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CHAPITRE I REVUE DE LA LITTÉRATURE

C. Le care au sein de la profession infirmière

Le survol historique et légal présenté a permis de mieux comprendre le contexte dans lequel s’est établie et développée l'identité professionnelle des infirmières québécoises. Les composantes religieuses et féminines de par leur omniprésence ont considérablement orienté l'évolution de cette profession, que l'on pense à sa place au sein de la société, à sa surreprésentation par le sexe féminin ou encore à sa rétribution monétaire. Par ailleurs, lorsque l'on traite d'une profession de soins, il semble impossible d'aborder le sujet sans s'intéresser aux travaux sur le concept du care. Ce terme, qui ne trouve toujours pas d'équivalent francophone, caractérise la nature même du travail des infirmières. En outre, nous présenterons d'abord une brève définition du concept social du care (i). Puis, nous nous intéresserons plus particulièrement à l'invisibilité du care (ii) et aux effets de celle-ci sur le travail rémunéré.

i. Définir le care

Dans un numéro spécial sur l'économie politique du care, Paturel (2014) s'attarde à définir le care et à en expliquer les origines. Le care que l'on pourrait traduire comme le souci pour autrui est une notion complexe et dépasse la seule frontière des soins. La première auteure à aborder ce concept est Carol Gilligan dans son ouvrage In a different voice (1982), qui sera remarqué tardivement du côté francophone, car selon certains la première traduction ne rendait pas justice aux idées maîtresses de Gilligan.

D'abord, le care peut être traduit comme une « responsabilité pour autrui consist[ant] à entendre et à prendre en compte ce qui se passe dans les relations avec les autres, en prêtant attention au point de vue de chacun et que les différentes voix soient entendues » (Paturel, 2014, p. 6). Cependant, Gilligan dans son ouvrage insiste principalement sur le fait que le care engendre une problématique, celle de ne pouvoir « s'en rapporter à des principes universels » (Paturel, 2014, p. 6). En effet, Joan Tronto, second penseur majeur de l'éthique du care, avance qu'il existe une opposition, mais pas forcément incompatible, entre care et justice. Le

care dans son souci d'attention envers les individualités de chacun ne peut répondre aux mêmes critères que ceux à la base du concept même de la justice. Ainsi, « le care s'inscrit donc dans le désir de faire valoir l'attention aux autres singuliers, aux détails de la vie humaine enracinée dans l'expérience vécue » (Paturel, 2014, p. 7).

Or, selon Paturel (2014), mais également selon Tronto (1993), l'erreur notamment commise par Gilligan, mais aussi par d'autres penseurs, sera d'envisager le care comme tributaire des femmes, comme si elles étaient conditionnées biologiquement à celui-ci. Mais, le care doit plutôt être analysé dans une perspective prenant en compte la dynamique des rapports sociaux de pouvoir: « le déni des rapports de force [...] voile le fait que ce sont les personnes les plus démunies à qui échoue le travail de care » (Paturel, 2014, p. 7). Ainsi, les défis amenés par l'étude du care sont principalement de l'envisager dans une perspective contextuelle, historique et de rapports sociaux, et non pas seulement selon celle des soins. En effet, un courant théorique dans l'étude du care persiste à voir dans le care « une dyade de soins, formée par un plus puissant qui offre des soins (care-giver) et un plus faible qui en bénéficie » (Tronto dans Molinier et al., 2009, p. 36).

Définir le care paraît donc complexe tant le concept correspond à bien plus qu'une activité entre deux personnes. Dans un souci de globalité, Tronto et Fisher (1990) choisissent de définir le care comme suit :

Une activité caractéristique de l'espèce humaine qui inclut tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer ou de réparer notre “ monde ” de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde inclut nos corps, nos individualités (selves) et notre environnement, que nous cherchons à tisser ensemble dans un maillage complexe qui soutient la vie. (Molinier et al., 2009, p. 37)

Dans cette définition, quatre dimensions du care sont présentes. D'abord, la dimension du «caring about», soit la reconnaissance d'un besoin chez autrui. Ensuite, le «caring for» faisant référence au fait de prendre soin de l'autre et qui implique alors une responsabilité face à la tâche. Le «care giving» suppose l'acte de soigner et d'en avoir la compétence pour le faire. Cette compétence n'est pas nécessairement technique, mais peut également être d'ordre moral

selon Tronto (Molinier et al., 2009). Enfin, la dimension du «care receiving» réfère à la « capacité de réponse, la réactivité » suite aux soins reçus.

En outre, dans les approches sociologiques, le care est davantage envisagé comme le « souci des autres », même si le concept peut également faire référence au « souci de soi » ou au « souci du monde » (Molinier et al., 2009, p. 38). Pour Tronto, il faudrait que le care ne soit pas réduit à une seule attitude de responsabilité ou d'altruisme, et qu'il ne soit pas non plus quantifié ou mesuré. Le care permet une vision du monde « comme un ensemble de personnes prises dans des réseaux de care et engagées à répondre au besoin de care qui les entourent » (Molinier et al., 2009, p. 39).

