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Problématique, cadre théorique et méthodologie

I.1.2. Les spécificités des mathématiques 1 Qu’est-ce que les mathématiques ?

I.1.2.4. Le contenu mathématique enseigné dans les Collèges

Le paragraphe précédent a montré la richesse et la grande diversité des résultats mathématiques ; cependant le niveau de chaque article issu de ces résultats est souvent supérieur à celui de l’agrégation de mathématiques. Ce qui fait que bien des enseignants de mathématiques des Collèges et Lycées ne sont pas en mesure de les évoquer avec leurs élèves, car ils ignorent ou ne sont jamais confrontés à ces contenus (Lozi, op.cit., p. 173).

L’un des rares résultats qui déroge à cette règle est le théorème des quatre couleurs qui démontre que quatre couleurs suffisent pour colorier une carte de géographie sans que deux pays, deux régions, deux départements qui ont une frontière commune aient la même couleur et ce, quelle que soit la carte considérée (ibid, pp. 175-176). Compréhensible par un élève du Collège, ce théorème énoncé par F. Guthrie en 1852 a connu pendant plus de cent ans des tentatives infructueuses de démonstrations. Ce n’est qu’en 1976 que le résultat a été démontré par Kenneth Appel et Wolfgang Haken, mais pas par un raisonnement n’utilisant que le papier et le crayon, car ils ont eu recours à l’ordinateur qui a résolu les 1478 configurations possibles en 1200 heures de calcul environ.

Il apparaît dès lors que les résultats de la recherche sont en général hors de la portée des élèves et pour la plupart des professeurs. Quels sont alors les contenus mathématiques enseignés au Collège ?

44 Les seuls théorèmes étudiés au niveau du Collège sont ceux de Pythagore10 et de Thalès11, connus depuis au moins 2600 ans, c’est à dire 500 ans avant la stabilisation du latin classique ! (ibid, p. 170). Pourtant nous vivons dans une société à évolution rapide, caractérisée par l’obsolescence des matériaux qu’elle crée ; comment se fait-il qu’on continue à enseigner dans une telle société des notions vieilles de 2600 ans ?

Lozi (ibid, p. 175) répond à cette question en ces termes :

« La mathématique est une science où les connaissances ne sont pas périssables. Ce qui est démontré, le reste pour des durées comparables aux civilisations humaines, Pythagore et Thalès sont là pour nous le rappeler […] Aucun changement de paradigme comme il en existe dans les autres domaines scientifiques ne vient rendre obsolète les connaissances acquises pendant des siècles. La théorie atomique, la table de Mendeleïev ont simplifié la chimie, la thermodynamique a balayé la théorie du phlogistique12, les travaux de Louis Pasteur ont effacé la théorie de la génération spontanée. Il n’y a rien de comparable en mathématiques où toutes les découvertes s’accumulent, comme les créations de tous les compositeurs en musique. »

De plus, pour accéder aux résultats de la recherche, il importe de maîtriser un certain nombre de techniques, de méthodes, de connaissances de base, qu’on ne peut pas retrouver dans la recherche actuelle mais plutôt dans les traités des pères fondateurs comme les Eléments d’Euclide qui datent du IIIème

siècle avant J.-C. Ces méthodes et techniques sont pour la plupart enseignées au Collège et au Lycée ; ce qui, en partie, rend rébarbatif l’enseignement des mathématiques scolaires.

Cette situation n’est pas le cas des sciences comme les SVT où des résultats de la recherche récente sont bien positionnés dans les programmes scolaires. Nous pouvons donner en Géologie, l’exemple de la tectonique des plaques, théorie des déformations structurales géologiques, qui a servi pour comprendre la structure, l’histoire et la dynamique du globe terrestre et de son enveloppe externe. En effet pendant longtemps les géologues ont soutenu la théorie fixiste qui repose sur le constat de l’état solide de la quasi-totalité du globe et de la surface terrestre qui présente une géométrie immuable. Cette théorie est réfutée par la tectonique des plaques selon laquelle la surface de la Terre est découpée en plaques, appelées plaques tectoniques. Selon Encarta :

« Ces plaques rigides bougent les unes par rapport aux autres, sous l’effet de forces provenant du

centre de la terre, ce qui explique certains phénomènes comme la formation des chaînes de montagnes, les tremblements de terre et les volcans »13.

