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Chapitre 4 – « Jillian (I’d give my heart) » de Within Temptation : la voix de

2) Le poids de l’immortalité

Pour incarner le personnage de Nevyn, Sharon den Adel utilise sa voix dans une tessiture de soprano s’étendant sur un ambitus de Do4 à La5. Elle emploie les registres de tête, mixte et de poitrine, dans les styles pop et lyrique, ainsi qu’une voix soufflée249 lors du pont. L’emploi du style vocal pop au début de la chanson impose Nevyn comme un personnage humain. En effet, la voix pop est celle qui s’approche le plus de la voix parlée, et qui impose également la voix dans le corps de l’interprète puisqu’elle permet une bonne compréhension des paroles. Dans les couplets, lorsque Nevyn raconte son vécu, la voix pop est utilisée dans les registres de tête et mixte250 : « I’ve been dreaming for so long, to find a meaning, to understand … the secret of life. […] I’ve been living

248 La traduction intégrale des paroles des trois chansons figure en annexe de ce mémoire. Afin d’alléger la

lecture, au cours des chapitres 4, 5 et 6 les paroles ne seront pas traduites, sauf exception servant la démonstration.

249 La voix soufflée correspond à une surproduction d’air lors de la vocalisation, due à un « accolement

insuffisant des cordes vocales ». LÉON, P., Précis de phonostylistique, p.74.

for so long, many seasons have passed me by. I’ve seen kingdoms through ages rise and fall, I’ve seen it all ». Le spectrogramme suivant251 permet de visualiser l’emploi de ces deux registres au sein du segment de phrase « the secret of life » (extrait n°1 – 0:56-

1:17”) : tout d’abord la voix de tête (encadré blanc), dont le fondamental (f0) apparaît

comme l’harmonique le plus intense, et présentant peu d’harmoniques supérieurs, puis la voix mixte (encadré bleu), avec davantage d’harmoniques supérieurs, puisque cette émission vocale se situe entre les registres de tête et de poitrine.

Figure 8 – Couplet 1 : utilisation de la voix de tête (encadré blanc) et mixte (encadré bleu).

Nevyn est un humain, et la voix de Sharon l’expose comme tel dès le premier couplet de la chanson. Cependant, la destinée de cet humain est loin d’être ordinaire, puisqu’il a été rendu immortel par les dieux. Pour le commun des mortels, accéder à ce don d’un temps de vie infini et n’être ainsi plus soumis à une mort prochaine semblerait être un cadeau précieux de la part des dieux. En effet, comme le démontre Jacques Lacarrière, dans de nombreuses mythologies l’immortalité était offerte aux hommes par les dieux, mais leur a été retirée à cause de leur fautes, tels Adam et Eve qui se sont laissés tenter par le serpent252. Or, dans notre cas, l’immortalité est donnée à Nevyn à cause de

251 Spectrogramme harmonique, obtenu au moyen du logiciel Sonic Visualiser. Taille de la fenêtre : 1024

échantillons ; taux de recouvrement : 50% ; axe des fréquences linéaire ; échelle : décibels (dBV).

ses fautes. Cependant, ce passage de mortel à immortel lui retire une part importante de son humanité : la fatalité de la mort, « car la mort est justement ce par quoi l’homme se sait et se sent homme, ce par quoi il se différencie des dieux »253. Ainsi, né mortel, Nevyn connait la valeur du temps et la finalité de celui-ci : la mort. En n’étant plus mortel, il a vu les royaumes dans lesquels il a vécu prospérer et dépérir « I’ve seen kingdoms through ages rise and fall, I’ve seen it all », mais aussi les personnes qu’il aimait mourir, comme ce fut le cas pour Jillian. Alors, ne pouvant mourir pour rejoindre celle qu’il aime, cette immortalité offerte par les dieux pour qu’il se rachète de ses fautes est devenue pour lui un fardeau, duquel il est compréhensible qu’il souhaite s’extirper. La souffrance de Nevyn rappelle ainsi celle d’Orphée, ayant perdu par deux fois Eurydice, et qui aura tout tenté pour faire revenir celle-ci des Enfers, en vain254. Ici, Nevyn lui aussi souhaite rejoindre son Eurydice, Jillian, non pas en la faisant revenir des Enfers, mais en la rejoignant dans la mort, puisqu’il ne peut la faire revenir à la vie.

