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Le point de départ : le manuscrit et ses contextes

1.2. Le contexte historiographique

Le lecteur extra-péninsulaire sera certainement surpris que, en 2017, des sources musicales subsistent non étudiées dans les archives de la Bibliothèque Générale de l’Université de Coimbra (P-Cug). Ceci n’est pourtant pas un cas isolé mais une réalité étendue au territoire lusitanien. Dans un article de 2011, consacré aux sources imprimées conservées à la P-Cug, les chercheurs Paulo Estudante et José Abreu signalent l’absence d’un catalogue ou inventaire exhaustif des sources musicales conservées au Portugal, et ceci pour toutes les périodes47. Cette réalité est principalement la conséquence d’un positivisme trop restreint dans la musicologie portugaise des deux siècles derniers et d’une historiographie critique très sélective48.

Concernant directement les Cartapácios de Coimbra, Mário de Sampayo Ribeiro (1898-1966) dans un article publié en 1952, qualifie la production de Santa Cruz au XVIIe siècle comme « de véritables monuments de mauvais goût »49. La musicologie portugaise du XXe siècle, rédigée en bonne partie par des admirateurs surtout de la polyphonie héritée de l’ars perfecta franco-flamande, a déclaré à profusion le XVIe siècle comme le siècle d’or de la polyphonie portugaise et tend à considérer le XVIIe siècle comme une période de décadence artistique50.

47 [Estudante et Abreu, 2011], p. 81-82.

Il semble même que, pour le Portugal du XVIIe siècle, le manque d’études scientifiques ne soit guère spécifique à la musique et que les arts plastiques souffrent d’un sort similaire. Selon [Correia, 2009], p. 77-80, la sculpture du XVIIe siècle manque également d’études systématiques et monographiques. Concernant l’historiographie de l’architecture, [Soromenho, 2009], p. 7-10, considère qu’elle se trouve à son aube. Seule la peinture semble avoir à ce jour fait l’objet d’un travail approfondi notamment grâce aux recherches de Vítor Serrão : voir [Serrão, 1982, 1983, 1990, 2000, 2009].

48 Une partialité dans les catalogues musicaux est également remarquée en Espagne par le musicologue Caballero Fernández-Rufete, notamment aux archives de la cathédrale de Valladolid (« Esta discrepancia

entre los fondos actualmente existentes y los catálogos realizados se debe a la parcialidad con que éstos fueron elaborados ») [Caballero Fernández-Rufete, 1997], p. 20.

49 « À cette période, les chanoines réguliers, avec Dom Gabriel de São João en tête, se consacrèrent à la production de véritables monuments de mauvais goût, dans lesquels prédominent des parties pour les voix de fausset répétant toujours les mêmes pauvres diminutions mélodiques jusqu'à l'ennui, et auxquelles répondent d’autres en dialogue comme en écho » (« Agora os cónegos regrantes, com Dom Gabriel de São

João à testa, esmeravam-se na produção de verdadeiros monumentos de mau gosto, em que predominavam os falsetes glosando até o fastio os mesmos desenhos melódicos paupérrimos, para mais dialogados com outros que lhes respondiam como se fora o eco »). [Sampayo Ribeiro, 1952], p. 68.

50 La crise socio-politique pendant la dynastie philippine (voir « 1.1. Contexte historique », vol. 1, p. 17) est vue également, par quelques chercheurs, dont certains au regard nationaliste, comme une profonde cause d’une décadence artistique. La conjoncture de l’union ibérique est sans doute défavorable à une ambiance de stabilité interne mais notamment l’œuvre abondante de Serrão vient pourtant donner une vision plus vigoureuse du panorama artistique portugais en cette première moitié du XVIIe siècle : [Serrão, 2009], p. 7. L’historiographie extra-péninsulaire déclare également la décadence de ce siècle au niveau ibérique, fonctionnant comme un épouvantail de musicologues et de musiciens curieux : « Le XVIIe siècle musical espagnol (ibérique) n’a pas produit autant de compositeurs innovateurs, autant de pages de débats musicaux, autant de traités spéculatifs, autant de manuscrits largement embellis que le XVIe a produit. La

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Ces lectures critiques et désapprobatrices contribuent à une image déformée des sources musicales et inhibèrent les générations suivantes de musicologues et de chercheurs pour faire un travail positiviste et constructif sur les sources méconnues. En outre, les études sur la musique portugaise du XVIIe siècle ont été principalement basées sur des sources musicales imprimées, et souvent publiées plusieurs années ou décennies après leur composition, et ont donc négligé un grand nombre de manuscrits51.

