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Genres et pratiques compositionnelles portugaises et ibériques

4.7. Leçon des défunts

Une Leçon est une lecture généralement biblique et, dans l’office des Matines des défunts, toutes les leçons sont issues du Livre de Job, issu de l’Ancien Testament. Cet office est constitué de neuf leçons, distribuées en trois nocturnes, et à chaque leçon répond un Répons. Le tableau ci-dessous décrit la structure de base de l’office des Matines des défunts, le Responde mihi (Job 13, 22-28) faisant partie de la quatrième leçon (première leçon du deuxième nocturne)303.

Tableau 4.20 - Structure de l'office des Matines des défunts et emplacement de Responde mihi.

Invitatoire

Regem Cui / Venite exultemus (Psaume 94)

1er Nocturne 2e Nocturne 3e Nocturne

Verba mea (Ps. 5) Domine ne in furore (Ps. 6) Domine Deus meus (Ps. 7)

Dominus regit (Ps. 22) Ad te Domine (Ps. 24) Dominus illuminatio (Ps. 26) Exspectans exspectavi (Ps. 39) Beatus qui (Ps. 40) Quemadmodum desiderat (Ps. 41)

Verset Verset Verset

1ère leçon : Parce mihi Domine 1er répons : Credo quod Redemptor

4e LEÇON : RESPONDE MIHI

4e répons : Memento mei Deus

7e leçon : Spiritus meus 7e répons : Peccantem me 2e leçon : Taedet animam meam

2e répons : Qui Lazarum

5e leçon : Homo, natus de muliere 5e répons : Hei mihi Domine

8e leçon : Pelli meae

8e répons : Domine, secundum 3e leçon : Manus tuae

3e répons : Domine, quando veneris

6e leçon : Quis mihi hoc tribuat 6e répons : Ne recorderis

9e leçon : Quare de vulva 9e répons : Libera me Domine

Les leçons en plain-chant sont déclamées principalement sur une corde de récitation et avec les inflexions guidées par le texte et la ponctuation selon les formules établies dans les divers manuels de plain-chant304, généralement dans le IIIe ou IVe mode. À l’image des psaumes et des hymnes, une caractéristique cruciale de ce genre réside dans la composition polyphonique sur la mélodie grégorienne. L’introduction de la polyphonie dans les offices des défunts semble avoir été un processus lent engendré vraisemblablement par l’intromission de courtes sections homophoniques improvisées, notamment avec des techniques de faux-bourdon sur le

303 Voir [Harper, 1991], p. 106-107 ; voir [Liber Usualis, 1961], p. 1729-1799.

304 Parmi les manuels qui circulent au Portugal au XVIIe siècle se trouve le Arte de Mvsica (f. 76-76v) de Antonio Fernandes (c. 1595 - fl. 1626), publié à Lisbonne en 1626, et encore le Cantum Eclesiasticum de Filipe de Magalhães (c. 1571-1652) publié à Anvers en 1614 et vraisemblablement largement diffusé jusqu’au XIXe siècle.

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chant, et lentement cristallisées dans les sources au cours du XVIe siècle305. Les premiers exemples polyphoniques ibériques datent de la fin du XVe siècle et du début du XVIe, notamment les répons attribués à Juan de Anchieta (†1532) et à Francisco de la Torre (†1505) ainsi que la messe de Requiem de Pedro Escobar (†c.1554). Ces sources polyphoniques expriment la déclamation traditionnelle du texte liturgique à travers le respect de la formule de récitation qui est enrichie par l’ajout d’autres voix en homophonie.

L’importance de la célébration des offices des défunts dans la péninsule ibérique aux XVIe et XVIIe siècles semble en effet être bien représentée par le vaste répertoire qui nous est parvenu306. Ce corpus contient non seulement des messes de Requiem, mais également de la musique pour les autres offices des défunts et particulièrement pour les Matines, ce qui semble être une spécificité du monde ibérique. L’utilisation de la polyphonie pour quelques répons et leçons dans les Matines des défunts s’est ainsi progressivement consolidée dans la péninsule, ce qui est le cas notamment de la leçon Responde mihi.