Par conséquent, la thématique du temps est alors récurrente tout au long de la chanson, non seulement pour insister sur ce fardeau qu’est le temps qui passe quand nous ne pouvons pas mourir alors que nos êtres chers le peuvent, mais aussi parce que cette thématique est indissociable du personnage. Celle-ci est alors imposée dès l’introduction de la chanson (extrait n° 2 – 0:12-0:30”) avec les bruits de l’aiguille d’une horloge qui avance un peu trop rapidement et des battements de cœur (0:12-0:29”). En plus de référer à la vie qui s’écoule, ces battements permettent également d’imaginer que l’action qui va suivre constitue un moment fatidique, un peu comme si avant la bataille, le héros n’entendait plus rien d’autre que les battements de son cœur au moment où il se concentre. Cette idée est d’ailleurs renforcée par l’apparition d’un son de cor de chasse (0:21-0:23”) : une bataille se prépare. L’introduction de la chanson place l’auditeur non seulement dans

253 LACARRIÈRE, J., Au cœur des mythologies : en suivant les dieux, p.252.

254 Eurydice, épouse d’Orphée, décède suite à une morsure de serpent. Orphée décide alors de la ramener

d’entre les morts. Ses chants séduisent Hadès et Perséphone qui autorisent Eurydice à rejoindre Orphée, à la condition que celui-ci ne la regarde pas tant qu’ils n’auront pas rejoint le monde des vivants. Orphée échoue et Eurydice regagne le monde des morts, une deuxième fois. Orphée, dans un chagrin inébranlable, rejeta toutes les femmes qui venaient à lui, leur causant une colère telle qu’elles finirent par le tuer. LACARRIÈRE, J., Au cœur des mythologies : en suivant les dieux.

MARTIN, R. (dir.), Dictionnaire culturel de la mythologie greco-romaine, Paris, Nathan, 1998. OVIDE, Les Métamorphoses, Paris, Gallimard, 1992.

cette thématique du temps, mais aussi dans une temporalité, puisqu’il s’installe un univers épique et chevaleresque, accentué par l’apparition des chœurs à l’unisson sur le thème du refrain (Figure 9 – 0:33-0:49”), qui reprend par ailleurs le contexte médiéval établi par Katharine Kerr dans Deverry Cycle et par le texte de la chanson « I’ve seen kingdoms through ages ».

Figure 9 – Introduction (0:33-0:49”) : transcription du thème du refrain chanté par les chœurs.

De plus, le texte de la chanson lui-même est construit sur le champ lexical du temps, de la temporalité : « so long », « life », « ever », « never », « destiny », « I’ve been living for so long, many seasons have passed me by », « I’ve seen kingdoms through ages, rise and fall », « long ago », « for ever and ever », « I’ll always be here », « until the end ». D’autre part, ce thème du temps est figuré dans les deux couplets par une sensation d’allongement du temps. Ceci est produit vocalement par un débit de parole qui semble lent, ce qui est dû au phrasé legato et à l’allongement de certains phonèmes par la répétition d’une voyelle ou par une tenue de note (Tableau V), le plus souvent en fin de phrase, auxquels s’ajoute un vibrato (Tableau V – italique et souligné), participant lui aussi du rallongement des mots. De plus, après l’univers épique installé musicalement lors de l’introduction, la plupart des instruments se taisent. Au début du premier couplet, seul un piano et un léger son de flûte se font entendre, participant à cette sensation d’arrêt dans le temps, auxquels s’ajoute l’utilisation d’une légère réverbération255 sur la voix de Sharon Den Adel, étirant d’autant plus les sons vocaux. La même stratégie est utilisée dans le deuxième couplet : alors que l’ensemble des instruments metal et symphoniques

255 La réverbération est un effet ajouté en studio d’enregistrement, dans le cas d’un CD audio, prolongeant

le son initial émis par la voix. LACASSE, S., “Listen to my voice”. The evocative power of vocal staging in recorded rock music and other forms of vocal expression, thèse de doctorat, University of Liverpool, 2000, p.117.

jouent lors du refrain, seuls batterie et cordes frottées sont gardées au début du deuxième couplet, ainsi que la réverbération sur la voix de la chanteuse.

[Couplet 1]

I've been dreaming for soo loong,

to find a meaning, to understaand. Ouh ouh ouh

The secreet of liiife Why am I here, to try agaain?

[Couplet 2]

I've been living for soo loong,

maany seasons have passed me byy. I've seen kingdoms through aages

rise and faall, I've seen it aall. Légende :

Vibrato

Lettre rajoutée = voyelle répétée Voyelle rallongée (mais non répétée)

Tableau V – Couplets 1 et 2 : visualisation de l’allongement des phonèmes et du vibrato.