De surcroît, l’analyse de la production artistique est encore souvent limitée par le « corset classificatoire de l’histoire des styles »52, selon le besoin de limites et de formats cartésiens et catégoriques. Malgré une discussion élaborée par Carlos Manuel de Brito53 sur la problématique de la périodisation historique dans la musique portugaise, quelques chercheurs portugais adoptent, notamment, le terme Maniérisme pour décrire une période entre la deuxième moitié du XVIe et le XVIIe siècle. Ce terme est transformé dans un leitmotiv générique abondamment employé par Rui Vieira Nery54 pour catégoriser la musique, à la manière de Vítor Serrão55 et Jorge Henriques Pais da Silva56 dans les arts plastiques. Le Maniérisme est cependant, à l’origine, non pas une période mais un style avec peu, voire aucune, place conceptuelle dans l’historiographie portugaise57. Cette périodisation devenue traditionnelle est, en effet, un facteur de marginalisation et de décontextualisation de la musique portugaise du XVIIe siècle, comme le démontre [Davies, 2001]. Une pluralité de propositions esthétiques, dont le MM 51 peut être un échantillon, semble ainsi réduite et cachée sous des désignations génériques. Cette réalité historiographique nous amène alors à une connaissance très fragmentaire du panorama musical portugais au XVIIe siècle en général, et des Cartapácios de Coimbra et du manuscrit MM 51 en particulier. Cela nous lance simultanément le défi fascinant de travailler sur ces sources si peu explorées.

majorité du répertoire est conservé dans des manuscrits et peu sont les sources imprimées ». : [Borgerding & Stein, 2006], p. 455.

51 Pour un aperçu sur la polyphonie portugaise du XVIIe siècle, publié au début du XXIe siècle, voir [Davies, 2001].

52 D’après l’expression de [Soromenho, 2009], p. 7.

53 Pour une discution sur cette problematique pour la musique des XVIe et XVIIe siècles, voir [Brito, 1990].

54 [Nery & Castro, 1991], p. 46-70.

55 [Serrão, 1982, 1983, 1990, 2009].

56 [Pais da Silva, 1982].

57 À son origine, le concept de Maniérisme, d’après le terme maniera employé par Giorgio Vasari (1511-1574), est utilisé par les historiens pour caractériser un style très particulier romain et florentin, grosso modo entre 1520 et 1630 : voir [Murray, 1977] ; [Maniates, 1979] ; [Rubio, 1982] ; [Smyth, 1992]. En outre, ce concept pneumatique, comme baroque ou romantisme ou modernisme, ne veut rien dire pour l’Homme du XVIIe siècle et nous éloigne seulement de sa pensée.

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Malgré son importance dans l’environnement culturel portugais, il existe peu de recherches prenant le Monastère de Santa Cruz de Coimbra comme sujet central. Concernant son activité musicale, il n’y a qu’une seule monographie d'Ernesto Gonçalves Pinho, jusqu’à nos jours58. Celle-ci est accompagnée d’autres études portant sur les sources musicales de la P-Cug (manuscrites et imprimées), en grande partie issues de Santa Cruz, par Macário Santiago Kastner, Mário de Sampayo Ribeiro, Owen Rees59, et plus récemment, José Abreu et Paulo Estudante.

La collection des Cartapácios peut constituer, sans doute, un témoignage extraordinaire de l’activité musicale au Monastère de Santa Cruz de Coimbra au XVIIe siècle ; pourtant il n’existe aucune étude sur les Cartapácios dans leur ensemble. Néanmoins, plusieurs études partielles ont déjà vu le jour témoignant exactement de la richesse indéniable que renferment ces répertoires peu connus.

La première grande contribution est sans doute celle du musicologue pionnier Mário de Sampayo Ribeiro qui, comme nous le verrons60, a fait l’effort de rassembler les divers

Cartapácios dans la P-Cug.

Dans les années 1960, à la commande du Service de Musique de la Fondation Calouste Gulbenkian, Manuel Joaquim et Cosme Diniz ont élaboré un catalogue exhaustif et détaillé, connu sous le nom de Fichas Verdes, de plusieurs manuscrits musicaux de la P-Cug, dont les

Cartapácios.

En 1970, le musicologue espagnol Miguel Querol Gavaldà a édité trois œuvres vernaculaires issues du MM 227 dans le premier volume d’une collection consacrée à la musique baroque espagnole, sous le titre Polyphonie Profane61 : « Montes, que amanece Laura » (f. 3-3v), « Niña

de los ojos negros » (f. 4-5) et enfin « Dexáme, ciego tirano » (f. 16-16v).

