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CHAPITRE I : RECENSION D’ÉCRITS

1.7 Cadre théorique : l’intersectionnalité

Le cadre conceptuel qui sera utilisé, l’intersectionnalité, conçu comme une approche combinant les préceptes de deux courants de pensée en criminologie : l’approche féministe et l’interactionnisme symbolique, constituera la trame de fond pour analyser les récits qui nous seront révélés des femmes pratiquant des activités sexuelles rémunérées en contexte hors rue. La perspective féministe sera donc élargie afin de tenir compte du contexte macrologique de l’ensemble des structures de la société susceptibles d’influencer leurs expériences, soit non seulement les rapports homme femme, mais également d’autres structures telles que la classe sociale, la nationalité, l’état civil, l’orientation sexuelle, et même l’âge conformément au principe de l’intersectionnalité. Ces structures sociales, de même que les différentes sphères de la vie, seront considérées tout au long de l’étude afin d’évaluer leur influence sur l’expérience des femmes, ce qui permettra de dégager un portrait plus complet de leur réalité (Frank, 2007). Tel que soulevé par Benoit et Shaver (2006), la recherche sur le phénomène devrait recourir à des approches variées, tenant compte de dimensions plus larges que la seule discrimination liée au genre. Pour bien saisir les perceptions des femmes, il est important de s’attarder à l’ensemble de leurs sphères de vie et non de les considérer comme des personnes unidimensionnelles, seulement à partir de leurs pratiques.

Pour bien saisir l’intersection des discriminations qui oriente les femmes vers la prostitution, on doit en effet analyser le phénomène en tenant compte du sexisme qui le régit, mais également du racisme, de l’âgisme et de la division des classes sociales (Geadah, 2003). Aujourd’hui, pour développer une analyse critique contemporaine de l’industrie de sexe, il est essentiel de tenir compte de la notion de pouvoir dans sa globalité et non seulement dans les rapports hommes femmes (O’Connell Davidson, 2002).

Nous avons constaté que l’approche féministe à elle seule ne pouvait tenir compte de la globalité des contextes socioéconomiques et culturels à travers lesquels les femmes évoluent, c’est pourquoi certains auteurs envisagent davantage une approche féministe intersectionnelle (Oxman-Martinez, Krane et Corbin, 2002). Pour ce faire, nous nous tournerons donc vers des écrits portant sur l’intersectionnalité, (Oxman-Martinez, Krane et Corbin, 2002; Fong, 2005; Sokoloff et Dupont, 2005) une approche théorique nouvellement développée, mais qui prend de plus en plus de place dans les écrits actuels, s’intéressant à l’univers de la « prostitution ». Ce cadre théorique est entre autres utilisé pour comprendre les phénomènes liés à la violence, telles la violence conjugale et la violence sexuelle. Au Québec, certains groupes féministes utilisent entre autres ce cadre dans leur analyse et leurs pratiques auprès de femmes victimes de violence afin de tenir compte non seulement des facteurs individuels, mais aussi des facteurs structuraux qui entrent en jeu.

Tel est le cas du Regroupement québécois des CALACS (Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel) (2002) et de la CLES (Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle) (2008), qui considèrent que la vulnérabilité des femmes à la pauvreté et à la violence est accentuée par la discrimination liée à l’âge, à l’origine ethnique, aux problèmes de santé physique ou mentale et à l’orientation sexuelle. La prise en compte de l’intersection de ces dimensions permet d’avoir une compréhension globale de l’expérience des femmes selon leur perspective, en tenant compte de l’ensemble des structures susceptibles d’avoir une incidence sur leur vécu en lien avec leurs pratiques sexuelles rémunérées.