Après cinq siècles de recherche, la tectonique des plaques a été mise au point dans les années 1970, d’abord par l’Américain Jason Morgan et aussitôt après par le duo de chercheurs anglais Dan McKenzie et Robert Paker de façon indépendante et avec des arguments différents. Sa transposition didactique dans les Collèges et les Lycées n’a pas attendu aussi longtemps car ce résultat issu de la recherche a été introduit dans les programmes de SVT dès

10 Ce théorème est attribué à Pythagore de Samos né vers 581 avant J.-C., même si le résultat a

vraisemblablement été découvert indépendamment dans plusieurs autres cultures.

11

Ce théorème est attribué à Thales de Millet né vers 625 avant J.-C.

12 La théorie phlogistique est devenue caduque après la découverte de l'implication de l’oxygène de l'air dans le

processus de combustion par A. de Lavoisier au XVIIIème siècle, après avoir été développée par J. J. Becher à la fin du XVIIème siècle.

13

45 1975 en France et quelques années plus tard au Sénégal. Enseigner des notions vieilles de quarante ans seulement est inimaginable en mathématiques.

Un cas similaire est noté en Biologie avec une grande molécule sous forme de double hélice, l’ADN ou Acide Désoxyribonucléique. Il contient toutes les informations permettant à l’organisme de vivre et de se développer ; il est le support de notre information génétique, mais également celui de l’hérédité. Le processus de sa découverte remonte à 1865 avec Johann Gregor Mendel qui établit les bases de l’hérédité et s’est concrétisé en 1952 avec James Watson et Francis Crick qui ont établi la structure en double hélice de l’ADN ; ce qui leur a valu le prix Nobel de Physiologie et de Médecine en 1962. Cette découverte récente a été enseignée quelques années plus tard dans les Lycées. On pourrait trouver bien d’autres exemples en physique comme le laser et le transistor.

A travers ces exemples on constate que des découvertes récentes des sciences expérimentales sont aussitôt réinvesties dans les contenus scolaires, ce qui n’est pas possible en mathématiques car l’accès aux résultats de la recherche demande un certain niveau que les élèves n’ont pas au Collège et au Lycée. Il leur est aussi difficile de donner un sens à ces résultats que de comprendre la méthode utilisée, appelée démonstration. Nous devons nous arrêter sur la question : qu’est-ce que la démonstration ?

I.1.2.5. La démonstration

La démonstration est une autre particularité des mathématiques qui est apparue selon Barbin (1988, p. 6) au VIème siècle av. J.-C. avec la naissance de la démocratie en Grèce, où toutes les affaires de la cité font l’objet d’un libre débat, d’une discussion publique, au grand jour dans l’agora sous forme de discours argumenté ; il s’agit de convaincre par un discours sur la raison, le logos. La démonstration apparaît donc comme un acte social qui a pour objet de convaincre et non de faire comprendre. Pour cela il faut tout d’abord se mettre d’accord avec l’interlocuteur sur un certain nombre de points ; ce sont les raisons premières qui sont dans les Éléments d’Euclide14

et qu’on appelle postulats ou demandes. Ensuite l’interlocuteur devra accepter toutes les conséquences logiques de ces postulats par la force du mot « donc » ; on parle de raisonnement déductif.

Par exemple pour démontrer l’irrationalité de √2 , on utilise la démonstration par l’absurde en supposant que √2 ∈ ℚ ; donc, qu’il existe des entiers 𝑝 𝑒𝑡 𝑞 tels que √2 =𝑝𝑞 soit une fraction irréductible. En élevant au carré, l’égalité donne 𝑝2 = 2𝑞2 d’où 𝑝2 pair et par conséquent 𝑝 pair. Donc 𝑝 = 2𝑘 ; or 𝑝2 = 2𝑞2 donc 4𝑘2 = 2𝑞2, d’où 𝑞2 pair et par conséquent 𝑞 pair. Ce qui est absurde car la fraction 𝑝

𝑞 étant irréductible, 𝑝 𝑒𝑡 𝑞 ne peuvent pas être pairs tous les deux ; par conséquent √2 ∉ ℚ.

