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L’art et l’expérience esthétique

2.4.3 « sivaïsme cachemirien », une expression construite

Chapitre 4 : Présentation ethnographique du groupe spirituel

4.3 Certains sujets importants de l’enseignement liés à la pratique de la tradition au quotidien

4.3.2 L’art et l’expérience esthétique

Un point important de l’enseignement du sivaïsme cachemirien tel que formulé par Abhinavagupta est, comme nous l’avons mentionné plus haut, la question de l’art et plus spécifiquement de l’expérience esthétique, rasa, que ce soit en musique, en poésie, en dramaturgie ou en danse, sur lesquels Abhinavagupta a écrit deux importants traités. L’art est significatif car il a une portée cosmogonique, « l’œuvre d’art permet à l’amateur sensible d’oublier momentanément les problèmes quotidiens, de relâcher quelque peu les limites du moi-agissant (ahamkara), et de savourer la beauté gratuite qui s’offre au moment présent, elle a le pouvoir d’augmenter et de faire prédominer temporairement le sattva12. (…) Ce genre d’allusion à un plaisir esthétique intense, voire non dualiste, montre qu’Abhinavagupta établit un lien très intime entre la mystique non dualiste et la jouissance du beau » (Marcaurelle 1992 : 15). Ainsi l’expérience esthétique permet aussi l’expérience spirituelle recherchée par le mystique (Bruguière 1994 : 14). L’expérience esthétique est presque celle de l’expérience d’identification avec la Conscience, le soi impersonnel où « tout se résorbe dans la vacuité de la conscience émerveillée » (18). En effet, l’émotion qui émane de l’extase esthétique, bhava, est celle du rasa qui est encore un peu distanciée dans le processus philosophique d’identification, mais dont l’expérience de l’émotion, ou du ravissement, chamatkar, tend vers cette résorption. Baret explique que l’œuvre d’art étant un acte impersonnel ramène à l’impersonnel, car « tout ce que l’on ne crée pas personnellement est une ‘expression artistique’. Ce qui se crée à travers vous est une ‘œuvre d’art’. La véritable œuvre d’art n’a pas d’auteur. C’est un acte spontané » (Baret 2008 : 72). L’art permet de prendre conscience de l’ « arrière-plan » (Klein 1968 : 143) dans lequel toute identité est éliminée.

Par conséquent, l’émotion est centrale dans le processus esthétique, en tant qu’expérience d’émotion non identifiée qui peut donc ramener à la conscience. Aller au théâtre, dira Baret, peut permettre de faire l’expérience de cet état en arrière-plan, où

l’émotion peut se déployer librement si l’on n’y est plus attaché. Un exemple qu’il reprend très souvent lors des entretiens est celui du cinéma : « Quand vous êtes au cinéma, vous sentez la tristesse, vous sentez la peur, mais vous n’êtes pas triste, vous n’avez pas la peur. Au cinéma vous ne vous identifiez pas, l’émotion peut complètement vous prendre et se déployer en vous, et c’est cela à la fin du film qui vous rend heureux. Pourquoi payez- vous : pour pouvoir sentir l’émotion vivre en vous ». Lors d’une prestation, la personne n’est pas affectivement impliquée, elle vit totalement l’émotion qui se présente. Lorsque le film est terminé, l’émotion s’arrête, et ne reste que cette joie d’avoir vécu l’émotion, une joie de la présence. La doctrine cachemirienne explique alors que la joie est l’ultime émotion qui réside derrière toute autre émotion, « for according to Utpaladeva and Abhinavagupta, bliss is nothing but the awareness of one’s own fullness (purnatva ) and the Pratyabhijna philosophers endeavour to show its presence at the core of any conscious state, including pain : they explain that in pain itself lies absolute bliss, which is nothing but consciousness being conscious of itself as freedom » (Ratié 2009 : 358-359). L’individu qui fait l’expérience de la souffrance, éprouve cette émotion par manque de vision claire de la réalité, « la preuve, dit Baret, lors d’un film, on est heureux de sentir la souffrance, ou la tristesse, ou la colère… on paye pour ça ». Dans la vie de tous les jours, dans le quotidien, la souffrance est éprouvée comme quelque chose de personnel par rapport auquel l’individu est affectivement impliqué, et c’est pour cela que l’expérience émotionnelle suscitée par l’œuvre n’est pas la même que celle du quotidien car « nothing is more personal than pain : I cannot experience it without instantly ascribing it to myself » (Ratié 2009 : 359). La peine est une émotion de joie qui ne se déploie pas complètement, qui reste au niveau personnel et identifié. La personne qui est dans la conscience de l’arrière-plan ne s’identifiera plus à l’émotion comme un élément personnel, mais comme un élément senti et vécu comme l’acteur derrière son masque explique Klein (Klein 1968 : 145).

L’œuvre d’art aussi tend vers la présence d’un rapport non personnel avec l’environnement. Klein a enseigné à Eric que « la place d’un objet est son absence objective », c’est-à-dire que quand on regarde un objet la personne normale voit l’objet puis

l’espace, alors que pour Klein il fallait voir l’espace puis l’objet, ce dernier étant formé par l’espace. Dans cette perspective, c’est la place d’un objet dans l’espace qui révèle l’espace : quand on voit une peinture chinoise ancienne, il y a toujours un petit personnage, dit Baret, pour montrer l’immensité du paysage. Ainsi l’objet dans l’espace n’est-il pas là pour voir l’objet mais pour révéler l’espace. Transposé dans la mystique cachemirienne, nous pourrions dire que la situation est là pour révéler l’espace du spectateur : la perception ramène à la conscience. Klein et Baret accordent de l’importance à ce qui entoure l’individu, et cherchent toujours à stimuler un nouveau regard, une conscience de l’environnement de manière tactile. Dans cet enseignement, l’œuvre d’art autant que la prestation artistique sont des enseignements en eux-mêmes, comme l’enseigne aussi Abhinavagupta, qui ramène à la conscience impersonnelle. L’importance du vécu de l’émotion est une partie importante de l’enseignement, spécifique au sivaïsme cachemirien, que l’on retrouve enseigné dans le VBhT (comme nous le verrons plus en détail dans le chapitre suivant).