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Immodération et irrégularité de la production sédimentaire, processus morphodynamiques en relais, substitution de charge sont autant de phénomènes qui favorisent la multiplication des mécanismes de discontinuités spatiotemporelles au sein du système bassin versant. Les différents protocoles instrumentaux et l’élaboration de budgets sédimentaires ont permis d’appréhender et de quantifier cette cascade sédimentaire dans sa multitemporalité et à différentes échelles spatiales.

Les incendies de forêt : une connectivité versants / talweg renforcée de façon éphémère

Dans le massif des Maures, le dispositif instrumental emboîté dans le bassin versant du Rimbaud n’autorise qu’un raisonnement selon le principe de la « boîte noire ». La parcelle expérimentale, installée sur le versant apporte une estimation des entrées solides dans le bassin versant tandis que la station de mesure à l’exutoire fournit une information sur les sorties alluviales. On ne dispose donc d’aucun renseignement sur les mécanismes de circulation interne, aires sédimentaires contributives et phénomènes de substitution de charge. Il n’est donc pas possible de calculer le Sediment Delivery Ratio du bassin versant, encore moins d’en établir le budget sédimentaire. Néanmoins, quelques informations méritent d’être soulignées.

Le rapport charge alluviale à l’exutoire/perte en sol sur les versants, élevé dans l’année suivant l’incendie (0,66), s’abaisse de façon considérable les deux années suivantes (0,05 et 0,09). Ces chiffres suggèrent une forte connectivité entre versants et talweg durant la 1ère année après l’incendie. Mais celle-ci ne dure pas. Dès la deuxième année, les discontinuités spatiales entre les deux principaux sous systèmes du bassin s’affirment à nouveau (figure 1-24). Sur les versants, la remontée végétale, retardée par des conditions édaphiques contraignantes, reste insuffisante pour annihiler les processus d’érosion élémentaires. En revanche, dans les talwegs où les sols et les réserves hydriques sont plus importants, la revégétalisation est plus rapide et exerce vraisemblablement une action de sur les flux sédimentaires en provenance des versants.

Ces discontinuités s’exercent aussi de façon inégale dans le temps. En octobre 1990, une série de petites averses occasionne une importante perte en terre sur la parcelle (556 t/km2) mais est insuffisante pour générer des crues efficaces dans les talwegs (120 t/km2). Le fonctionnement s’inverse en décembre. Une forte crue, survenue le 9 de ce mois, entraîne une importante évacuation sédimentaire dans les lits fluviaux (368 t/km2), tandis que les transits sur les versants restent médiocres (102 t/km2).

L’hétérochronie qui caractérise le fonctionnement des deux unités versant-talweg à l’échelle de bassin versant de rang 1 ou 2 s’observe également à plus grande échelle, celle de la ravine de l’Aubaret Vieil sur le mont Lozère.

La ravine de l’Aubaret Vieil : des discontinuités spatiales multitemporelles

Sur les BVRE du mont Lozère, plusieurs protocoles de mesure ont permis de renseigner la « boite noire » en localisant les aires sédimentaires contributives et en quantifiant les flux. Deux échelles spatiales ont été retenues : un bassin de rang 0 inscrit sur un versant (l’Aubaret Vieil) et un bassin versant de rang 1 (la Latte).

Dans un petit système bassin versant de type ravine, le dispositif garantit, en principe, une forte connexion morphologique entre versants et talweg. Pourtant l’élaboration du budget sédimentaire de la ravine durant 10 ans a mis en évidence que cette continuité morphologique ne s’accompagne pas nécessairement d’une connectivité fonctionnelle. Au contraire, à tous les pas de temps considérés, depuis l’événement individuel jusqu’au rythme pluriannuel, les transits sédimentaires sont interrompus par des relais spatiotemporels qui s’exercent de façon multiforme.