La prise en compte du contexte socioculturel apparaît être un élément essentiel à la compréhension de l’échange de services sexuels dans une société donnée (Maria Agustin, 2005; Frank, 2007). Une vision tenant compte de facteurs sociaux autres que ceux des rapports hommes femmes, qui ne sont par ailleurs pas à négliger, sera nécessaire pour comprendre la complexité des interactions qui influencent les femmes de notre échantillon. Selon Maria Agustin (2005) et Frank (2007), cela doit se réaliser par le biais d’une approche culturellement sensible tenant compte de diverses sources de discriminations potentielles. Par exemple, selon Oxman- Martinez, Krane et Corbin (2002), qui ont étudié la violence conjugale chez les femmes en contexte de vulnérabilité, plusieurs facteurs personnels et structuraux accroîtraient la vulnérabilité des femmes immigrantes à l’égard de la « prostitution », soit, entre autres, la méconnaissance de la langue, la socialisation, l’acculturation, l’incapacité financière de certaines, l’isolement, le manque de réseaux sociaux, les politiques et les lois d’immigration, leur statut légal et le manque d’adaptation des services à leur égard.

Au Québec, plus spécifiquement, plusieurs femmes marginalisées en raison de leur origine ethnique sont touchées par la prostitution. Le fait qu’elles soient souvent sans emploi, sans ressource et isolées socialement accroît considérablement leur vulnérabilité, ce que nous ne pouvons ignorer dans l’analyse de leur situation (Plamondon, 2002 ; Wesley, 2003; Barton, 2007; La CLES, 2008). Une approche basée sur l’intersection des discriminations aide alors à comprendre la complexité de la problématique dans un contexte d’immigration. Il en est de même pour les autres sources de discrimination ainsi que pour les autres problématiques auxquelles les femmes sont confrontées. Pour Fong (2005), il est aussi important de tenir compte des facteurs individuels caractérisant les personnes qui font partie d’un même groupe discriminé, car il y a aussi des différences entre les individus, à l’intérieur d’un même groupe d’appartenance. Il ne faut pas, par exemple, présumer que toutes les personnes appartenant à une classe sociale précaire vivent cette réalité de la même façon. Les différences entre les groupes et à l’intérieur d’un même groupe ont donc été considérées dans notre étude.

Une même personne peut également appartenir à plusieurs groupes discriminés à la fois. Une attention doit alors être portée à l’intersection de ces facteurs de vulnérabilité se retrouvant chez une même personne. Les discriminations susceptibles d’affecter les femmes doivent être analysées de façon large. En ce sens, l’orientation sexuelle, la location géographique, les conditions de santé physique et mentale de même que la religion ou les pratiques spirituelles doivent être considérées au même titre que les autres sources de discriminations potentielles puisqu’ils peuvent tous avoir une incidence sur les expériences vécues par la personne. Évidemment, vu la taille restreinte de l’échantillon, toutes les sources de discrimination possible ne pourront être approfondies, ou même considérées dans la présente étude.

Par ailleurs, selon O’Connell Davidson (2006), il peut être intéressant de comparer la « prostitution » à d’autres formes de travaux considérés discriminatoires, par exemple le travail domestique. Une telle démarche permettrait de comprendre ce qui différencie la « prostitution » et ce qui continue de la rendre si controversée, le positionnement unanime à son égard étant toujours recherché. Nous tenterons donc d’appliquer cette approche dans sa globalité au phénomène à l’étude, afin d’appréhender la complexité des expériences vécues par les femmes de notre échantillon. Une telle approche se révèle rarissime dans les écrits recensés à ce jour, ce que confirme la Fédération des femmes du Québec (2002) de même que Maria Agustin (2005).

Le contexte micrologique sera également considéré tout au long de l’étude, empruntant une perspective interactionniste communément utilisée dans les études visant à comprendre l’expérience vécue par des personnes, de leur propre point de vue (Wesley, 2002; Mestemacher et Roberti, 2004; Price, 2008). Ici, l’approche interactionniste permettra de cerner comment les femmes comprennent leurs interactions avec les autres selon leur vision subjective.

Plusieurs auteurs ont utilisé à ce jour cette approche pour bien saisir les interactions des danseuses nues non seulement dans leur milieu de pratique, mais aussi dans avec l’ensemble des structures sociales (Wood, 2000; Pasko, 2002; Frank, 2003). Les interactions que les femmes ont entretenues avec différentes personnes évoluant au sein de leurs milieux de pratiques, de même que les interactions vécues à l’intérieur de leurs sphères de vie immédiates, en particulier leur milieu familial et leur réseau social, seront donc considérées.

