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L’expérience de l’absurde : La vie vaut-elle d'être vécue ?

COMPLEMENTAIRES DANS L’ŒUVRE CAMUSIENNE

2.2 Analyse des œuvres du corpus :

2.2.2 L’expérience de l’absurde : La vie vaut-elle d'être vécue ?

Dès les années trente, il est déjà dramaturge, acteur et metteur en scène. Il voit dans le théâtre un moyen de parler, aussi, aux analphabètes, tout en essayant de rompre d’avec les codes du théâtre bourgeois.

L’Etranger, en 1942, connaîtra le succès qu’on lui connait et le fera

connaître comme un auteur de la philosophie de l’absurde. En 1947, une nouvelle période se dessine avec la parution de La Peste, il s’agira d’un nouveau roman imprégné de la philosophie de la révolte. Les mêmes thèmes sont abordés dans ses essais, plus théoriques comme Le Mythe De Sisyphe (sous titré : Essai sur

l’absurde) et L’Homme Révolté, paru en 1951 et où il définit la posture de la

révolte véhiculé par La Peste.

Camus nous convie à une réflexion plausible bien que parfois paradoxale car il demeure à la fois modeste et intransigeant, se méfiant des jugements hâtifs, à égal distance qu’exigent la réflexion pointue et la vertu. Ce que lui-même appelait « la voie moyenne. »

2.2.2 L’expérience de l’absurde : La vie vaut-elle d'être vécue ?

Comprendre l’absurde, c’est d’après Camus, « imaginer Sisyphe

heureux » :

« Si ce mythe est tragique, c'est que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine, si à chaque pas l'espoir de réussir le soutenait ? L'ouvrier d'aujourd'hui travaille, tous les jours de sa vie, aux mêmes tâches et ce destin n'est pas moins absurde. Mais il n'est tragique qu'aux rares moments où il devient conscient. Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l'étendue de sa misérable condition : c'est à elle qu'il pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire […]Toute la joie silencieuse de Sisyphe est là. Son destin lui appartient. Son rocher est sa chose. De même, l'homme absurde, quand il contemple son tourment, fait taire toutes les idoles. Dans l'univers soudain rendu à son silence, les mille petites voix émerveillées de la terre s'élèvent. Appels inconscients et secrets, invitations de tous les visages, ils sont l'envers

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nécessaire et le prix de la victoire. ]Il n'y a pas de soleil sans ombre, et il faut connaître la nuit […] Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni fertile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. »119

Terminé en février 1941, après une longue maturation, Le Mythe de

Sisyphe paraît en octobre 1942, prenant ainsi place à côté de trois titres de Jean

Grenier. Le livre sortit, en pleine guerre, six mois après L’Étranger.

L’édition augmentée qui paraîtra après la guerre en 1945, comporte une étude sur Kafka : initialement prévue dans le volume, elle fut remplacée par un chapitre titré « Dostoïevski et le suicide ». Ce texte non-retenu avait préalablement été publié dans la revue « L’Arbalète » à Lyon en 1943.

La lecture concomitante de ce texte écarté du volume est indispensable pour la compréhension du livre. Concevant son cycle de l’absurde, Camus entendait lui donner trois figures ou trois expressions : roman, théâtre, essai et voulait – sans aucune hiérarchie ou priorité entre les genres – exprimer une idée générale sur des tons différents. Il aurait souhaité que les trois formes paraissent simultanément.

Les contraintes éditoriales ne le permirent pas : Le Mythe... parut dès 1942 et deux ou trois ans avant les deux pièces de théâtre qui font partie de ce cycle de l’absurde : Caligula (qui sera d’ailleurs profondément remanié à plusieurs reprises) et Le Malentendu. Il n’est pas évident que cette proximité de parution n’ait pas étouffé Le Mythe de Sisyphe lui-même et le rapprochement fait par les critiques, notamment Sartre, entre les deux volumes parus en 1942, le roman et

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l’essai, n’en a probablement pas facilité la lecture comme une œuvre autonome. L’absurde en tant que non-sens fait signe vers un ailleurs. C’est aussi pourquoi la question du suicide n’est pas abordée frontalement dans le livre et qu’on n’y trouve aucune donnée psychologique ou sociologique.

Du livre, qui tire son titre du nom d’un héros de la mythologie on cite souvent la première et la dernière phrase : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie » et « la lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. » Le livre est tout entier dans cette tension : cette référence à la mort, que l’on retrouve aussi dans L’Étranger et dans Caligula et Le

Malentendu.

Traduisant plus qu’une crise existentielle, ce qu’il développe aussi et à quoi on l’a souvent réduit, Le Mythe de Sisyphe et la notion d’absurde qu’il développe est un point de départ intellectuel. L’absurdité de la vie est une philosophie qu’il faut prendre en compte, un regard sur le monde, un monde qui présente un Envers et un Endroit qui doivent coexister.

L’absurde est la limite de la logique, d’une logique trop rationnelle et systématique avant d’être l’expression d’un cogito et surtout d’une conscience malheureuse, la raison ne saurait tout expliquer. L’analyse de Camus marque « un défaut de notre condition qui est aussi un mal de l’esprit » (Louis Faucon).

Il faut rendre au terme d’absurde qu’emploie Camus toute la signification qu’il entend lui donner et le désengager d’une connotation trop existentielle : Certes, Le Mythe de Sisyphe est nourri des expériences de la vie de l’auteur, de sa façon de vivre et de ses questions existentielles, mais il est aussi et d’abord une croyance en la vie et plus qu’un non-sens absolu contient une certaine dimension spirituelle. Les « hommes absurdes » sont en premier lieu capables de prendre à la fois conscience et mesure de l’absurde. Sisyphe a porté au sommet de

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la montagne son fardeau : heureux, il peut, avec un courage, redescendre le chercher pour le hisser à nouveau. Camus dira :

« Je tire ainsi de l’absurde trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté et ma passion. »

Marie-Louise Audin note dans sa présentation de l’ouvrage dans la nouvelle édition de la Pléiade :

« Quelle que soit la rigueur philosophique de l’ouvrage, ou bien son manque de rigueur, Camus ne travaille pas les concepts fondamentaux d’absurde, d’espoir, de suicide sur le seul plan strictement philosophique, mais aussi sur celui de la langue et du régime de la métaphore (…) Le Mythe de Sisyphe gagne à être lu ou relu en considérant la dimension métaphorique de son essai comme une clé de lecture. »

D’après Maurice Blanchot, l’absurde c’est :

« Absence totale d’espoir, insatisfaction consciente, lutte sans fin, telles sont les trois exigences de la logique absurde. »120

L’absurde, c’est la lassitude d’une vie machinale, à répéter les mêmes gestes qui endorment la conscience. De cette répétition naît l’habitude qui devient nature.

L’expérience de l’absurde conduit au désespoir n’a cessé de nous le rappeler Camus. C’est pourquoi d’après lui, il faut lutter et trouver dans cette lutte le moyen d’accéder à la grandeur et au bonheur.

« […] Et moi, refusant d’admettre ce désespoir et ce monde torturé, je voulais seulement que les hommes retrouvent leur solidarité pour entrer en lutte contre leur destin révoltant… »121

120 BLANCHOT, Maurice, Faux Pas, Collection Blanche, Gallimard. Parution. 1943. P. 69

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Chez Camus, l’expérience de l’absurde suppose un certain dénuement.

« Noces, comme L’Etranger et Le Mythe De Sisyphe, vise à débarrasser l’homme occidentale de ses valeurs, à lui ôter son habillage culturel et psychologique pour dégager sa conscience nue et lui restituer le contact primordial avec l’existant brut du monde. »122