Trois types d’épisodes sédimentogènes efficaces ont été observés. Leur saisonnalité comme leur budget sédimentaire diffèrent considérablement (figure 1-25).

Les averses orageuses estivales sont brèves mais souvent intenses. Elles génèrent, sur les flancs de la ravine, un ruissellement hortonien qui s’accompagne d’une érosion efficace. La production sédimentaire latérale est importante mais les transferts longitudinaux restent insignifiants faute d’écoulement abondant dans le bief. Le stockage l’emporte alors largement sur l’évacuation, dans un rapport de 1 à 100.

A la fin de l’automne, en hiver et au printemps, les pluies cévenoles atteignent parfois de forts cumuls pluviométriques, mais leur intensité momentanée reste faible. L’infiltrabilité des arènes n’est pas dépassée et l’action morphogénique est indigente. En revanche, le débordement de la nappe aquifère de versant, qui s’exfiltre dans le bief, entraîne une crue à forte capacité de charriage. Evacuation longitudinale et déstockage alluvial marquent le bilan, dans un rapport de 1 à 10 vis-à-vis de la fourniture latérale.

Figure 1-25 : Des discontinuités spatiotemporelles variées selon les épisodes morphogéniques efficaces

La continuité fonctionnelle versant-talweg n’est assurée qu’à l’occasion des crues cévenoles du début d’automne. Combinant de forts totaux pluviométriques et des intensités momentanées efficaces, ces épisodes génèrent, de façon synchrone, érosion en rigoles et charriage longitudinal. Sans disparaître totalement, les discontinuités spatiotemporelles qui affectent le cheminement sédimentaire amont-aval s’atténuent considérablement.

La distribution de ces épisodes sédimentogènes dans l’année imprime une forte saisonnalité au jeu des stockages-déstockages (figure 1-26). Le stockage peut se produire en toute saison, mais c’est en été et en automne qu’il est le plus important. Le déstockage ne se produit avec efficacité qu’en automne, à deux exceptions près : l’hiver 1996 et l’été 1999.

Ces mécanismes saisonniers alternés de stockage-déstockage ont été observés dans le vallon de l’Airette par Muxart et al. (1987 et 1990), mais ils n’ont pas été quantifiés. Ils semblent fréquents dans le fonctionnement des ravinements car ils sont décrits par de nombreux auteurs dans des milieux morphoclimatiques variés. Dans le nord ouest de l’Angleterre, dans les Howgills Fells, Harvey (1974 et 1987) a mis en évidence de telles discontinuités fonctionnelles dans des ravinements incisés dans des moraines. La production sédimentaire latérale se produit de façon efficace une douzaine de fois par an (l’été représente 1/4 de l’efficacité annuelle, la saison froide les 3/4) tandis que la purge longitudinale dépend d’épisodes hivernaux de plus forte intensité qui ne se produisent q’une fois tous les deux ans en moyenne. A Draix, dans les Terres noires ravinées, Bufalo (1989) évalue le stockage saisonnier, dans les biefs, à environ 15% de la charge alluviale. Mais le bilan s’équilibre chaque année grâce à une purge automnale efficace.

Sur la ravine de l’Aubaret, le bilan est loin de se compenser. Il ne s’équilibre ni sur un cycle annuel (excepté en 1994), ni sur un cycle pluriannuel. En fonctionnement modal, (en excluant l’épisode pluvieux du 22 septembre 1992), le bilan sédimentaire de la ravine est largement favorable au stockage, avec un ratio longitudinal/latéral de 0,63. Sur la ravine de l’Aubaret, le jeu prépondérant des discontinuités spatiotemporelles entre versants et talweg s’explique sans doute par deux facteurs essentiels : par la texture grossière des arènes, dont les sables et les graviers représentent plus de 90% de la production sédimentaire et favorisent les ruptures de charge ; par le fonctionnement hydrologique très contrasté des différents sous systèmes en fonction des caractéristiques des épisodes pluvieux.