Enfin, cet allongement du temps musical métaphorisant le temps de vie de Nevyn est poussé à son paroxysme avec les inspirations audibles lors des couplets. Le personnage paraît ainsi être « à bout de souffle », puisque ces inspirations audibles donnent effectivement l’impression que les phrases sont tellement longues que la chanteuse doit épuiser sa réserve d’air, et alors l’inspiration suivante se fait plus bruyante. En effet, lorsqu’il étudie la technique vocale pop ou lyrique, le chanteur apprend à gérer son utilisation de l’air grâce à un soutien intercostal créant une ouverture au niveau des côtes flottantes et permettant au diaphragme de revenir moins rapidement dans sa position initiale. En ralentissant la remontée du diaphragme, le chanteur se crée une sorte de réserve d’air puisque l’air s’écoule moins rapidement. L’objectif du chanteur est alors de ne jamais venir à bout de cette réserve, sinon c’est que celui-ci a mal « géré son air », soit parce que sa technique n’était pas assez travaillée, soit parce que la phrase était trop longue. Par conséquent, le fait que ces inspirations soient audibles à ce moment de la chanson semble révéler que Sharon den Adel a choisi de les faire entendre, pour des raisons expressives.

Enfin, tout le poids de cette immortalité est extériorisé dans les refrains de la chanson. En effet, les deux premiers refrains de celle-ci débutent par un cri sur « I’d » (extrait n°3 – 1:39-1:41”), proche du belting et faisant entendre une accroche dans la

voix de Sharon den Adel. Ce cri demande ainsi une grande implication physiologique à cette dernière pour être émis, puisque le belting est une voix mixte projetée : des sons aigus sont produits par un mécanisme laryngé dans lequel ils ne peuvent naturellement pas être produits, c’est-à-dire dans un mécanisme lourd, de poitrine. Ces raisons exposent ce cri comme un cri de souffrance, d’impuissance, mais aussi cathartique pour le personnage qui est en proie à une grande détresse psychologique et émotionnelle. Ce qui rend ce cri d’autant plus déchirant est l’accompagnement instrumental épuré lorsque le cri apparait : batterie et guitares assurent un soutient rythmique en croches tandis que les chœurs gardent une note tenue tout le long du cri.

Le reste du refrain expose quant à lui la volonté de Nevyn de s’extirper de son immortalité :

I’d give my heart, I'd give my soul. I'd turn it back, it's my fault.

Your destiny is forlorn, have to live till it's undone. I'd give my heart, I'd give my soul.

I'd turn it back and then at last I'll be on my way.

Le texte fait ainsi comprendre à l’auditeur que Nevyn donnerait tout pour redevenir mortel : « I’d give my heart, I’d give my soul », et fait également référence au serment fait par Nevyn aux dieux : il leur a demandé cette immortalité pour racheter ses fautes, « I’d turn it back, it’s my fault », et ne sera libéré de celle-ci qu’une fois sa quête achevée, « your destiny is forlorn, have to live till it’s undone ». Ce serment fait aux dieux établit alors une nouvelle fois un lien avec le mythe d’Orphée, lorsque celui-ci s’adresse à Hadès et Perséphone pour les supplier de pouvoir repartir des Enfers avec Eurydice :

Par ces lieux pleins d’épouvante, par cet immense Chaos, par ce vaste et silencieux royaume, je vous en conjure, défaites la trame, trop tôt terminée, du destin d’Eurydice. Il n’est rien qui ne vous soit dû ; après une courte halte, un peu plus tard, un peu plus tôt, nous nous hâtons vers le même séjour. C’est ici que nous tendons tous ; ici est notre dernière demeure ; c’est vous qui régnez le plus longtemps sur le genre humain. Elle aussi, quand, mûre pour la tombe, elle aura accompli une existence d’une juste mesure, elle sera soumise à vos lois ; je ne demande pas un don, mais un usufruit. Si les destins me refusent cette faveur pour mon épouse, je suis résolu à ne point revenir sur mes pas ; réjouissez-vous de nous voir succomber tous les deux.

Ainsi, tout comme l’était Orphée, la dernière phrase du refrain suggère la détermination de Nevyn à achever cette quête afin de retourner à l’état humain, mortel : « I’d turn it back and then at last I’ll be on my way ».

En conclusion, le poids de l’immortalité du personnage est représenté dès l’introduction par l’instrumentation (bruits d’horloge, battements de cœur, cor de chasse, chœurs) installant une temporalité dans la chanson, un univers épique, puis tout au long de la chanson par le champ lexical du temps et les multiples phonostyles métaphorisant l’allongement du temps : alternance entre voix de tête et de poitrine, débit lent, phrasé legato, allongement des phonèmes, vibrato, inspirations audibles. Nevyn souhaite cependant y mettre fin, c’est pourquoi les refrains, qui sont en général le lieu où est délivrée l’information principale d’une chanson256, révèlent la volonté profonde du personnage de s’en défaire pour redevenir mortel. À la fois cri de souffrance et appel aux dieux, ces refrains sont la preuve ultime de la constatation du poids que représente cette immortalité pour Nevyn, puisqu’il est prêt à tout, il donnerait son cœur et son âme (« I’d give my heart, I’d give my soul »), pour s’en extirper.