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Lacunes dans les recherches actuelles et pertinence sociale de l’étude

CHAPITRE I : RECENSION D’ÉCRITS

1.6 Lacunes dans les recherches actuelles et pertinence sociale de l’étude

Nous avons vu comment le concept utilisé pour décrire le phénomène à l’étude oriente le débat sur la prostitution comme forme d’exploitation sexuelle ou comme travail du sexe, ainsi que la division des écrits qui en découle, reflétant très souvent l’une ou l’autre de ces deux polarités. La réflexion sur le sujet souffre d’une limite importante puisque les faits rapportés, les analyses et les conclusions qui en sont tirées par la suite proviennent de groupes qui assez clairement souhaitent, souvent, démontrer le bien-fondé de leur position respective (Plamondon, 2002). Cela confirme donc un manque de recherches qui explorent les perceptions des femmes sans prendre position a priori (Nixon et coll., 2002). Il devient difficile, dans ce contexte, de se documenter objectivement pour développer nos propres conclusions. Dans le cadre d’une étude réalisée auprès de femmes ayant pratiqué la pornographie, l’auteure tente d’adopter une vision neutre afin de rejoindre tant les femmes qui ont vécu des expériences plus positives que négatives en regard de leurs propres pratiques (Ciclitira, 2004). Cette étude fait œuvre de précurseur dans le domaine. Or, l’importance de la neutralité nous paraît constituer un élément essentiel à la compréhension du phénomène dans sa globalité.

Une telle approche exige d’abord une reconnaissance de nos propres croyances à l’égard du phénomène, comme le signale Parent (1993), afin de diminuer le risque de biais dans l’interprétation des résultats. L’expérience et les propres croyances du chercheur à l’égard du phénomène peuvent affecter la façon dont les questions sont formulées et la façon de présenter les résultats et même la constitution de l’échantillon. Le fait d’être un homme ou une femme peut aussi influencer le déroulement de la recherche, ce qui ne doit pas être sous-estimé tout au long du processus (Frank, 2007).

Nous avons choisi de relever le défi d’adopter une posture neutre pour aborder le sujet de la pratique d’activités sexuelles rémunérées visant ainsi à faire émerger, si elles existent, des positions plus nuancées issues du récit que les femmes feront de leur pratique et de la manière dont, elles, perçoivent leur réalité. Il est clair que nous devrons mettre de côté le débat féministe qui polarise le discours sur la prostitution puisqu’il écarte d’emblée la possibilité d’une position médiane et qu’il ne tient pas compte de l’hétérogénéité des acteurs principalement impliqués (Benoit et Shaver, 2006). Pour ce faire, les perceptions des femmes pratiquant ou ayant déjà pratiqué des activités sexuelles rémunérées hors rue, soit principalement la danse nue, l’escorte, les massages érotiques ainsi que la pratique d’activités pour un « sugar daddy » seront recueillies afin de dresser un portrait subjectif de leur réalité.

Le phénomène associé à un « sugar daddy » s’inscrirait souvent dans un contexte où un homme plus vieux, relativement fortuné, paie différents éléments à une femme plus jeune. La forme la plus fréquemment entendue est celle où un homme paie pour les études et tous les frais s’y rattachant, exemple le logement, les sessions d’étude, le matériel scolaire, d’une jeune étudiante. Selon Barton (2007), il est important de partir de la perception des femmes pour bien saisir l’interprétation qu’elles font de leurs pratiques. Certaines femmes perçoivent leurs pratiques principalement comme une conséquence de la violence ou des abus sexuels passés (Wesley, 2002), une façon de contrer le pouvoir des hommes (Wood, 2000), une façon de vivre leur sexualité et de se sentir valorisée (Barton, 2001), ou un travail comme un autre pour subvenir à leurs besoins financiers (Price, 2000). Ces points de vue relevés par différents auteurs confirment qu’une multitude de visions peut exister, ce que nous désirons approfondir. Une grande diversité de personnes peut être impliquée dans l’univers prostitutionnel et plusieurs façons de vendre les pratiques s’y développant existent (Benoit et Shaver, 2006), ce que nous devrons garder en tête tout au long de l’étude.

