• Aucun résultat trouvé

Création romanesque et projection de soi chez Albert Camus

COMPLEMENTAIRES DANS L’ŒUVRE CAMUSIENNE

1.1. Création romanesque et projection de soi chez Albert Camus

Chercher à situer Albert Camus dans son œuvre ou par rapport à son œuvre, nous invite à renouer avec l'évolution et les péripéties de sa vie avant de pouvoir dire qu’il est présent d'une manière ou d'une autre dans toute son œuvre d’où sa propre projection dans son univers fictionnel donc romanesque.

La création romanesque est analysée par des critiques littéraires, des sémioticiens des chercheurs et des narratologues de toute obédience, souvent dans ses rapports avec l'écriture, la fictionnalisation ou la projection de soi. Ces rapports qui sous-entendent une mise en texte de soi et des autres, en rapport avec soi-même, avec les autres et surtout, en rapport avec le monde. Une équipe de chercheurs du Crasc (centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle) se penchant sur la question pense qu’ :

‘’Il n’ya pas de création littéraire « pure », « brute » à posteriori .La création littéraire ex-nihilo n’existe pas. Tout à été déjà dit. Tout a déjà été devancé, et c’est Montaigne qui s’interrogeait « Si tout a déjà été dit, que dire maintenant ? »La question a déjà été posée au XVI siècle. Les écrivains marchent sur un déjà la ! Sur des traces .Tous ont eu des lectures antérieures, tous ont un background culturel, tous ont eu des maitres à penser. Ce constat n’enlève rien à leur génie créateur, au contraire, à partir de ce qui existe et avec leur apport, la création littéraire évolue et connait une dynamique constante. A ce titre d’exemple : Kateb Yacine se reconnaissant dans Faulkner, Boudjedra a beaucoup apprécié Proust et Céline…Aussi, la littérature dans sa dimension intrinsèque convoque les notions de : Héritage, substrat, reliquat …C’est ainsi que le concept d’ « intertextualité » prend sa juste mesure et permet de dessiner des contours plus exacts de la littérature.

66

La notion de génotexte et phénotexte, telles que présentées par Genette montrent bien la richesse, le croisement des textes et excluent de facto une lecture isolée, car lire un texte ne peut se faire que dans une mise en réseaux

avec d’autres textes, d’autres cultures.

Les préoccupations sont donc nombreuses et pertinentes, elles concernent la texture du roman, ses ramifications, ses procédés scripturaux et stylistiques, dont la parodie et le pastiche, en plus de la présence quasi permanente de ce que Genette appelle « Palimpseste.’’87

D’autre part, Norbert col inscrit, dans son ouvrage écritures de soi, ce rapport entre la création romanesque et la fictionnalisation de soi, en affirmant à juste titre que :

‘’La fictionnalisation est l'un des biais par lesquels le soi peut se donner une expression légitime. Le masque stylistique servira alors, à l'inscription de l'auteur, sa projection dans son œuvre, en brouillant parfois le lecteur par l'emmêlement du pacte autobiographique et du pacte romanesque. La fictionnalisation étant là, tout autant que l'autobiographique, la transformation du biographique glisse alors à ce qu'on appelle aujourd'hui : autofiction.’’88

C’est justement pourquoi, il nous parait utile de déblayer du mieux que nous le pourrons, la notion d'autofiction qui est certes de nos jours, utilisée de diverses façons et tenter d'apporter les éclaircissements nécessaires à toutes imprécisions autour de ce néologisme qui reste délicatement définissable.

Philippe Gasparini tenté de jeter le socle théorique qui fait actuellement défaut à la notion d'autofiction. Pour y arriver, il est remonté à la source du mot, puis a reconstitué son histoire en relatant son évolution, en expliquant ses différents sens, ses contradictions.

87 Projet crasc : Littérature : Mode de production ; de la création à la mimésis, de la reproduction à l’innovation. (Du 01012011 au31122013- Dirigé par OUHIBI GHASSOUL Bahi).

