respectés. C’est sur le plan de la forme que la créativité est à son apogée, dépendamment de l’enseignant et de sa « compréhension profonde » qui lui permettra de formuler et de faire comprendre l’enseignement par diverses techniques pédagogiques, explique Baret.

Baret raffinera sa connaissance de la tradition par rapport à son maître. En effet, du temps de Klein, peu de textes existaient sur l’étude de la tradition cachemirienne comparativement à aujourd’hui. Au cours des publications et des traductions, Baret s’est construit une connaissance autodidacte de cette tradition (on compte dans son immense bibliothèque des sections sur l’histoire du yoga, le tantrisme, le bouddhisme tibétain, Abhinavagupta, l’art du Cachemire, etc.). Baret a donc une connaissance intellectuelle plus accrue que celle qu’avait Klein à son époque, mais Baret ne manque pas de préciser que son maître avait compris la tradition de l’intérieur et que cela lui suffisait, malgré les quelques contresens qu’il a pu faire à l’époque où il enseignait la doctrine à Baret. Le

Vijnana Bhairava Tantra (VBhT) reste l’ouvrage de base du yoga cachemirien que Klein a

transmis à Baret et que celui-ci transmet dans son enseignement aujourd’hui. Ayant lui- même, grâce à son maître, vécu les secrets de la réalité des slokas, il peut en parler à la lumière de sa pratique. Baret, contrairement à Klein qui enseignait aussi l’advaita vedanta, semble n’enseigner que la doctrine de la tradition cachemirienne, même s’il cite d’autres

traditions, que ce soit dans ses livres ou lors des entretiens : juive (Le Dibbouk), chrétienne (maître Eckart), soufi (Ibn’ Arabi) pour n’en citer que quelques uns.

3.4 Conclusion

Avec Klein on rencontre un personnage médecin et musicien aux influences culturelles provenant de penseurs et de textes de l’Occident et de l’Orient. Fasciné par la matière et par la pensée, il s’interroge sur le lien entre le corps et l’esprit, et c’est de ce questionnement qu’il approfondit en Inde qu’il développera ensuite une pédagogie adaptée à l’Occident. Lorsqu’il part en Inde et rencontre son premier maître, il a un peu plus de 40 ans. Il rapportera en Occident une tradition apprise en Inde, à l’indienne, et démontrera de grandes capacités pédagogiques, afin de faire vivre cet enseignement à un public bien loin de la mentalité dans laquelle il a appris le yoga et les traditions en question. Il se présente comme un « transmetteur » mais aussi un « créateur ». Klein voyait la tradition comme un cheminement vivant qui mène vers la Vérité de l’être. Il en transposera les concepts et techniques appris pour qu’ils soient compris et expérimentés par les Occidentaux à qui il enseigne cette voie. Nous pouvons décoder déjà certains points intéressants pour notre étude : son lien avec la tradition, qui n’est pas une technicité ou un savoir en soi, mais une connaissance éclairée par le ressenti dans laquelle l’exploration du corps devient clé. On voit aussi que, pour des raisons pédagogiques, Klein a construit tout un système de « transposition culturelle » qui lui permettra de transmettre l’enseignement qu’il a reçu en Inde à l’Occident où il enseignera pendant près de 38 ans. Cette adaptation qui sera étudiée dans les chapitres à venir nous questionnera dans la mesure où, si elle semble traditionnelle dans la représentation de Klein, pour l’anthropologue, Klein se présente comme un homme aux intérêts éclectiques, ayant étudié avec des maitres dits traditionnels qui lui ont enseigné successivement le védanta puis le sivaïsme cachemirien, mais aussi avec Krishnamacharya,

innovateur du yoga postural moderne. Lors de son retour en France, Klein a délibérément dû élaguer des éléments appris auprès de ses maitres et en accentuer d’autres, créant ainsi une nouvelle forme de « neo-sivaisme yoga cachemirien ». On voit d’ores et déjà que le yoga cachemirien qu’il proposa est issu d’un syncrétisme de plusieurs approches corporelles (celle qu’il apprit dans le sud tout d’abord, celle de Krishnamacharya et enfin l’apprentissage de la technique dite cachemirienne) et de métaphysiques (que sont celles du vedanta et du sivaïsme tantrique non-duel du Cachemire).

Pendant et après lui, de nombreuses personnes enseigneront à leur tour, reconnaissant son autorité, dont Baret, qui rencontre Klein à 16 ans et qui le suivra jusqu’à la mort de ce dernier. Enseignant le même contenu doctrinal que son maître et reprenant un format d’enseignement très semblable à celui-ci, Baret dit démontrer à son tour que la transmission peut être saisie sur deux plans, la forme et le fond, et nécessite d’être transposée. C’est donc cet enseignement tel que délivré par Baret et rencontré sur notre terrain à Montréal que nous allons présenter dans le chapitre suivant.

Chapitre 4 : Présentation ethnographique du