Leçon de défunts dans le MM 51 (5.)

Au sein des Cartapácios de Coimbra, outre la leçon du MM 51, se trouvent deux autres leçons pour les Matines des défunts (tableau 4.21) : une autre Responde mihi dans le manuscrit MM 237 écrite pour huit voix et avec l’indication de son emploi liturgique dans le titre « 1ª lição

no 2º nocturno de defuntos a8 » ; et une Parce mihi Domine à sept voix, qui est la première leçon

de l’office, dans le MM 234, avec le titre « A7 Lição de Defuntos ».

Au cours du XVIIe siècle le développement de la technique polyphonique en homophonie dans les leçons de défunts semble avoir suivi deux tendances principales : la continuité d’un style déclamatoire, plus ou moins attaché au plain-chant ; et le développement vers un contrepoint plus libre, s’éloignant des formules de récitation et du caractère homophonique.

305 Les points fondamentaux sur la musique pour les offices des défunts dans le panorama musical portugais et ibérique évoqués dans ce paragraphe sont issus essentiellement d’un récent travail inédit développé par José Abreu suite à l’étude d’un codex intitulé Livro dos defuntos conservé à la P-Cug (MM 34) et à paraître prochainement dans la collection « Mundos e Fundos » de l’Université de Coimbra. Dans le MM 34 se trouve un Responde mihi aux f. 11v-13.

306 Dans les archives portugaises plus d’une dizaine de messes de Requiem ont été conservées, attribuées à des compositeurs portugais actifs entre 1550 et 1650 généralement accompagnées d’œuvres destinées aux autres offices des défunts. Les sources manuscrites contiennent notamment des œuvres de Lourenço Ribeiro (fl. 1595), Manuel Mendes (†1605) et Estêvão Lopes Morago († après 1628) ; et les sources imprimées incluent des œuvres de Francisco Garro (†1623), Duarte Lobo (†1646), Manuel Cardoso (†1650) et Filipe de Magalhães (†1652).

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Tableau 4.21 - Leçons des défunts au sein des Cartapácios de Coimbra.

Incipit Cote cartapácios Folios Voix

Responde mihi MM 51 4v-6 4

Responde mihi MM 237 75-80v 8

Parce mihi Domine MM 234 31-34 7

La leçon du MM 51 présente une sorte de convergence de ces deux tendances. L’œuvre est presque totalement écrite selon la tradition de la déclamation homophonique, sans être néanmoins composée selon une mélodie grégorienne conventionnelle, et avec deux passages exceptionnels plus libres. Le premier, le plus en contraste, est un passage en solo accompagné pendant quinze mesures (m. 65-79), sur le texte « et consumere me vis peccatis adolescentiæ

meæ », chanté par le Tiple avec guião307 (figure 4.21), comme cela est illustré dans le tableau

ci-dessous.

Figure 4.21 - MM 51, f. 5 : passage en mélodie accompagnée dans « 5. Responde mihi ».

Le deuxième passage se trouve aux m. 101-109 avec un contrepoint à quatre voix non homophonique (voir exemple musical ci-dessous) : l’Alto répète trois fois le mot considerasti en valeurs courtes alors que les autres trois voix procèdent par mouvement conjoint ascendant en valeurs longues (le Tiple en 10e parallèle avec la voix de Baixo tandis que le Tenor est en

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congeries308 avec le Baixo). Occasionnellement, les passages en déclamation homophonique présentent de la quasi-homophonie.

Exemple musical 4.6 - « 5. Responde mihi », m. 97-110 : le seul passage non homophonique de la leçon.

Toutes les phrases sont ponctuées par des silences ou respirations, notées dans le tableau suivant par une barre |. Cette caractéristique est en effet courante dans ce genre liturgique.