67

Il nous faut rappeler que Serge Doubrovsky est l'« inventeur » du mot. Sur la quatrième de couverture de son roman intitulé Fils (1977), apparaissait le terme « autofiction » assorti d’une petite note disant, que :

‘’Ce n’est plus l’histoire, les péripéties qui peuvent sembler romanesques, mais c’est la forme même du récit qui transforme les faits réels en fiction.’’89

Au même moment se développait aux USA une terminologie littéraire approximative et confuse comme : « transfiction », « superfiction », « fiction of the self »…etc.

L'autofiction telle que définie par Doubrovsky en 1977, se distingue donc de l’autobiographie pratiquée jusqu'alors. Pourtant, il emprunte à ce genre tous les critères, à commencer par le « pacte autobiographique » défini par Philippe Lejeune quelques années plus tôt. Ainsi, le narrateur d’une autofiction, qui emploiera la première personne du singulier, portera le même nom que l’auteur du livre. Mais chose nouvelle dans l’autofiction, le pacte autobiographique s’applique à ses souvenirs, non à la mise en scène de leur surgissement et de leur ressassement. Fils programme donc une double réception : référentielle quant au passé du héros-narrateur, fictionnelle quant au cadre narratif.

Jacques Lecarme et Philippe Lejeune, au début des années 80, vont l’utiliser avec des sens parfois différents, parfois centrées sur « l’auto », parfois sur la« fiction ».

Gasparini retrace l’analyse du concept d’autofiction par ces deux théoriciens de l’écriture autobiographique en soulignant :

‘’L’importance du dialogue critique dans la maturation du concept d’autofiction.’’

Le néologisme a dû aussi composer avec les « attaques » d’autres poéticiens, tels que Gérard Genette et Vincent Colonna, qui donnèrent au terme « de nouveaux signifiés que son créateur ne pouvait accepter, car ils impliquaient

89 GASPARINI, Philippe, Autofiction - Une aventure du langage- Paris, Ed. Seuil, coll. « Poétique »

68

une exclusion de ses propres œuvres comme référents ». Ainsi, « autofiction » devint synonyme de « fictionnalisation de soi », expression qui renvoie à des textes dans lesquels l’auteur-narrateur s’imagine une vie, s’invente des vies alors que la définition initiale insistait sur le caractère référentiel de ce qui est raconté : récit « d’événements et de faits strictement réels ».

Gasparini évoque « La Nouvelle autobiographie », expression que l’on doit à Alain Robbe-Grillet et qui aurait pu concurrencer la dénomination de Dobrovsky sur la question. Mais si elle n’eut pas un large écho, c’est que « le créateur du concept de "nouvelle autobiographie" ne chercha pas à en étendre le domaine au-delà des auteurs de sa génération et de son clan ». L’autre terme est celui de « surfiction », inventé par Raymond Federman pour désigner sa propre pratique qui visait à rendre compatibles écriture expérimentale et autobiographie. Là aussi, le mot ne dépassa pas les frontières d’une sphère de spécialistes.

Le Livre brisé (1989) de Serge Doubrovsky, le colloque de Nanterre

« Autofiction & Cie » (1992) contribueront à la diffusion du néologisme qui rencontrera un large écho à la fin des années 90 sous les impulsions nouvelles ou renouvelées de chercheurs comme Marie Darrieussecq et Jacques Lecarme, mais aussi de romanciers comme Marc Wietzmann et d’essayistes comme Christophe Donner…

A partir du début des années 2000, Serge Doubrovsky proposera une définition stable de l’autofiction, envisagée comme variante postmoderne de l’autobiographie et composée d’une dizaine de critères définitoires tels que « l’identité onomastique de l’auteur et du héros narrateur », « le sous-titre roman », « le primat du récit » ou encore « une stratégie d’emprise du lecteur ». Plus tard, les concepts de « roman du Je » et de « roman autobiographique » – qui recoupe la notion d’autofiction telle qu’entendue par certains aujourd’hui – permettront « d’aborder autrement la problématique de l’ambiguïté générique » et cette analyse permettra à Gasparini de revenir sur sa précédente étude.90

69

Philippe Gasparini finit par s’interroger sur la possibilité d’en faire la synthèse afin d’obtenir « un concept opératoire pour la littérature d’aujourd’hui

et de demain »91. En empruntant à Arnaud Schmitt le concept « d’autonarration » qui devient la « forme contemporaine » de l’espace autobiographique, Gasparini cherche à redonner une cohérence au concept d’autofiction. L’autofiction est alors définie comme un texte dans lequel :

