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Le Premier Homme ou l’œuvre d’une résilience 253

COMPLEMENTAIRES DANS L’ŒUVRE CAMUSIENNE

3.5. Le Premier Homme ou l’œuvre d’une résilience 253

Homme est peut-être aussi le récit d’une rédemption et surtout d’un amour

recouvré.

3.5. Le Premier Homme ou l’œuvre d’une résilience253

À la grande joie de tous ses admirateurs, Albert Camus s'était vu décerner le prix Nobel de littérature en 1957. Bizarrement, il avait paru n'en éprouvé que plus d’affliction, comme si son œuvre majeure était déjà derrière lui. Ses adversaires politiques et littéraires n'ont pas attendu pour le lui faire faire sentir. Néanmoins, il restait convaincu qu'il pouvait croire au rebond d'une œuvre dont un nouveau cycle allait s'enclencher.

Alarmé par l'"insurrection nationaliste" qui faisait rage en Algérie, harcelé de partout pour qu'il prenne position et joue un rôle dans le mouvement de cette crise, qu'il se sentait incapable d'assumer. Troublé par sa rupture avec Jean Paul Sartre, à la suite de la publication de L'Homme Révolté...il était au bord de la dépression. Pour ceux qui le connaissait, en publiant La Chute, un monologue considéré comme le plus personnel de ses livres, composé comme s'il avait pour but de faire retomber la tension psychologique dont il souffrait et sortir ainsi de l'œil du cyclone.

Le Premier Homme devait donc inaugurer son retour vers soi de manière plus

lucide et transparente. Parmi les papiers personnels trouvés après sa mort, figurer un horoscope détaillé sur lequel on pouvait lire:

" L’œuvre donnant l’immortalité se situe entre 1960 et 1965".

Cela correspond à ce qu'il annonçait quelques jours avant à Stockholm avant la remise du prix Nobel par le roi de Suède. "Ça sera le roman de ma maturité". Et sans nul doute celle de sa résilience.

253 Aptitude à faire face avec succès à une situation représentant un stress intense en raison de sa nocivité ou du risque qu’elle représente, ainsi qu’à se ressaisir, à s’adapter et à réussir à vivre et à se développer positivement en dépit de ces circonstances défavorables.

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Rappelons-nous que dès 1954, dans L’Été, l’année même du déclenchement de la guerre d’indépendance de l’Algérie, Albert Camus écrit :

«Après tout, la meilleure façon de parler de ce qu’on aime est d’en parler légèrement. En ce qui concerne l’Algérie, j’ai toujours peur d’appuyer sur cette corde intérieure qui lui correspond en moi et dont je connais le chant aveugle et grave. Mais je puis bien dire au moins, qu’elle est ma vraie patrie et qu’en n’importe quel lieu du monde, je reconnais ses fils et mes frères à ce rire d’amitié qui me prend devant eux»254

Les colons, pour la plupart, étaient venus en Algérie, de tous les coins de France, mais aussi, d'Espagne, d'Italie, et d'autres pays d'Europe pour construire ce qu'ils croyaient comme un pays neuf, aux ressources illimitées. L'Algérie était supposée représenter l'Eden pour des milliers d'entre eux, qui s'ils n'avaient pas acquis la richesse espérée, y gagneraient au moins le droit d'y vivre sous la protection de la France. Camus, tout en évoquant les similitudes avec la conquête du nouveau monde, les qualifiait ainsi dans L'Eté :

"Les Français d'Algérie sont une race bâtarde, faite de mélanges imprévus. Espagnoles, Alsaciens, Italiens, Maltais, Juifs, Grecs enfin s'y sont rencontrés. Ces croisements brutaux donnés, ont donné comme en Amérique, d'heureux résultats."255

Camus lui même était l'un de ses mélanges fortuits. C'est lui-même qu'il évoquait dans L'Eté.

D'origine espagnole par sa mère et alsacienne du côté de son père. Quoique tous les colons d'Algérie reniaient leurs origines pour se sentir un peu plus français comme les soldats de la légion étrangère qui abandonnent leur identité dès lors qu’ils s’engagent. Là, ils avaient la chance de recommencer à zéro. Ils pouvaient, comme Le Premier Homme, être et devenir ce qu'ils feraient d'eux-mêmes.

254 CAMUS, Albert, « Petit guide pour des villes sans passé. » L’Eté. Paris, Gallimard, 1954.

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Le Premier Homme, c'était la première génération d'Algériens Français.

C'était le père de Camus, mais c'était aussi Camus lui-même. Il expliquait dès 1954:

"J’imagine donc un premier homme qui part de zéro, qui ne sait ni lire, ni écrire, qui n'a ni morale ni religion. Ce serait, si vous voulez, une éducation, mais sans éducateur." 256

Jean Grenier a affirmé que le projet du Premier Homme, était défini :

" Six ans avant sa mort en 1960, malheureusement il ne verra pas son Premier Homme devenir le dernier homme"257

Le Premier Homme ne pouvait être que Camus lui-même car le fils

n'avait guère la possibilité de remonter la lignée paternelle.

Lorsque Camus évoquait son père, c'était toujours avec incertitude.

