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Expérience psychique et états modifiés de conscience

d’Éric Baret

Chapitre 6 : L’expérience dans la modernité et la mystique traditionnelle

6.3 L’expérience dans la tradition : une orientation pour bien l’appréhender

6.3.2 Expérience psychique et états modifiés de conscience

Dans les textes traditionnels, il est dit à propos du yoga et notamment dans la voie tantrique, que les yogis peuvent rechercher les pouvoirs magiques, siddhis, ou la réalisation des pouvoirs spirituels (White 1996 et 2002). On voit alors que les pouvoirs étaient clairement différenciés de la conscience ou de la clarté recherchées par le yogi en quête de délivrance. Il en est de même aujourd’hui, même si cette différence dans les nouvelles modalités de spiritualité modernes a été éradiquée, puisque l’on voit souvent qu’expérience et clarté sont confondues. En effet, certaines entrevues informelles avec des pratiquants d’autres traditions nous ont révélé que fréquemment, l’individu ayant vécu un état psychique important, une compréhension ou une montée d’énergie, va penser qu’il est libéré. Par ailleurs, les gurus spirituels basent habituellement leur autorité sur une expérience psychique. À ce sujet, Baret raconte qu’une fois, avant d’enseigner à Montréal, il avait commencé à monter des séminaires en Californie. Comme il avait perdu ses élèves, il avait cessé d’y aller. Quelques années plus tard, une amie de Baret croise ces personnes et leur demande pourquoi elles ont cessé d’aller aux séminaires de Baret, ce à quoi elles ont expliqué qu’elles avaient préféré rejoindre un autre enseignant spirituel, qui avait lui aussi étudié avec Klein, parce que, même si elles préféraient les cours de Baret, « tu comprends, l’autre maître, lui, est réalisé ».

Baret insiste toujours sur le fait qu’il n’est pas un guru et qu’il n’y a d’ailleurs pas d’expérience et encore moins d’éveil, que ce ne sont que des concepts. Lorsque nous

l’interrogeons plus en détail, il nous explique que, tant qu’on se base sur l’expérience personnelle et le senti, on est à côté de la tradition; c’est seulement lorsqu’on se rend compte que ces éléments sont secondaires qu’on entre vraiment dans la tradition, qui ne consiste pas à ne plus sentir, mais plutôt à se libérer de ce que l’on sent. Le VBhT, d’après Baret, vise à laisser vivre l’expérience qui, quand elle se résorbe, peut ramener à la pure conscience. Or, cette proposition expérientielle, qui met l’accent sur la résorption plus que sur ce qui est expérimenté, est assez singulière dans le paysage spirituel actuel, où l’on observe une tendance à mettre l’accent sur ce qui est vécu. Joseph Alter note que « the term ‘ecstasy’ conveys the nature of experience, Eliade points out that samadhi is an ‘enstatic’ experience. The greek root focuses on an external experience, whereas the orientation of sanskrit term is internal, though by no means personal, egocentric, or individualized » (Alter, 2004; 247, n.3). Dans l’expérience « extatique », l’individu est présent et l’expérience devient un moyen pour celui-ci d’être quelque chose : un guru, une personne réalisée, une personne spirituelle. L’expérience permet de s’attribuer une forme, c’est pourquoi elle est une fin en soi : la personne cherche à se construire. Dans le cas de l’expérience « enstatic », tel qu’Éliade l’utilise et Alter reprend le terme, l’individualité est au contraire déconstruite et c’est dans cette orientation que s’inscrit la lignée que nous observons. On remarque que Baret aborde ici une définition de la tradition intéressante, qui ne repose pas sur la forme (une pose de yoga, un vécu particulier), mais sur la manière de voir, d’appréhender le phénomène. Dans cette perspective l’expérience est accessoire, car c’est la manière de l’appréhender qui va relier le pratiquant ou non à la tradition. Cette manière de voir est ce que Baret appelle l’orientation dans laquelle la perception du monde est première par rapport à la forme, aux évènements comme l’expérience, qui deviennent secondaires.

Nos entrevues nous ont appris que, dans les séminaires de yoga, certains pratiquants connaissent parfois des états de conscience modifiée, qui sont vécus de manière intime et ne sont pas manifestés extérieurement. Certaines personnes nous ont déjà raconté des expériences vécues pendant ou après leur séance de yoga (entrevues avec Balthazar et