Selon une recherche menée par le Conseil du statut de la femme (2002), la pratique des activités sexuelles rémunérées doit être définie de façon très large vu l’ensemble des activités qu’elle peut regrouper. Le genre de services offerts peut effectivement varier tant en fonction de la personne qui le dispense, des demandes des clients, que du lieu où il se pratique. Il est en ce sens parfois difficile de faire cadrer les pratiques d’une même personne dans une seule catégorie d’activité, ce que nous devons également garder en tête tout au long de l’étude. Selon Mestemacher et Roberti (2004) de même que Farley (2005), les femmes pratiqueraient rarement une seule activité sexuelle rémunérée dans leur vie. Celles-ci semblent plutôt s’inscrire dans une trajectoire où diverses pratiques sont exercées de manière successive ou simultanée. Barton (2007) souligne l’importance de considérer la variété des formes d’activités possibles pour une même personne plutôt que de s’intéresser à une seule, et d’inclure dans l’échantillon aussi bien les danseuses nues, les acteurs pornographiques, les femmes travaillant par téléphone et Internet, par exemple, afin d’enrichir notre compréhension des expériences vécues dans l’industrie du sexe. Les études actuelles sur les formes hors rue tendent à mettre l’accent sur un type spécifique de pratique, soit la forme la plus fréquente pratiquée par les femmes. Ceci étant, elles n’adressent pas la question de leur trajectoire globalement. En effet, étant donné que les femmes changeraient souvent de types de pratiques ou pratiqueraient plusieurs formes simultanément, il est important de tenir compte de cette réalité pour avoir un portrait plus juste de leur expérience dans l’univers de la prostitution (Raphael et Shapiro, 2004).

D’autres auteurs argumentent qu’il y a peu de transversalité dans les formes de prostitution, c’est-à-dire qu’une femme qui pratique une forme d’activité particulière risque peu de changer de type d’activité, particulièrement si elle s’adonne à une activité au bas de la hiérarchie, telle que la prostitution de rue, puisqu’elle n’aura pas les atouts nécessaires pour en changer (Weitzer, 2000). Cette hypothèse est également à explorer. L’ensemble des formes de prostitution hors rue ou de rue sera considéré dans notre étude pour éviter d’exclure certaines femmes dans l’échantillon ou de ne considérer qu’une partie de la trajectoire des femmes rencontrées.

Il faut aussi souligner que la danse nue a été étudiée comme forme d’activité sexuelle rémunérée et sa dimension sociale a souvent été ignorée (Frank, 2007). Les écrits à son égard se limitent souvent à décrire ce qui se passe à l’intérieur du bar, soit aux interactions entre les acteurs y « travaillant ». Le fait que cette activité ne soit pas nécessairement associée directement à la prostitution a limité les études à son égard. Pourtant, une grande controverse entoure ce type d’activité, certains considérant qu’elle ne peut être traitée comme une forme de prostitution comme les autres (Lewis, 1998; Kay, 2000). La frontière peut en paraître floue entre ce qui doit être considéré comme une forme de « travail du sexe » versus une forme d’art et d’expression corporelle. Dans le cadre d’un mémoire portant sur les conditions de travail des danseuses nues, Lacasse (2004) conclut qu’avec l’avènement de la danse contact qui est de plus en plus tolérée depuis les années 2000, il devient difficile de différencier la danse nue des autres activités « prostitutionnelles ». Suite à plusieurs observations sur le terrain, l’auteure soutient que les bars où s’exerce strictement la danse sans contact sont peu nombreux, et ce, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de Montréal. Il devient alors de plus en plus difficile pour les danseuses nues de ne pas intégrer d’autres pratiques sexuelles à leur pratique de danse nue (Kay, 2000; Lacasse, 2004). Les danseuses nues auraient aussi peu de contrôle sur leurs pratiques étant souvent contraintes à « travailler » de façon autonome tout en devant se conformer à des règles strictes du milieu, par exemple en versant une partie de leurs revenus à l’employeur et d’autres employés de la boîte (Holsopple, 1999; Shaver, 2005). Des études incluant plus précisément cette forme de pratiques sont requises pour mieux saisir les expériences des danseuses nues puisqu’elles s’apparenteraient de plus en plus aux autres formes d’activités sexuelles rémunérées hors rue. Cette forme de pratique sera prise en considération dans notre étude.

Enfin, la plupart des recherches ont principalement centré leur attention sur les différences psychologiques entre les femmes, étudiant leurs traits de personnalité, leur estime personnelle, leur équilibre psychologique, leur habileté à gérer leurs émotions et la satisfaction éprouvée en regard de leurs relations interpersonnelles pour comprendre leur trajectoire empreinte d’activités sexuelles rémunérées (Sloan et Wahab, 2000; Downs et coll., 2006). Nous voulons dépasser ces différences individuelles et nous attarder aussi aux conditions socioéconomiques et culturelles qui influencent la réalité des femmes pour mieux comprendre leur trajectoire. Selon Benoit et Shaver (2006), il est essentiel de se pencher sur la diversité de l’industrie pour en dresser un meilleur portrait.