• Aucun résultat trouvé

La théorie de l’engagement

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 42-49)

A) Les modèles psychosociaux du comportement

II. Les théories comportementalistes

2.2. La théorie de l’engagement

2.2.1. L’effet de gel et l’engagement

Pendant la seconde guerre mondiale et pour des raisons économiques, le gouvernement étatsunien cherchait à amener ses citoyennes à utiliser de bas morceaux de viande au lieu de morceaux plus nobles. Les campagnes utilisées étant un échec, les décideurs firent appel à l’incontournable Kurt Lewin (1947, cité par Joule et Beauvois, 1998). Celui-ci élabora donc une expérience afin de comprendre comment changer les comportements.

Plusieurs groupes étaient conviés à des conférences portant sur les intérêts économiques, culinaires et nutritifs des bas morceaux de viande. A la fin de la présentation, chaque ménagère recevait plusieurs recettes de cuisine. Cette technique s’avéra peu satisfaisante puisque 3% des auditrices achetèrent effectivement des bas morceaux de viande. Lewin en conclut qu’une conférence pouvait déclencher des changements au niveau cognitif mais était insuffisante pour entraîner de nouveaux comportements.

Il remplaça alors le conférencier par un animateur de discussion dont le but était de favoriser les échanges entre les participantes. A la fin, il leur donnait les mêmes recettes de cuisine puis leur demandait d’indiquer si elles comptaient cuisiner de bas morceaux de viande dans la semaine qui suivait en levant la main. 32% des ménagères levèrent la main et utilisèrent effectivement des bas morceaux.

42 Lewin (1951, p. 233, cité par Joule & Beauvois, 1998, p. 30) conclut que « la décision relie la motivation à l’action et semble avoir dans le même temps un « effet de gel » qui est dû en partie à la tendance de l’individu à « adhérer à sa décision » et en partie à son

« engagement vis-à-vis du groupe » ».

Inspiré par les travaux de Lewin, Kiesler (1971) élabore une théorie basée sur la notion d’engagement qu’il définit comme « le lien qui unit l’individu à ses actes comportementaux » (Kiesler & Sakumura, 1966, p. 349), par opposition aux actes purement cognitifs ou linguistiques. Sa théorie s’appuie sur deux principes. Premièrement, Kiesler suppose que seuls nos actes nous engagent. Autrement dit, nos actes antérieurs influencent nos actes futurs mais nos pensées n’ont pas d’effet sur nos comportements. Selon le second principe de la théorie de Kiesler, un individu peut être engagé dans ses actes à des degrés divers. Un individu contraint à produire un comportement, par renforcement par exemple, n’est pas fortement engagé dans celui-ci puisqu’il arrêtera si le renforcement disparaît. Par contre, un individu est très fortement engagé dans une conduite s’il la produit indépendamment des contraintes de son environnement. Le comportement est intériorisé par l’individu.

2.2.2. La théorie de l’engagement

Le champ de recherche ouvert par Kiesler (1971) connut divers prolongements. La théorie de l’engagement développée par Joule et Beauvois (1998, 2002) en est un exemple.

Pour ces auteurs, « l’engagement correspond, dans une situation donnée, aux conditions dans lesquelles la réalisation d’un acte ne peut être imputable qu’à celui qui l’a réalisé » (Joule et Beauvois, 1998, p. 60). Les causes de l’engagement d’un individu dans un comportement lui sont externes et dépendent des caractéristiques objectives de la situation (Girandola, 2003).

En ces termes, l’engagement apparaît comme une autre forme de renforcement puisque c’est la situation externe qui détermine le comportement d’un individu. La différence entre les deux approches se situe au niveau des conséquences cognitives de l’acte et du contexte dans lequel il est réalisé. Dans le cas du renforcement, l’individu effectue un comportement en ayant conscience qu’il le fait pour des raisons externes. Dès que les raisons disparaissent ou perdent leur attractivité, l’individu arrête sa conduite.

Dans le cas de l’engagement, l’individu « choisit » de réaliser un acte sans que celui-ci soit motivé par des raisons externes. Une situation engageante est une situation dans laquelle l’individu est face à plusieurs possibilités et doit prendre une décision qui n’est motivée par

43 aucune raison externe. Le fait de prendre une décision produit l’effet de gel et renforce le lien entre l’individu et son comportement. Une expérience de Moriarty (1975) permet d’illustrer ce propos. Dans celle-ci, un compère de l’expérimentateur venait poser ses affaires de plage près d’un vacancier et lui demandait de les surveiller pendant qu’il allait se baigner, ce que la plupart des vacanciers acceptait volontiers. Surgissait alors un voleur (lui aussi compère du chercheur) pour voler les affaires du baigneur. Les vacanciers qui avaient accepté de garder un œil sur les affaires se lançaient à la poursuite du « criminel » dans 95% des cas, contre 10 à 20% lorsque le baigneur ne leur avait rien demandé. Les sujets n’avaient pas d’autre raison d’agir que le fait d’avoir accepté, et donc décidé, de le faire.

