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CHAPITRE I REVUE DE LA LITTÉRATURE

C. Les effets de l'invisibilité du travail

L'invisibilité d'une partie du travail des infirmières tend à occulter l'intensité de celui-ci. La disponibilité temporelle grandissante à laquelle elles sont soumises à la fois durant leur temps de travail, mais aussi parfois durant leur temps personnel engendre des conséquences sur la conciliation entre la vie familiale et professionnelle (i), et sur la santé psychologique et physique des infirmières (ii). Nous présenterons donc les impacts directs et indirects de l'obligation de disponibilité implicite et du travail gratuit.

En résumé, l'obligation de disponibilité implicite se définit comme une contrainte conduisant à la mise en disponibilité hors du temps de travail des salarié-es en raison des besoins organisationnels, et sans pour autant qu'une demande explicite de l'employeur ne l'ait requis.

i. Sur la conciliation des temps de vie

Le contexte de pénurie de main-d’œuvre dans le secteur de la santé et des services sociaux au Québec impose entre autres une intensification du travail. En effet, l'alourdissement de la tâche et la flexibilité des horaires de travail engendrent une pénibilité du travail. Il semble par ailleurs que des heures de travail non prévisibles et instables affectent négativement la conciliation entre la vie professionnelle et vie personnelle. Il va sans dire que cette réalité n'est certainement pas unique à celle des infirmières, mais nous nous intéresserons particulièrement aux spécificités liées aux professions du care.

Tout d'abord, le milieu de la santé présenterait de fortes réticences à mettre en place des mesures facilitant la conciliation famille-travail alors qu'il demeure l'un des secteurs les plus féminisés sur le marché de l'emploi (Bullock et Morales Waught, 2004). Ainsi, « [si] le milieu n’est pas favorable à la prise du congé parental, [...] il est encore plus fermé aux divers aménagements du temps de travail qui pourraient être demandés pour des motifs familiaux » (Tremblay et Larivière, 2009, p. 19). En effet, les gestionnaires offriraient peu de soutien et de flexibilité aux salariées requérant des accommodements quant à leurs obligations familiales. De plus, non seulement les travailleuses affirment que la demande de congés parentaux est mal perçue dans le réseau, mais en plus les difficultés à l'obtention de tels congés sont d'autant plus grandes que les horaires atypiques et les pressions liées au milieu de travail nuisent à la possibilité de s'absenter (Tremblay et Larivière, 2009).

En outre, selon Bullock et Morales Waught (2004), les infirmières sont fortement susceptibles de se retrouver en position de caregiving around the clock. En effet, la continuité du travail de soins entre les deux temps majeurs de la vie pourrait avoir des effets négatifs sur la vie familiale. La sollicitation perpétuelle aux besoins d'autrui à laquelle sont soumises les infirmières semble avoir un coût émotionnel pour celles qui se retrouvent souvent être à bout de souffle à leur retour au domicile. Les infirmières rapportent notamment se sentir trop épuisées émotionnellement pour pouvoir être aussi présentes qu'elles le voudraient pour leurs proches. Ce sentiment de déchirement résonne comme une incohérence pour les infirmières

alors que la mission même de leur profession est bafouée lorsqu'elles doivent rendre des soins qu'elles ne peuvent pas même donner aux leurs.

Enfin, le secteur de la santé et des services sociaux censé être orienté sur le mieux-être est marqué de plusieurs contradictions alors que les infirmières expriment d'importantes difficultés à prendre soin de leur propre famille. L'organisation du travail semble être une barrière importante à la conciliation temporelle entre la famille et le travail alors qu'elle s'appuie actuellement sur des horaires atypiques, flexibles et imprévisibles pour combler le manque de personnel. De plus, la sollicitation émotionnelle accompagnant les soins et vécue au quotidien par les femmes dans l'accomplissement de leur travail engendre un épuisement qui a un coût sur leur vie personnelle.