Quant au bilan interannuel favorable au stockage, il traduit une plus grande fréquence et une plus grande efficacité globale des épisodes pluvieux de forte intensité à action morphogène latérale, par rapport aux abats d’eau volumineux responsables des purges longitudinales. Si ces épisodes de transit longitudinal sont, dans l’ensemble, moins actifs que les phases de production latérale, ils acquièrent de façon occasionnelle une efficacité exceptionnelle capable de modifier totalement le bilan sédimentaire de la ravine. C’est ce qui s’est produit lors de l’averse du 22 septembre 1992, qui représente, à elle seule, 77% du transit longitudinal décennal. Ainsi, en intégrant cette crue dans le bilan décennal, celui-ci s’inverse totalement et bascule en faveur du déstockage dans un rapport longitudinal/latéral de 2,17. Ce modèle de fonctionnement a été décrit par d’autres auteurs, grâce à des budgets sédimentaires établis dans de petits bassins versants (Trimble, 1983 ; Madej, 1984 ; Knox, 1989). Trimble (1995) considère qu’il est caractéristique des systèmes fluviaux de haute énergie, en domaine montagnard et en milieux arides. Les épisodes morphogéniques de faible intensité et de forte fréquence se traduisent par des phénomènes de stockage et entraînent le remblaiement des talwegs, tandis que les épisodes de forte intensité, à longue période de retour (20 à 100 ans) sont responsables de purges et de déstockages brefs mais efficaces. Les discontinuités spatiotemporelles versant-talweg s’exercent alors sur des pas de temps pluridécennaux, ce qui rend indispensable le maintien de protocoles de mesures sur de longues périodes. Ces discontinuités ont été également observées sur le bassin de la Latte avec la mise en évidence d’un phénomène d’hystérésis généré par la coupe forestière.

La coupe forestière sur la Latte : stockage sédimentaire et hystérésis

La taille modeste du bassin versant de la Latte (19,5 ha) et les aires contributives sédimentaires très localisées ont permis d’élaborer un véritable bilan quantifié du fonctionnement hydrosédimentaire après la coupe forestière.

écoulements rapides de crue générés par un débordement généralisé des nappes aquifères. Trois principaux enseignements se dégagent de ce bilan.

Figure 1-27 : Les budgets sédimentaires du bassin versant de la Latte après la coupe forestière

Le fonctionnement hydrosédimentaire du bassin versant de la Latte se caractérise par un très mauvais Sediment Delivery Ratio : 0,04 pour la période 1987/90, phénomène qui se reproduit chaque année dans les mêmes proportions. L’essentiel de la charge sédimentaire produite dans le bassin versant est restée piégée en bas de pente, sur des cônes de déjection et dans les sections amont du lit fluvial. Des discontinuités spatiales d’une telle ampleur ont été observées dans l’Idaho, dans des conditions morphologiques et érosives similaires (Megahan et al, 1986). Dans des petits systèmes fluviaux granitiques de 1km2 environ, la construction de routes forestières a multiplié par 5 l’érosion sur les versants, mais 7% seulement de la production sédimentaire a été évacué du bassin, l’essentiel restant stocké en bas de pente et dans les lits fluviaux.

Qu’il s’agisse du bassin de la Latte ou de ceux de l’Idaho, des Sediment Delivery Ratio aussi peu performants sont étonnants pour des bassins versants d’aussi petite taille. Ces faibles valeurs ne s’observent en général que dans des grands bassins hydrographiques, dont la taille excède 100 ou 1000 km2 (Trimble, 1981 ; Walling, 1988 ; Phillips, 1991). Elles s’expliquent vraisemblablement par un contrôle morphostructural propre aux massifs granitiques : des paléotopographies bien conservées, garantes de systèmes de pentes peu déclives ; de nombreuses ruptures de pente structurales ; une production sédimentaire grossière propice aux ruptures de charge (la fraction sablo-graveleuse représente plus de 80% de la masse texturale des arènes sur le mont Lozère, la charge de fond atteint 70% des transports dans les bassins étudiés dans l’Idaho).