308 Dans la rhétorique musicale est appelé congeries le mouvement de deux voix alternant consonances parfaite et imparfaite : 5e et 6e.

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Tableau 4.22 - Distribution des procédés compositionnels dans « 5. Responde mihi ».

Texte Procédés compositionnels

Responde mihi, |

quantas habeo iniquitates et peccata, et delicta | ostende mihi? |

Cur faciem tuam abscondis, | et arbitraris me inimicum tuum? |

Contra folium quod vento rapitur, ostendis potentiam tuam, | et stipulam sicam persequeris. |

Scribis enim contra me amaritudines, |

Déclamation homophonique

et consumere me vis peccatis | adolescentiæ meæ.

Solo : Tiple avec guião Posuisti in nervo pedem meum, |

et observasti omnes semitas meas, et vestigia pedum meorum

Déclamation homophonique

considerasti. | Déclamation non-homophonique

Qui quasi putredo consumendus sum, | et quasi vestimentum quod comeditur a tinea.

Déclamation homophonique

En résumé, la leçon Responde mihi à quatre voix du MM 51, représentative d’une spécificité ibérique, à savoir l’introduction polyphonique dans les leçons pour l’office de Matines des défunts, est écrite principalement selon la tradition homophonique du genre ponctuée par des silences et avec, toutefois, une insertion d’un solo avec guião, procédé compositionnel récurrent au sein des Cartapácios.

En outre, cette leçon apparaît comme une œuvre énigmatique écrite hors contexte liturgique dans le manuscrit, par rapport à celles qui l’entourent. Cette pièce, identifiée comme une leçon pour l’office des Matines des défunts, se trouve entre les calendas de Noël et les huit répons de Noël. Son emplacement peut éventuellement être justifié par la façon dont le cartapácio a été construit309.

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4.8. Motet

Le motet est une œuvre polyphonique écrite sur un texte latin, d’inspiration sacrée ou puisé dans la Bible, sans une place liturgique spécifique et utilisée pour remplacer des textes liturgiques prescrits, au moins à partir du XVIe siècle310. Sa versatilité le rend un des genres liturgiques latins le plus répandus dans les sources musicales de la péninsule. Au XVIIe siècle il semble toutefois que la quantité de motets composés dans le monde ibérique ait diminué considérablement par rapport au siècle précédent, à en juger par le nombre de sources contenant ce genre liturgique dans les archives des cathédrales, monastères, couvents et paroisses de la péninsule et d’Amérique Latine, celles-ci étant davantage fournies en musique vernaculaire dévotionnelle311, emblème musical ibérique par excellence.

Motet dans le MM 51 (1.)

Le motet « 1. Exultemus et lætemur » du MM 51 constitue une œuvre conceptuellement isolée au sein du manuscrit. C’est l’unique œuvre du codex avec une concordance musicale312. Elle date de la fin du XVIe siècle et est attribuée à Dom Francisco de Santa Maria, maître de chapelle du monastère de Santa Cruz de Coimbra, décédé en 1597. Dans sa nécrologie, le chroniqueur Dom Gabriel déclare qu’on lui doit de « nombreux motets pour toutes les fêtes et pour tous les saints, et également des lamentations pour tous les jours, des messes et magnificat, des psaumes et hymnes pour toutes les Vêpres, des Passions, des Répons, des chœurs de tragédies et des

Chançonetas »313. Dom Francisco de Santa Maria, également connu sous le nom Dom Francisco Castelhano du fait de son origine castillane314, se révèle être ainsi l’un des compositeurs les plus productifs de Santa Cruz, bien que la quantité d’œuvres nous étant parvenues avec une attribution certaine soit malheureusement restreinte315.