Nous pourrions supposer que ce sont les dispositions internes d’un individu qui le poussent à accepter ou à refuser de surveiller des affaires ou de lever la main pour s’engager à utiliser des abats. En d’autres termes, les cognitions d’un individu le prédisposeraient à prendre certaines décisions plutôt que d’autres. Cependant, dans l’expérience de Moriarty (1975), presque tous les sujets acceptent de surveiller les affaires. Joule et Beauvois (2002, p.

28) parlent à ce propos de « spécificité comportementale » en cela que la production de l’acte n’est pas dû à la personnalité des sujets mais aux circonstances. Plusieurs décennies de recherches ont permis d’identifier les facteurs qui rendent la réalisation d’un acte encore plus engageante (e.g. Freedman & Fraser, 1966 ; Schwarzwald, Raz & Zvibel, 1979 ; Cooper &

Fazio, 1984 ; Burger, 1999 ; Boyce & Geller, 2000). Joule et Beauvois (1998, 2002) proposent de résumer ces facteurs à travers trois caractéristiques : les raisons de l’acte, son importance et sa visibilité.

Les raisons de l’acte sont particulièrement importantes. Donner des raisons externes (renforcement positif ou négatif) à un comportement est très désengageant car celles-ci diminuent le lien entre l’individu et son acte. Une fois que la récompense obtenue ou la punition évitée, l’individu n’a plus de raison de produire le comportement. Par conséquent, il faut que l’individu qui réalise l’acte puisse le justifier de façon interne, afin de renforcer son engagement. Pour cela, il est primordial que l’individu soit dans un contexte de libre choix, ou plutôt qu’il le perçoive comme tel. Joule et Beauvois (1998, p. 71) observent que pour créer un tel contexte, « il suffit d’assortir la requête faite à l’acteur d’une phrase affirmant qu’il est libre de faire ou de ne pas faire ce qu’on attend de lui ». L’activation du concept de libre choix augmente la probabilité d’engagement d’un individu dans un acte (Guéguen, 2002 ; Guéguen & Pascual, 2000, 2005 ; Marchand, Halimi-Falkowicz & Joule, 2009).

44 L’importance de l’acte est définie par ses conséquences et son coût. En effet, un comportement doit être suffisamment coûteux (en énergie, en temps ou en argent) pour produire un effet d’engagement. De même, un acte sans conséquence ne serait pas engageant (Cooper et Fazio, 1984 ; cités par Joule et Beauvois, 1998).

La visibilité de l’acte dépend de plusieurs facteurs : son caractère public (opposé à l’anonymat), explicite (opposé à ambigu), répété (opposé à unique) et irrévocable. Dans l’étude de Lewin, la décision prise par les ménagères est d’autant plus engageante qu’elle est prise en public et reste sans ambiguïté. Par ailleurs, un acte est d’autant plus engageant qu’il est répété à plusieurs reprises. Joule et Beauvois (1998) remarquent qu’une décision sur laquelle un individu peut revenir facilement est moins engageante car elle n’entraîne pas un effet de gel. Plus il y a de temps entre la promesse et l’acte, plus il y a « d’opportunité » pour changer d’avis. « J’arrête de fumer demain » est une promesse plus engageante que « j’arrête de fumer dans un mois ».

La réalisation d’un acte engageant peut avoir plusieurs effets. Le plus évident est le renforcement du lien entre l’individu et l’acte lui-même (effet de gel, persévération). Le comportement engageant est en quelque sorte l’arbre qui cache la forêt : dès que l’individu dépasse l’arbre, il prend conscience de la forêt qui l’entoure. Autrement dit, l’acte engageant peut avoir un effet d’amorçage, au sens cognitif, en cela qu’il active un champ de comportements allant dans le même sens, éventuellement plus coûteux, et augmente la probabilité que l’individu adopte ces conduites. L’engagement peut alors produire une généralisation, c’est-à-dire une modification plus large touchant des comportements n’étant pas directement reliés à l’acte. Au niveau cognitif, l’engagement a un effet sur les attitudes : l’individu ajuste ses cognitions à l’acte qu’il vient de réaliser.

2.2.3. La spécificité de la théorie de l’engagement

La théorie de l’engagement présente plusieurs se distingue des modèles sociocognitifs mais aussi des conceptions comportementalistes classiques.