En effet, aucun témoin ni document n'était à même d'en parler pour combler l'abîme qui séparait le père "cadet" de son fils, âgé alors, de seulement un an.

" C’est vrai que je ressemble à mon père ?" Demande-t-il sa mère, " oh! Ton père craché." 258 Mais pas plus.

Le drame familial d'Albert Camus est abordé ainsi :

« Il y avait une fois une femme que la mort de son mari avait rendu pauvre avec deux enfants. Elle avait vécu chez sa mère, également pauvre, avec un frère infirme, qui était ouvrier. Elle avait travaillé pour vivre, fait des ménages, et avait remis l'éducation de ses enfants dans les mains de sa mère. Rude, orgueilleuse, dominatrice, celle-ci les a élevés à la dure... Ecole communale puis lycée, demi-pensionnaire, retour à la maison dans une atmosphère sale et pauvre, repoussante, chez une grand-mère sans bonté et

256 Interview par Franck Jotterand, dans la Gazette de Lausanne, 27-28, Mars 1954.

257Grenier, Jean, Albert Camus, Paris 1968

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une mère bonne et douce mais qui ne savaient ni aimer, ni caresser, …indifférente..."259

Dans une préface à L’Envers et L’Endroit, dans sa version de 1957-année du prix Nobel- Camus écrivait:

" La pauvreté d'abord, n'a jamais été un malheur pour moi... pour corriger une indifférence naturelle, je fus placé à mi-distance de la misère et du soleil. La misère m’empêcha de croire que tout est bien sous le soleil et dans l'histoire : le soleil m'apprit que l'histoire n'est pas tout. »

Dans L’Etranger, les seuls renseignements qu'il avait de son père, Meursault les avait entendus de sa mère. La peine de mort qui a tant dégoûté son père, il allait la subir.

Dans La Peste, c'est le père de Tarrou, avocat général, qui se lève tôt pour assister aux exécutions à la guillotine.

Dans Le Premier Homme, c'est l'histoire du père levé avant l'aube pour aller assister à une exécution qui devient pour le fils une obsession, une nausée qui le poursuivra toute sa vie.

Camus s'opposera toujours à la peine de mort, même celles des collaborateurs pendant la résistance au nazisme quoiqu'il réprouve leurs actes. Ce fut là aussi, l'une des raisons de sa rupture d'avec ses "camarades communistes." La description de la maison familiale dans le quartier ouvrier populeux de Belcourt est transposée dans L'Etranger ainsi qu'une photo de famille:

"Ma chambre donne sur la rue principale du faubourg l'après-midi était beau cependant le pavé était gras les gens rares et pressés encore. C'était d'abord des familles en promenade, deux petits garçons en costume Marin, la culotte au-dessus du genou, un peu empêtrés. Dans leurs vêtements raides..."260

Une autre projection du quotidien d'Albert Camus est effectuée dans Noces:

259CAMUS, Albert, Cahier Albert Camus 1. Paris 1971(Premières ébauches développées dans La Mort Heureuse et L'envers Et L'endroit).

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" À Belcourt comme à Bab-el-Oued, on se marie jeune " [...] " on travaille très tôt et on épuise en dix ans l'expérience d'une vie d'homme. Un ouvrier de 30 ans a déjà toutes ses cartes. Il attend la fin entre sa femme et ses enfants..."261

Autrement, la maison familiale ressemble à celle qu'il décrit dans

L'envers Et L'endroit où la mère de Camus rentre épuisée de son travail pour

trouver le logement vide, et ses enfants sont encore à l'école. Elle se laisse tomber dans un siège les yeux rivés au sol, tandis que la lumière du jour peu s'estompe.

" Si l'enfant entre en ce moment, il distingue la maigre silhouette aux épaules osseuses et s'arrête : il a pitié de sa mère, est-ce l'aimer? Elle ne l'a jamais caressé puisque elle ne saurait pas. Il reste alors de longues minutes à la regarder. À se sentir étranger il prend conscience de certaines… "262.

Devenu adulte, Camus revient rendre visite à sa mère au 93, rue Lyon à Belcourt. Ils restent face-à-face en silence. Elle lui demande s'il ne trouve pas ennuyeux qu'elle parle si peu, et Camus répand : " oh! Tu n'as jamais beaucoup

parlé. "

L'évocation du cadre familial, de la pensée, de la personnalité, des convictions d'Albert Camus, sont, on le voit, projetés sur l'ensemble de son œuvre. Cette projection de soi et des autres, est présente dès 1936, à l'époque où Camus et son épouse Simone Hé, vivaient dans la maison de la mère de cette dernière sur les hauteurs d'Alger, au-dessus du boulevard Télemly qui surplombait la ville et la baie d'Alger. C'était une superbe villa aux multiples terrasses, meublée avec goût. En ce temps-là, son Carnet s'emplissait de notes destinées au roman qui allait devenir La Mort Heureuse.

Il avait échafaudé comme projet d'utiliser cette maison pour construire l'intrigue où un jeune homme, assassine un infirme pour s'emparer de son argent et se ménager un bonheur éphémère. Les personnages,

261CAMUS, Albert, Noces. P. 98

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Catherine, (c'est Christine Galindo, qui s’est installée dans cette même maison en automne 1936) et Patrice n'est autre que Camus lui-même.