Nous verrons maintenant les effets de cette disponibilité accrue imposée aux travailleuses pour leur santé et leur sécurité.

ii. Sur la santé et sécurité

L'intensification des demandes de disponibilité requise des infirmières, qu'elles soient effectives durant leur temps de travail ou en dehors de celui-ci, a d'importantes répercussions sur la santé psychologique et physique. Par ailleurs, les charges mentales et physiques du travail infirmier ont de manière générale été banalisées alors que la perception du travail de care laisse penser à un travail exigeant peu d'effort (Soares, 2011). Pourtant:

Sous l’apparence banale de gestes demandant peu d’efforts physiques, le travail dans les services exige donc des travailleur-se-s un engagement dans l’activité qui leur impose une charge mentale forte et qui se répercute sur leur santé aussi bien psychique que somatique. (Dussuet, 2011, p. 103)

En effet, le travail émotionnel comporte une part importante de risques pour la santé psychologique des travailleuses, car selon Loriol (2001) « le travail sur l'humain [...] est nécessairement porteur d'une forte charge émotionnelle ». Les infirmières sont donc susceptibles de se retrouver en situation de burn-out ou d'épuisement professionnel. Toutefois,

d'un autre côté, Alderson (2006) entrevoit que la mise à l'écart de la dimension relationnelle des soins pourrait tout autant avoir des effets néfastes sur la santé psychologique et le sentiment de bien-être au travail des infirmières. En effet, sous les mesures d'intensifications du travail, certaines infirmières rapportent ne plus avoir le temps de soigner. Cependant, en tant qu'élément central du travail des infirmières, l'absence de cette composante relationnelle serait susceptible de mener à un sentiment de dépossession de leur identité professionnelle et augmenterait ainsi les risques pour la santé mentale des travailleuses.

Parallèlement, il paraît pertinent de soulever les répercussions possibles de l'intensification du travail sur la santé des patients, car selon Bougie (2007) il peut advenir certains dangers liés aux situations d'épuisement psychologique auxquelles s'exposent les infirmières. D'un côté, une situation de fatigue intense présenterait un certain nombre de dangers pour l'infirmière, elle-même, ou pour son entourage, principalement ses collègues ou sa famille. De l'autre, ces états psychologiques « entraînent une incapacité [pour les infirmières] de prendre soin adéquatement de la clientèle » (Bougie et Cara, 2008, p. 35). En outre, lorsque les travailleuses se retrouvent dans une situation où elles se sentent incapables de prendre soin, soit d'elles- mêmes, soit des autres, elles s'exposent à un possible sentiment de culpabilité pouvant mener à un état de détresse psychologique. Selon la National Sleep Foundation, « un déficit de sommeil entraîne une diminution de l’état d’alerte, des troubles de concentration, de l’irritabilité ainsi que des actes ou des décisions pouvant mettre en péril la clientèle » (Bougie et Cara, 2008, p. 37).

Enfin, les infirmières sont également exposées à des risques pour leur santé physique. En effet, les troubles musculo-squelettiques (TMS) largement répandus dans le secteur des services laissent des conséquences sur le corps des travailleuses. Les contraintes posturales auxquelles celles-ci doivent se soumettre dans leur contact quotidien avec les patients bénéficiaires de soins les exposent particulièrement aux risques liés aux TMS (Dussuet, 2011, p. 103). À cet effet, Lipscomb et al. (2002) soulignent que l'aménagement des horaires de travail a également une part de responsabilité dans l'augmentation des TMS. Ainsi, les risques sur la santé physique des infirmières augmenteraient significativement lorsqu'elles suivent un horaire de travail à rotation ou lorsqu'elles exécutent plus de 12 heures de travail consécutives par jour.

Par conséquent, la surcharge et la disponibilité imposées par une organisation du travail déficiente, et accentuée par un manque persistant du personnel soignant ne peuvent conduire qu'à une augmentation des dangers pour la santé et la sécurité des infirmières.

Si nous venons d'exposer les différentes conséquences qu'une demande de disponibilité trop intense peut avoir d'une part sur la conciliation entre les différents temps de la vie, et d'autre part sur la santé et sécurité des infirmières et de la clientèle, il importe maintenant de s'intéresser aux différents déterminants de l'invisibilité du travail.