Les modèles sociocognitifs partent du principe qu’un individu choisit délibérément d’agir d’une certaine façon plutôt que d’une autre, sur la base de ses attitudes, des normes qu’il respecte et du contrôle qu’il pense avoir sur un comportement. Dans ces approches, le comportement d’un individu résulte d’un choix conscient. Plus encore, l’individu dispose d’une auto-détermination, c’est-à-dire qu’il est libre d’agir comme il l’entend,

45 indépendamment des contraintes extérieures. Cependant, il serait erroné de penser que ces modèles excluent toute forme de détermination extérieure. A ce propos, nous avons vu que des construits tels que le contrôle comportemental perçu ou la nécessité de mobilité perçue permettent de rendre compte des contraintes extérieures.

A l’inverse, la théorie de l’engagement, au même titre que les autres approches comportementalistes, suppose que les comportements d’un individu sont déterminés par la situation dans laquelle il se trouve mais aussi par ses interactions passées avec son environnement. Celles-ci renvoient aux apprentissages pour les comportementalistes ou aux actes préparatoires pour les théoriciens de l’engagement. Dans les deux cas, la réalisation d’un comportement est déclenchée par des facteurs externes à l’individu et non par des facteurs internes, comme sa personnalité.

Cependant, les deux approches se distinguent par les raisons qui permettent à un individu de justifier son acte. Dans le comportementalisme, l’individu agit pour des raisons externes (obtenir une récompense ou éviter une sanction). Nous avons d’ailleurs vu que les techniques de renforcement sont efficaces tant que la raison extérieure (récompense ou sanction) est présente et importante pour l’individu. Dès qu’elle disparaît ou que l’intérêt de l’individu diminue, l’effet des techniques se réduit également.

A l’inverse, une situation engageante est une situation dans laquelle un individu ne peut justifier ses actes que par des raisons internes. C’est bien la situation qui détermine le déclenchement du comportement mais celle-ci ne s’accompagne d’aucune récompense ou sanction. Le contexte de liberté est primordial pour que l’individu s’approprie son acte et qu’il persévère dans ce sens.

2.2.4. La soumission librement consentie

La théorie de l’engagement s’est développée parallèlement à l’élaboration de plusieurs techniques d’influence visant à modifier les comportements individuels comme le pied-dans-la-porte (Freedman & Fraser, 1966) qui consiste à demander peu pour ensuite demander plus, la porte-au-nez, qui part du principe inverse (demander beaucoup pour obtenir un peu moins, Cialdini, Vincent, Lewis, Catalan, Wheeler & Darby, 1975, cités par Joule & Beauvois, 2002), ou encore la déclaration de liberté, dans laquelle on rappelle à chaque requête que l’individu est libre d’accepter ou de refuser (Guéguen, 2002 ; Guéguen & Pascual, 2000, 2005).

46 Ces techniques rentrent dans le cadre que Joule et Beauvois (1998) proposent d’appeler la soumission librement consentie. Il s’agit de soumission puisque le but est d’amener un individu à se soumettre à une requête formulée par un autre individu. La requête porte généralement sur un comportement que l’individu n’aurait pas réalisé spontanément. La notion de consentement est primordiale : pour que l’individu s’engage, il doit être dans un contexte de liberté.

Joule et Beauvois (1998) distinguent deux types d’actes, qui sont liés à deux formes de soumission : les actes non-problématiques et les actes problématiques. Les premiers vont dans le sens des attitudes de l’individu. Par exemple, si un individu est favorable à la protection de l’environnement, le fait de signer une pétition en faveur de ce thème va dans le sens de ses attitudes. Ils s’observent dans le cadre de la soumission sans pression, puisque l’individu accepte de se soumettre sans qu’il soit nécessaire de le persuader.

A l’inverse, les actes problématiques rentrent en contradiction avec les attitudes de l’individu (e.g. être favorable au respect de l’environnement et rédiger un texte contre). Il s’agit alors de soumission forcée. L’individu agit dans une situation de libre choix mais reçoit une pression de la part d’un individu, d’un groupe ou d’une institution. . Dans une telle situation, l’individu rentre dans un processus de rationalisation. Le comportement réalisé étant incohérent avec ses attitudes, il ressent un état de tension désagréable, la dissonance cognitive (Festinger, 1957), qu’il va chercher à réduire en « rationalisant », c’est-à-dire en ajustant a posteriori ses attitudes et ses motivations à ce qu’il vient de faire. Plusieurs facteurs influencent la rationalisation mais le facteur le plus important reste le contexte de liberté.