Plusieurs études menées auprès de femmes se livrant à des activités sexuelles rémunérées combinant à la fois une perspective interactionniste et une perspective féministe ont décrit celles-ci comme étant opprimées et victimes d’abus de pouvoir de la part des hommes dans leur milieu de pratique. Les interactions entretenues par les femmes dans le cadre de leurs pratiques seraient en fait le reflet des dynamiques de pouvoir entre les hommes et les femmes dans la société en général et témoigneraient de la sexualisation de leur corps dès leur jeune âge (Wesley, 2002; Wesley 2003; Mestemacher et Roberti, 2004; Barton, 2007; Frank, 2007; Price, 2008). Plusieurs de ces écrits se limitent souvent aux dimensions micrologiques suivantes : les motivations d’entrée dans l’industrie du sexe, la stigmatisation sociale qui y est associée et les interactions entre les clients et les danseuses ainsi qu’entre les employeurs, les autres employés et les danseuses, sans tenir compte du contexte macrosociologique dans lequel elles s’inscrivent (Lewis, 2000). À cet égard, Wesley (2002) signale qu’il serait essentiel que les recherches futures tiennent compte du contexte plus large de la société patriarcale dans laquelle s‘inscrivent la sexualisation du corps des femmes, la socialisation des hommes et des femmes et les dynamiques de pouvoirs auxquelles ces dernières sont confrontées dès leur jeune âge en lien avec les pratiques sexuelles rémunérées. L’auteure souligne dans la foulée que le sentiment de pouvoir que les femmes qui pratiquent la danse nue peuvent ressentir en recevant de l’argent et de l’attention de la part des hommes sont des facteurs microsociaux qui doivent être insérés dans un contexte macrosocial qui tient compte du pouvoir des hommes dans les structures sociales, politiques, économiques et culturelles pour bien saisir la complexité du phénomène de la « prostitution ». Tel que mentionné précédemment, il s’agit de voir au-delà du patriarcat, en considérant le contexte culturel plus large des normes relatives au genre, à l’ethnie et aux différences entre les classes sociales, autant de contextes susceptibles d’avoir une influence sur la trajectoire des femmes (Price, 2008).

C’est dans cette lignée d’un amalgame des approches de l’intersectionnalité, de l’interactionnisme et du féminisme que s’inscrit l’objet d’étude. Certaines des études réalisées jusqu’à ce jour (Wesley, 2002; 2003; Mestemacher et Roberti, 2004; Barton, 2007; Frank, 2007; Price, 2008) représentent une amorce en la matière que nous tenterons d’approfondir en adoptant une approche qui s’intéresse fondamentalement au récit des femmes, sans prendre position a priori.

C’est aussi dans une démarche de théorisation ancrée (Glaser et Strauss, 1967 ; Paillé, 1994) que se réalisera notre démarche. En ce sens, nous avons voulu entendre les femmes parler de leurs expériences. Les données ainsi recueillies ont été le point de départ de notre analyse qualitative visant à comprendre les perceptions qu’ont les femmes de notre échantillon des pratiques prostitutionnelles et, plus spécifiquement, de leur(s) pratique(s), ceci à partir des thèmes que l’on a par la suite dégagés de leurs propos (Glaser et Strauss, 1967; Glaser, 1994; Pires, 1997). En effet, selon la théorisation ancrée, nous avons découvert les variables principales à travers les récits des femmes, à partir desquelles nous avons ensuite dégagé des concepts nous permettant de mieux saisir leurs interrelations. Des thèmes se sont donc dégagés au fur et à mesure des entretiens et ces derniers nous ont orientés pour l’analyse subséquente. Le chapitre 3 présente les résultats des analyses ainsi menées, après que le chapitre 2 ait fait état de la méthodologie employée pour atteindre les objectifs que nous nous sommes fixés.