En 1976, le musicologue nord-américain Robert Stevenson est responsable de la publication de

Vilancicos portugais de divers auteurs, dans la collection Portugaliae Musica de la Fondation

Calouste Gulbenkian62, où il inclut le vilancico de Negro « Sã qui turo zente pleta » issu du

58 [Pinho, 1981]. Ce travail remarquable est centré sur les XVIe et XVIIe siècles et porte sur de nombreuses sources documentaires. Sa principale fragilité est, pourtant, le manque de précision sur l’origine et l’objet des sources, mêlant souvent la Maison-mère de Coimbra (Santa Cruz) avec sa congénère lisboète (São

Vicente de Fora), et exprimant des observations généralistes sans évaluer systématiquement les

transformations tout au long des deux siècles sur lesquels le travail est centré.

59 [Rees, 1995]. Ce travail est concentré sur les sources musicales conservées à la P-Cug pour la période d’environs 1530 jusqu’à 1620, incluant la description et l’inventaire de vingt-cinq manuscrits musicaux.

60 Voir « 1.4. Histoire récente de la source » (vol. 1, p. 37).

61 [Querol Gavaldà, 1970].

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MM 50, f. 18v-23v. Dans les sources secondaires mentionnant les Cartapácios, la monographie de [Pinho, 1981], sur l’activité musicale au monastère de Santa Cruz de Coimbra aux XVIe et XVIIe siècles, est sans doute une référence incontournable.

Le musicologue Manuel Carlos de Brito a également largement contribué à ces recherches par des études sur ces manuscrits de Coimbra notamment dans les années 1970 et 198063. Dans son travail d’édition critique, soulignons l’ouvrage consacré à quelques œuvres issues exclusivement des Cartapácios où sont groupées six pièces vocales vernaculaires et une instrumentale64 : « Com el sayal que se viste » (MM 227, f. 1-12) ; « Bastião, Bastião » (MM 228, f. 3v-6) ; « Andai

ao portal pastores » (MM 228, f. 29) ; « Pois sois mãe da flor do campo » (MM 228, f. 35-36v) ;

« Al arma, al arma, al arma » (MM 238, f. 4v-10v) ; « Hola hau pastorcillos » (MM 240, f. 1-9v) ; et « Tarambote pª as duas charamelinhas » (MM 243, f. 16-17).

En 1997, le musicologue espagnol Carmelo Caballero Fernandéz-Rufete inclut huit œuvres vernaculaires en castillan toutes issues du cartapácio MM 227, dans son ouvrage dédié à Tonos

humanos du XVIIe siècle ibérique65 : « A la margen de un río » (f. 6-6v) ; « A las fiestas del

disanto » (f. 43) ; « Alzóle el manteo a Inés » (f. 4v-5) ; « Allá vas, cómante lobos » (f. 34v-35) ;

« Fatigado pensamiento » (f. 6) ; « La más lucida belleza » (f. 15-16) ; « Montes que amanece

Laura » (f. 3-3v) ; « Niña de los ojos negros » (f. 4-4v).

Un autre musicologue espagnol, Alejandro Iglesias, publie en 2002 une étude consacrée aux

villancicos mentionnés dans la bibliothèque du roi Dom João IV du Portugal et leurs possibles

concordances au sein des Cartapácios66. Dans cette étude sont éditées deux œuvres : « A un

pobre albergue » (MM 227) et « Muy de veras estamos, señores » (MM 235).

Dans l’ouvrage international A History of Baroque Music, sous la responsabilité de George Buelow, les écrits sur le XVIIe siècle ibérique signés par Rui Vieira Nery font une brève référence aux Cartapácios de Coimbra, en observant la présence d’instruments67 et les vilancicos de

negro68. 63 [Brito, 1979, 1983, 1989, 1989]. 64 [Brito (éd.), 1983]. 65 [Caballero Fernández-Rufete, 1997]. 66 [Iglesias, 2002]. 67 [Buelow, 2004], p. 365. 68 [Buelow, 2004], p. 373.

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Jorge Matta a fait paraître ces dernières années deux volumes de transcriptions de certaines œuvres du cartapácio MM 50. Ces ouvrages visent l’interprétation moderne et ne présentent ni finalité critique ou scientifique ni respect des critères historiques69.

Cet aperçu sur l’état de l’art nous amène à une connaissance assez notoire d’œuvres vernaculaires issues des Cartapácios, ainsi qu’à une confirmation de l’absence quasi-totale de représentativité du répertoire latin liturgique de la collection70. Par conséquent, le travail présenté ici s’avère une contribution réelle dans ce domaine.

69 [Matta (éd.), 2008, 2012].

70 La seule œuvre sur texte latin des Cartapácios publiée est un Te Deum qui se trouve dans [Matta, 2012], p. 101-110, toutefois malheureusement sans étude critique.

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