L’expérience de Cohen (1962, cité par Girandola, 2003) permet d’illustrer la soumission forcée. L’auteur demandait à des étudiants de rédiger un texte en faveur de l’intervention policière sur leur campus pour maîtriser les manifestations. Cet acte allait bien sûr à l’encontre des convictions profondes des participants. Ils étaient libres d’accepter ou de refuser. S’ils acceptaient et rédigeaient l’essai, ils recevaient une somme d’argent variable : 50 cents, 1 dollar, 5 dollars ou 10 dollars. Après avoir reçu l’argent, ils devaient ensuite indiquer leur attitude à l’égard de l’intervention policière. Les résultats montrèrent que l’attitude était inversement proportionnelle à la somme reçue. Moins les participants recevaient d’argent, plus ils étaient favorables à l’intervention policière. Plus ils recevaient d’argent, plus leur attitude était défavorable et se rapprochait de celle d’un groupe contrôle qui ne rédigeait rien.

47 La récompense permet bien d’amener l’individu à réaliser un acte qu’il n’aurait pas fait spontanément mais n’entraîne aucune modification cognitive. Les individus rationalisent en indiquant qu’ils ont réalisé le comportement pour obtenir la récompense. Cependant elle n’est pas nécessaire puisque les participants acceptent de rédiger l’essai même sans récompense. Surtout, le fait de faire le comportement sans attendre de renforcement place les individus dans une situation de dissonance cognitive : ils viennent de produire un acte allant à l’encontre de leur conviction et ne peuvent pas le justifier par une contrainte ou une gratification extérieure. Le processus de rationalisation est alors plus profond : les participants vont ajuster leur attitude au comportement qu’ils viennent de faire.

2.2.5. L’éco-mobilité est-elle une conduite problématique ?

La question qui se pose alors est de savoir si les comportements d’éco-mobilité doivent être considérés comme problématiques ou non. Nous pouvons penser que la majorité des individus est favorable au respect de l’environnement et donc à l’éco-mobilité.

Cependant, beaucoup sont également très attachés à leur confort et à leur liberté, justement.

Certains individus peuvent être ambivalents (Leygue, 2009) à l’égard de l’éco-mobilité : même s’ils sont favorables à la protection de la planète, ils cherchent à maintenir leur niveau de confort et de flexibilité pour leur permettre de répondre efficacement à leur obligation.

Dans ce cas, comment doit-on considérer un comportement éco-mobile ?

Sur ce point, nous pouvons faire le lien entre la soumission librement consentie et les modèles sociocognitifs. En effet, ces modèles nous permettent de cerner une éventuelle incohérence entre les différents construits. Par exemple, un individu peut se sentir coupable à l’idée d’utiliser la voiture tout en appréciant la liberté offerte par ce mode. De même, il peut déclarer avoir une forte conscience des conséquences négatives liées à l’utilisation de la voiture tout en ayant une nécessité de mobilité perçue très élevée. Ce type d’incohérence révèlerait une ambivalence structurelle (Leygue, 2009), c’est-à-dire composée d’éléments positifs et négatifs, dans le rapport de l’individu face à l’éco-mobilité.

Ainsi, le recours aux modèles sociocognitifs nous permettra de faire émerger une éventuelle ambivalence dans le rapport à l’éco-mobilité, qui sera prise en compte dans l’élaboration de nos procédures d’engagement. Concrètement, il s’agira de déterminer quels sont les freins et les leviers du changement de comportement de mobilité.

48 Cependant, il faut garder à l’esprit que la mobilité est une conduite complexe, qui nécessite de mettre en place des séquences d’actions. Il ne s’agit pas réaliser un simple comportement (e.g. appuyer sur bouton) mais tout un enchaînement d’actes (choisir un mode de transport, déterminer un itinéraire, anticiper les horaires de départ et d’arrivée). En outre, la mobilité quotidienne permet de faire le lien entre les autres activités qu’un individu effectue (e.g. aller au travail, faire les courses). Il organise ses activités en fonction de leur accessibilité avec le mode de transport qu’il utilise fréquemment. Pour un individu, changer de mobilité demande de repenser en profondeur son quotidien.

Il est difficile, voire impossible, de modifier globalement et simplement une conduite aussi complexe. Au contraire, il nous semble nécessaire de mettre en œuvre des procédures de sensibilisation particulièrement complexes pour obtenir un changement de comportement au niveau de la mobilité. Nous verrons dans les parties suivantes (voir partie B.2.5., p. 68, sur l’application des représentations sociales à la mobilité) que l’individu entretient un rapport particulièrement complexe avec ses déplacements. Le changement de mobilité ne peut se produire de façon rapide ou brutale mais doit se faire de manière progressive. Sur ce point, les modèles de changement par étape fournissent un cadre d’analyse particulièrement pertinent.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 42-49)