Géraldine, entre autres), proches d’un état de transe, ou des voyages où l’on perd toute notion de temps et d’espace, ou encore des périodes d’extase à la suite d’un séminaire, pendant plusieurs jours. Ces moments ne sont jamais extériorisés pendant de la pratique de yoga et sont rarement partagés entre les membres du groupe, même après les séminaires. C’est plutôt lors de rencontres privées que certaines personnes vont faire part de leurs expériences à Baret, ou avoir une expérience forte avec lui (le cas de Naïma). Dans nos entrevues, plusieurs participants nous ont confié qu’au cours de leur première rencontre avec Baret, quelque chose s’était passé : pendant la pratique, où tous décrivent une sorte d’espace, de tranquillité ou un chamboulement (Colette, Naïma), ou durant le premier entretien, avec « une sensation de n’avoir rien compris, mais d’avoir été touché par quelque chose au plus profond » (Chavi, Balthazar). Klein ou Baret expliquerait qu’au moment de plonger dans une pratique ou dans un discours inconnu, il y a une écoute profonde sans référence à un connu ou à une mémoire. Cet instant est comme un choc, une expérience non duelle où, par manque de référence, l’expérience ne peut être objectivée; il n’y a donc pas de dualité dans l’instant où « vous lâchez l’objectivité et vous êtes "un" avec votre véritable nature » (Klein 1964 : 64). Ainsi, les membres du groupe s’alignent-ils parfois dans leur vécu sur l’enseignement de Baret du fait que, par leur discrétion, on voit qu’ils ne mettent pas l’accent sur l’expérience. D’autre part, certains échanges avec Baret nous révèlent qu’il voit parfois que le pratiquant se relie à la tradition par une expérience impersonnelle, une prise de conscience profonde ou encore une cessation de toute fabrication d’une relation au monde sujet-objet l’espace d’un instant.

Au cours d’une entrevue, Baret raconte qu’après avoir fait part à son maître de son expérience de samadhi avec Poonja (voir le chapitre 3), Klein lui a dit que c’était bien, mais qu’il fallait l’oublier pour ne pas en faire quelque chose. Il explique que Klein veillait à ce qu’il n’y ait jamais de samadhi ou d’état modifié chez les personnes qui l’entouraient, car il jugeait que cela provoquerait une perte d’orientation chez l’individu qui se serait alors égaré dans la mémoire de cette expérience vécue : il se serait cru « illuminé », ou autres « fantaisies ». L’expérience quelle qu’elle soit (canalisation, compréhension, montée

d’énergie) n’implique pas la « clarté » que vise cette lignée axée sur la tradition du sivaïsme cachemirien. En effet, la clarté fait référence à une vision de la Réalité qui a su lever tous les voiles de l’ignorance que l’individu y appose (Muller Ortega 1996). Or, dans cette tradition, c’est la clarté ou l’écoute que vise l’enseignement. Dans cette démarche, il faut se dépouiller de tout, c’est-à-dire de toute appropriation d’une quelconque expérience qui ne ferait que renforcer un savoir, une connaissance, une acquisition : un égo. Baret nous précise que le fait d’expliquer l’expérience, de la conceptualiser bloquerait le processus. L’expérience peut être décrite, les images ou un ressenti peuvent être formulés, mais ils doivent l’être de manière spontanée, de la manière « dont ça vient ». Certaines expériences peuvent être vécues en songe, en état de demi-sommeil, ou dans un instant de méditation où se produit une sorte de déconnexion du monde temporel et spatial. Dans ces moments, des messages de compréhension peuvent survenir et, au retour, le souvenir de la chose comprise s’efface dans l’instant et ne laisse que la trace d’une sensation d’« avoir compris ». À propos de ces états, Baret dit que c’est encore mieux, que le fait de ne pas se souvenir signifie que l’élément s’est intégré encore plus profondément. Les expériences en rêve sont, quant à elles, jugées plus importantes que celles de l’état de veille. Baret dit souvent qu’il vaut mieux vivre en rêve un état de clarté lors d’une situation donnée (sans réaction personnelle) et vivre un état chaotique dans la réalité, que le contraire. Le fait de vivre une situation affective calmement en réalité et d’avoir le rêve de cette même situation où l’on se voit dévasté, en réaction, signifie que le calme de la réalité était probablement en partie fabriqué.

Si l’on suit la proposition de l’enseignement de cette tradition, on comprend que l’expérience n’apporte rien en soi. C’est la manière de l’appréhender qui fait une différence. Pour cette démarche, l’expérience doit être minimale et soutenue par une orientation. Plus cette orientation est claire et intégrée, plus les expériences vont pouvoir se déployer. Néanmoins, elles resteront toujours secondaires si elles s’inscrivent dans le contexte traditionnel de l’orientation qui explique que l’expérience n’apporte rien au niveau phénoménologique, mais qu’elle est vouée, comme tout, à disparaître dans la perception

non individuelle, non identitaire, non égotique. Cette expérience métaphysique dont parlent les textes ne fait l’objet d’aucun témoignage sur notre terrain. Les pratiquants n’ont souvent pas connaissance de ces principes, et nous rappelons que Baret n’entend pas amener à cette réalisation par son enseignement. Quant à ce dernier, il reste vague sur son vécu à ce sujet. Il faut noter que l’expérience impersonnelle décrite ne pourrait l’être que par un pratiquant qui témoignerait d’un état intérieur. L’anthropologue ne peut juger de l’expérience de ses informateurs, ni les quantifier : au niveau de l’observation et de l’analyse, même si le pratiquant exprime avoir vécu des états de non-dualité, nous ne pourrions l’aborder que comme une expérience personnelle et individuelle vécue au sens strict du terme.

6.3.3 L’orientation mystique et la transposition traditionnelle