Cette démonstration nous convainc que √2 n’est pas un rationnel, mais elle ne nous permet pas de comprendre pourquoi c’est le cas. D’ailleurs le fait de procéder par l’absurde suppose que le résultat est connu a priori par celui qui fait la démonstration et le lecteur aimerait bien savoir comment il y est parvenu ; mais malheureusement cet aspect n’apparaît pas dans la démonstration.

14 Euclide, Premier livre des Éléments, In Les quinze livres des Éléments géométriques d’Euclide, traduits en

46 C’est ainsi que des critiques sont formulées à l’encontre de la démonstration par l’absurde des anciens, qui selon Barbin (ibid ; p. 9), ne dépend d’aucune méthode générale et n’indique pas les moyens qui ont permis la découverte du résultat qui fait l’objet de la démonstration.

Les géomètres du XVIIème siècle vont pallier ces insuffisances en développant des méthodes qui sont autant de moyens de résoudre par la même voie plusieurs problèmes, d’inventer de nouveaux résultats et de produire des heuristiques qui sont des règles de la recherche scientifique et de la découverte. Il s’agit de la méthode des indivisibles de Cavalieri (Barbin, ibid, p. 13), de la méthode cartésienne de Descartes (Barbin, ibid, p. 14), etc.

La méthode des indivisibles de Cavalieri, parue en 1635, consiste à comparer deux surfaces à l’aide de leurs indivisibles ; les indivisibles étant les segments découpés sur ces surfaces par un plan parallèle à un plan donné. Quant à la méthode cartésienne, du nom de Descartes, elle résout des problèmes géométriques en les ramenant à la résolution d’une équation algébrique. Ces méthodes contrairement à la démonstration par l’absurde, montrent la voie par laquelle on est passé pour arriver à une évidence. Ce qui constitue une rupture dans l’utilisation de la notion de démonstration qui n’est plus utilisée pour convaincre mais qui devient au XVIIème siècle un outil pour éclairer. Descartes cité par Barbin (ibid ; p. 15) admet dans les « Méditations métaphysiques » deux manières de démontrer que sont l’analyse et la synthèse :

« - L’analyse montre la vraie voie par laquelle une chose a été méthodiquement inventée […] en sorte que si le lecteur veut suivre […] il n’entendra pas moins parfaitement la chose ainsi démontrée et ne la rendra pas moins sienne, que si lui-même l’avait inventée.

- La synthèse […] se sert d’une longue suite de définitions, de demandes, d’axiomes, de théorèmes et de problèmes […], elle arrache le consentement du lecteur, tant obstiné et opiniâtre qu’il puisse être mais elle ne donne pas, comme l’autre une entière satisfaction aux esprits de ceux qui désirent apprendre, parce qu’elle n’enseigne pas la méthode par laquelle la chose a été inventée. »

Toutefois la conception de la démonstration comme « fabrication d’évidences » est dénoncée en 1817 par Bolzano. En effet pour démontrer le théorème de D’Alembert-Gauss : « un

polynôme réel de degré n admet n racines réelles ou complexes », la considération

géométrique suivante est utilisée : « toute ligne continue dont les valeurs sont positives puis

négatives ou inversement doit nécessairement couper quelques parts l’axe des abscisses ».

Bolzano décrie le fait qu’on s’appuie sur des considérations géométriques pour déduire des vérités de mathématiques pures. Il parvient à démontrer la considération géométrique, en définissant pour la première fois le concept de fonction continue, en montrant que les fonctions polynomiales sont continues, en énonçant puis en démontrant le théorème dit de Bolzano-Wierstrass, et en introduisant la notion de limite d’une suite et le critère de convergence d’une suite.

Les géométries non euclidiennes et les « Fondements de la géométrie » d’Hilbert de 1899 vont renforcer la rupture entre l’idée de démonstration et celle d’évidence. La conception formaliste qu’ils véhiculent s’appuie sur des axiomes qui ne sont plus des vérités évidentes mais des créations libres de l’esprit humain dépourvues de tout contenu intuitif sauf pour le mathématicien qui les conçoit. Selon la conception formaliste, les notions de point, droite, plan, …, n’ont rien à voir avec nos représentations physiques et une proposition est vraie si elle est non contradictoire avec un système d’axiomes.15