En 1597, la succession de Francisco de Santa Maria à Santa Cruz semble avoir été confiée à Pedro de Cristo (†1618). À son tour, l’œuvre de Dom Pedro de Cristo offre une grande quantité de

310 Voir [Harper, 1991], p. 306-307.

311 Voir [Stein, 2006], p. 469.

312 P-Cug MM 53, f. 45v-46.

313 Voir [Pinho, 1981], p. 172-173 ; [Azevedo, 1918], óbito nº 144.

314 Dom Francisco de Santa Maria est né à Ciudad Rodrigo et a été maître-chapelle à Guarda et à Coimbra avant de rentrer au monastère de Santa Cruz en 17 mars de 1562. Voir [Pinho, 1981], p. 170-171.

315 Les œuvres attribuées à Dom Francisco de Santa Maria et conservées dans le fond musical de la P-Cug se trouvent dans les manuscrits musicaux MM 3, 44, 53 et 70, et encore possiblement dans les MM 25 et 26, selon Sampayo Riberio. Voir [Pinho, 1981], p. 173.

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motets témoignant encore de l’emploi abondant de ce genre au sein de l’institution au début du XVIIe siècle316.

De toute évidence, la présence d’un motet de Francisco de Santa Maria dans un cartapácio datant du milieu du XVIIe siècle, dénote non seulement l’intérêt pour ce compositeur et pour son répertoire ancien de plus de cinquante ans, mais aussi probablement la persistance de l’emploi de ce genre et d’un style « plus ancien »317.

Cette œuvre singulière dans le manuscrit présente des techniques polyphoniques héritées du contrepoint franco-flamand : passages en imitation, surtout la tête des motifs ; déclamations homophoniques sur des passages-clé du texte et occasionnellement avec quasi-homophonie ; passages en bicinia, d’abord tiple-tenor (m. 25-28) puis alto-baixo (m. 28-31) ; et quelques madrigalismes, tels que les exclamations répétées sur le texte ah, ah, ah (m. 57-62)318.

Tableau 4.23 - Distribution des procédés compositionnels dans « 1. Exultemus et laetemur ».

Texte Procédés compositionnels

Exultemus et lætemur Contrepoint imitatif

Pro Mariæ Virginis Quasi-homophonie

puerperio. Contrepoint libre

Ecce iacet in stabulo Contrepoint imitatif

Pater futuri sæculi Bicinia Tiple+Tenor

et exortus Princeps pacis Bicinia Alto+Baixo

qui nobis est Judex futurus. Quasi-homophonie Vagit enim inter arcta conditus presepia

panis vilibus involvitur frigore corripitur,

Contrepoint imitatif ibi plorat ibi clamat: ah, ah, ah, ah.

Sepe dicendo: ah, ah, ah, ah, ah. Sepe dicendo hoc est: Verbum caro

Homophonie

factum est. Contrepoint libre

Alleluya, Alleluya, Alleluya, Alleluya. Contrepoint imitatif

Les passages en bicinia et les exclamations répétées sont en effet des artifices contrapuntiques qui se rapprochent des figures rhétoriques dramatiques les plus caractéristiques du répertoire du milieu du XVIIe siècle et qui prolifèrent au sein des Cartapácios. Par conséquent, ce sont

316 Malgré plusieurs questions d’attribution, la liste des œuvres de Dom Pedro de Cristo qui nous sont parvenues est la plus importante parmi tous les compositeurs portugais de la période. Pour une liste des œuvres de Pedro de Cristo voir [Rees, 1991], p. xv-xxii.

317 Pour une étude de cette copie, de sa comparaison avec la concordance et de ses possibles fonctions, voir « 7.2. La concordance et ses divergences : « Exultemus et laetemur » (vol. 1, p. 266).

318 Pour une analyse du texte du présent motet voir l’apparat critique « 1. Exultemus et lætemur » (vol. 2, p. 10).

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sûrement ces artifices qui ont fait la gloire de ce motet ancien et la persistance de son l’utilisation, apprivoisant ainsi les musiciens et les auditeurs « plus modernes ». Au sein de la présente étude, cette copie, et sa concordance, sont révélatrices du recyclage des répertoires à

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