‘’ Un certain nombre d’éléments de l’auto-récit ont été imaginés ou remaniés par l’auteur. ‘’92

Dès lors, ’’autofiction ne signifiera ni plus ni moins que roman autobiographique contemporain’’.93

Ce point de vue de Philippe Gasparini dans Autofiction, Une aventure du

langage, est sans doute l’un des plus récents sur la question. Sa réflexion s’est

enrichie depuis la parution de son livre Est-il je ? en 2004 puisqu’il met en avant dorénavant la particularité qui se dégage de l’autofiction par rapport au roman autobiographique qu’il considérait dans Est-il je ?, à l’instar de Vincent Colonna, comme un simple effet de mode ou un moyen de remettre au goût du jour « le genre inavoué, honteux, innommable qu’était le roman autobiographique »

Gasparini classe l’autofiction parmi « les autonarrations » et en fait une équivalence de « roman autobiographique contemporain » (mettant en avant l’aspect novateur de la forme). Mais la nouveauté de l’autofiction se réduit pour lui à cela, ce qui n’en fait pas à ses yeux un genre à part entière.

Dans Le Degré zéro de l'écriture, Barthes laisse apparaître quelque intérêt pour le dispositif énonciatif propre à l'autofiction en évoquant Aziyadé (1892)94 :

91 GASPARINI, Philippe, Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, Poétique, 2004

92 GASPARINI, Philippe, Autofiction – Une aventure du langage, Paris, Seuil – Poétique

2008.

70

‘’Loti, c'est le héros du roman [...] Loti est dans le roman [...] mais il est aussi en dehors, puisque Loti qui a écrit le livre ne coïncide nullement avec le héros Loti : ils n'ont pas la même identité. Le premier est anglais, il meurt jeune ; le second Loti prénommé Pierre, est membre de l'Académie française.’’ 95

Barthes est l'un des rares critiques à avoir produit un discours sur l'autofiction avant la lettre ; il en révèle l'existence sans toutefois pouvoir la nommer. Par ailleurs, l'autofiction trahit d'étranges similitudes avec ce qu'il appelle la « figuration » où l'auteur peut apparaître dans son texte (Genet, Proust), mais non point sous les espèces de la biographie directe ». Avant même la publication de Roland Barthes par Roland Barthes, il suggère un retour à l'autobiographie, par le biais de l'autofiction et à travers ce qu'il appelle « le fictif de l'identité ». Evoquant l'exemple d'Aziyadé, Barthes ne cache nullement l'attirance qu'exerce sur lui le dispositif autofictionnel :

‘’Ce n'est pas le pseudonyme qui est intéressant (en littérature c'est banal), c'est l'autre Loti, celui qui est et n'est pas son personnage, celui qui est et n'est pas l'auteur du livre : je ne pense pas qu'il en existe de semblable en littérature.’’96

Barthes a certes raison d'insister sur l'originalité de ce livre, mais il a eu tort de croire au caractère inédit de son dispositif autofictionnel. On pourrait aisément le contredire en citant La Naissance du jour (1928) de Colette dont André Billy saluait ainsi l'excentricité :

" Quelque chose d'extrêmement nouveau et hardi, quelque chose qui n'a pas de précédent, je crois, dans la littérature [...] c'est que l'héroïne du roman n'est autre que l'auteur ".

94LOTI, Pierre, Éd. Calmann-Lévy. Paris.1879.

95 BARTHES, Roland, Pierre Loti : "Aziyadé" ", in Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil, coll. Points. 1994, p. 171

96 BARTHES, Roland, Pierre Loti : "Aziyadé" ", in Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil, coll. Points. 1994, p. 172

71

André Billy fait ici preuve d'un égarement similaire à celui de Barthes : Colette n'est assurément pas la pionnière de ce dispositif énonciatif. On pourrait lui opposer Le Bon Apôtre (1923), un roman de Philippe Soupault où le narrateur et

l'un des deux protagonistes partagent le nom de l'auteur…