15

47 La démonstration du théorème de Fermat « Il n'existe pas de nombres entiers non

nuls 𝑥, 𝑦 𝑒𝑡 𝑧 𝑡𝑒𝑙𝑠 𝑞𝑢𝑒 𝑥𝑛+ 𝑦𝑛 = 𝑧𝑛 , dès que n est un entier strictement supérieur à 2. » par

Andrew Wile en 1994, couronnement de 350 ans de recherche de la communauté mathématique, qui a mis en jeu des outils de très haut niveau issus de plusieurs branches ardues des mathématiques actuelles est une illustration du formalisme hilbertien pour qui tout pouvait être démontré et tout doit être démontré. La lecture de la démonstration de Wiles pour sa validation a été longue et a permis de déceler des lacunes qui, par la suite, ont été corrigées. Comment va-t-on procéder pour valider la démonstration du problème dit de la Classification des Groupes Simples Finis, classification appelée « théorème énorme » qui est basée sur le travail d’une centaine de mathématiciens, exposé en un demi-millier d’articles ainsi que dans des manuscrits non encore publiés, qui occupent des dizaines de milliers de pages ? Même l’ordinateur utilisé pour résoudre les 1478 configurations possibles en 1200 heures de calcul environ dans le cas de la démonstration du théorème des quatre couleurs est insuffisant pour le plus gros des objets de cette classification, le groupe de Fischer-Griess (ou « Monstre M ») qui est un ensemble qui contient exactement :

808 017 424 794 512 875 886 459 904 961 710 757 005 754 368 000 000 000 éléments (Tits, 1983, p. 105), dont il faut établir qu’ils vérifient bien les propriétés requises. D’ailleurs la Démonstration Assistée par Ordinateur, domaine des mathématiques en plein essor connaît des limites ; car avec les bugs que rencontrent les programmes informatiques, personne n’a l’absolue certitude du résultat démontré, mais on est obligé de s’en contenter, faute de démonstration classique.

Un autre type de démonstration en vogue est la démonstration probabiliste qui calcule la probabilité qu’une proposition soit vraie. Si cette probabilité est 100 % alors elle est démontrée. Mais parfois elle peut n’être vraie qu’à 99,999 999 999 999 999 999 99… %. Elle n’est donc pas vraie au sens strict, mais on accepte tout de même cette « démonstration » comme satisfaisante. Cela a un grand intérêt pratique dans des problèmes de cryptographie pour trouver des nombres premiers de plusieurs centaines de chiffres donnant des codes qui soient en pratique impossibles à « casser »16.

L’évolution du concept de démonstration au fil des âges que nous venons de décrire, ainsi que les différents exemples proposés confirment les propos d’Andler17

(p. 15) qui soutiennent que la démonstration n’est pas un dogme figé, mais une réalité mouvante avec une exigence de rigueur qui varie selon les époques.

Aujourd’hui l’esprit des nouveaux programmes de Collège et de Lycée en France comme au Sénégal se veut moins formaliste, mais prône une activité mathématique qui met en exergue les étapes importantes de la recherche scientifique que sont, d’après Andler (ibid, p. 14) :

- la phase descriptive qui est le moment où on tente de comprendre de quoi il s’agit en faisant des représentations, en regardant des exemples et en étudiant des cas particuliers.

- La phase expérimentale qui est le moment où l’on cherche les propriétés de l’objet étudié en dessinant, en calculant, en formulant des pré-conjectures et en éliminant les idées les plus fausses.

16 Le paragraphe est inspiré de l’article de Drouhard et Lozi (2013, pp. 4 ; 7 et 8).

17 Voir www.irem.univ-paris- diderot.fr /.../ les mathématiques_ démonstration_ description_ expérience/.

48 - La phase de formulation des conjectures ou de propositions mathématiques dont on a de bonnes raisons de penser qu’elles sont correctes et pour lesquelles on cherche des arguments convaincants.

La démonstration se retrouve ainsi au niveau de la dernière phase ; elle constitue une étape parmi d’autres qui ne font pas intervenir des mathématiques aussi formalisées. Certes la démonstration caractérise les mathématiques telles qu’elles sont pratiquées par les mathématiciens, mais est-ce le cas pour les mathématiques utilisées par des physiciens, ou des ingénieurs ? Quel est le statut des mathématiques produites par ces derniers ?

I.1.2.6. Les mathématiques produites par des non mathématiciens