Afin de comprendre le care sous l'angle de l'activité du travail, nous nous intéresserons principalement au phénomène de l'invisibilité du care.

ii. L'invisibilité du care

L'attention aux besoins d'autrui efface ses propres traces, disparaît comme effort ou comme travail 20

Molinier et al. (2009) empruntent l'expression « les silences du care », Benelli et Modak (2010), elles, parlent d'« un objet invisible ». Quels que soient les termes utilisés pour décrire ce phénomène, le déni de reconnaissance est caractéristique d'un travail de care. Ce déni de reconnaissance est imbriqué à un point tel dans les habitudes sociales que les travailleuses du care expriment elles-mêmes beaucoup de difficulté à percevoir ce travail qu'elles accomplissent. En effet, selon Molinier et al. (2009), l'un des enjeux dans la reconnaissance des tâches associées au care est justement de pouvoir « identifier et décrire » ces gestes naturalisés. Selon les auteures, « [i]l existe un réel déficit langagier pour qualifier le type de relations, y compris affectif, qui se construit dans une relation de care professionnel » (2010, p. 21). Dans leur analyse du travail de care chez des assistantes sociales, Benelli et Modak se sont vues confrontées à cette réalité alors qu'elles constatent que même si celles-ci ont « une

20 Molinier et al. (2009). Qu'est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité. Paris, Éditions

conscience nette des objectifs, du sens et de l'organisation de leur travail, [...], [elles] ne savent pas d'écrire l'invisibilité du travail, naturalisé, qu'[elles] effectuent de manière routinière » (2010, p. 56-57).

Le travail de care « a [donc] ceci de remarquable qu'[il] est surtout non remarqué » (Paturel, 2014, p. 7). Envisagé comme une sensibilité, une attention, un souci des autres, le travail du care est confondu avec l'aptitude naturelle de l'humain alors qu'il implique pourtant autant de responsabilité, d'engagement et d'intérêt. Selon Molinier et al. (2009) « plus les personnes qui font le travail de care en ont l'expérience, moins elles sont en mesure de discerner, [...], la complexité de ce travail qui, réellement n'apparaît que quand il n'est pas fait ou mal fait. On s'habitue très vite au confort que procure le travail de care » (2009, p. 19). Benelli et Modak (2010) ajoutent : « la production du care va de soi, elle ne se voit que lorsqu'elle manque » (2010, p. 39).

En effet, les assistances sociales interrogées par Benelli et Modak (2010) entretiennent un discours similaire. Même si elles reconnaissent les compétences techniques et intellectuelles requises par leur travail, elles sont avant tout persuadées qu'elles doivent « être fait[e] pour ce métier ». Par ceci, elles sous-entendent qu'il est nécessaire d'avoir d'abord en soi cette prédisposition à l'écoute ou à la sollicitude (2010, p. 56).

Mais ce déni de reconnaissance du travail de care effectué comporte des coûts importants. Selon Benelli et Modak (2010), il tendrait notamment à effacer le travail émotionnel sollicité dans le care. Par ailleurs, « [c]e rejet du travail émotionnel sur l’individu caractérise le processus de professionnalisation des métiers qui valorise principalement l’acte technique visible, donc mesurable, et délègue dans la sphère privée et l’intimité subjective ses aspects non mesurables, donc sans valeur marchande » (Benelli et Modak, 2010, p. 56). Pourtant, les auteures (Benelli et Modak, 2010; Molinier et al., 2009) rappellent qu'une travailleuse du care qui n'exprimerait aucune émotion, une infirmière qui serait froide avec les patients, serait vite invitée à quitter la profession.

Selon Soares, l'invisibilité du travail émotionnel n'est que le reflet flagrant des croyances populaires voulant que « les travaux des femmes sont “ légers ” et faciles à accomplir » (2011, p. 131). Les auteurs (Soares, 2011; Benelli et Modak, 2010; Hallée, 2005) invoquent que c'est notamment le passage de compétences associées au care pratiqué d'abord dans la sphère privée, puis transféré à la sphère publique ou professionnelle, qui permet en quelque sorte cette absence de reconnaissance. Pour Perrot, « ces métiers [du care] s'inscrivent dans le prolongement des fonctions “ naturelles ”, maternelles et ménagères (...) des qualifications réelles déguisées en qualités “ naturelles ” et subsumées dans un attribut suprême, la féminité » (Soares, 2011: 131).

Ainsi, selon Benelli et Modak:

L’analyse du travail de care en contexte professionnel bute sur un obstacle de taille, son imprégnation par l’idéal du modèle vocationnel incarné dans l’idéal maternel (don, amour, responsabilité sans limites), modèle que l’on croirait – à tort – totalement évacué des métiers du service à la personne. (2010, p. 41)

Le rapprochement entre le travail de care et le travail domestique explique selon les auteurs (Soares, 2011; Benelli et Modak, 2010; Hallée, 2005; Bullock et Morales Waugh, 2004) comment la dévalorisation du second vient justifier la dévalorisation du premier. En effet, Hallée (2005), dans un texte portant sur l'équité salariale, invoque que « le manque de considération pour le travail domestique se répercute dans l'organisation lors de l'évaluation du travail des femmes » (p. 779). Selon Soares (2011), les modèles de gestion adoptés actuellement dans les organisations ont pour effet de sous-évaluer les « exigences d'ordre cognitif, émotionnel et sexuel du travail des femmes » (2011, p. 132). Cette non- reconnaissance des compétences comprises dans le travail de care engendre « une dévalorisation du travail accompli » par les travailleuses et par le fait même « un sentiment de mépris social » (Soares, 2011, p. 129).

Enfin, nous venons de prendre compte de l'une des assises de la profession, soit son confinement dans les barrières du care. En effet, le care envisagé comme travail rémunéré est marqué par l'invisibilité de ses gestes. L'évaluation des compétences est alors parsemée de cette absence de reconnaissance. Cette invisibilité est également la réalité du travail

émotionnel. Nous nous intéresserons donc en dernier lieu de notre revue de la littérature à cette autre caractéristique du travail infirmier, qui marque elle aussi l'identité professionnelle.