Sur l’ensemble de la période étudiée, 1987/1996, le Sediment Delivery Ratio s’améliore sensiblement dans le bassin de la Latte : Il s’élève alors à 16%. Cette évolution est symptomatique d’un phénomène d’hystérésis, fréquemment observé dans les bassins concernés par les travaux forestiers (Burt et al., 1984 ; Leeks et Roberts, 1987, Leeks, 1990). Plusieurs années après la fin des travaux, les chemins forestiers ont continué à se dégrader, entraînant progressivement le colmatage des buses d’évacuation des eaux de ruissellement. En 1994, soit 5 ans après la fin des opérations sylvicoles, une nouvelle ravine est apparue dans la partie aval du bassin, à proximité du chenal principal. Une part importante de la production détritique de cette ravine a alors été directement injectée dans ce chenal. Ce phénomène d’hystérésis résulte d’un mécanisme de rémanence à court terme. Il s’est produit quelques années seulement après la fin des travaux sylvicoles.

Un second effet retard, s’exerçant à une toute autre échelle temporelle, joue un rôle majeur dans le budget sédimentaire de la Latte. Il s’agit du sapement de berge actif dans la partie aval du chenal. Cette reprise d’érosion est responsable de l’essentiel de la charge de fond évacuée au cours de la période d’observation. Elle n’a pourtant aucun lien de causalité avec la coupe forestière, mais résulte d’un phénomène de déstockage dans un remblaiement alluvial hérité des Temps modernes (cf 2e partie). Ici la discontinuité spatiotemporelle joue sur une période de trois siècles. Ce sont des ruptures similaires qui expliquent aujourd’hui l’essentiel de la charge solide des petits systèmes fluviaux du mont Lozère.

La relaxation des systèmes fluviaux : expression de discontinuités pluriséculaires à plurimillénaires

La remontée végétale qui résulte de la déprise agropastorale actuelle s’accompagne, sur le mont Lozère, d’une relaxation alluviale des systèmes fluviaux. Dans les BVRE, la prépondérance de la charge de fond sur les MES témoigne bien des mécanismes de déstockage à l’œuvre dans les bassins. Ceux-ci s’exercent au détriment de deux ensembles sédimentaires principaux : les remblaiements sablo-graveleux finiholocènes et les nappes grossières fluvioglaciaires ou fluvionivales pléistocènes (cf. 2e partie).

Les trois bassins versants étudiés offrent des situations morphodynamiques différentes. A peine amorcée sur la Latte, la récupération est en voie d’achèvement sur la Sapine tandis qu’elle s’exerce avec efficacité sur les Cloutasses. Cependant, quelque soit le cas de figure, la réactivation du continuum fluvial se fait après des discontinuités spatiotemporelles pluriséculaires à plurimillénaires. Ce modèle de fonctionnement alluvial, commandé par la nature et l’ampleur des déstockages sédimentaires rappelle le concept de dynamique paraglaciaire proposé par Church et al. (1972, 1989) pour les systèmes fluviaux de Colombie Britannique.

Des flux hydrosédimentaires limités, interrompus par d’incessantes discontinuités spatiales qui s’expriment selon une multitemporalité, tel est le fonctionnement caractéristique des systèmes fluviaux de moyenne montagne cristalline. Cette cascade sédimentaire, qui contrôle le continuum fluvial, génère d’importants phénomènes de stockage sédimentaire. A l’échelle du temps moyen, pluriséculaire à plurimillénaire, ces dépôts constituent de précieuses archives naturelles conservant la mémoire morphodynamique des bassins versants. L’étude géoarchéologique de ces enregistrements sédimentaires permet de reconstituer l’histoire holocène des systèmes fluviaux.