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DÉCHARGES À RIO DE JANEIRO

4.1 LA SOCIOLOGIE CRITIQUE COMME APPROCHE ÉPISTÉMOLOGIQUE

Pour mieux comprendre mon choix épistémologique, il est tout d’abord nécessaire de remonter à des moments qui précèdent la thèse. L’objet de cette recherche est né à partir d’un mémoire de Master 2 des Études Latino- Américaines datant de 2012. Dans le cadre de ce master, j’ai effectué un stage au sein du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) dans un projet intitulé « Trajectoires Energétiques dans les Régions Métropolitaines du Sud 235». Ma mission durant ce stage était d’identifier les projets MDP dans l’État de São Paulo et de construire une base de données de l’ensemble des projets existants dans cet État. Cette base comportait différents types d’informations sur le fonctionnement des projets

tels que : Les Project Owners, les types de technologies mises en place, les méthodologies de réduction

des GES, la quantité de CO2 évitée, la durée de vie des projets, les financeurs, les entreprises acheteuses

des crédits, etc. Ainsi, lors de mon mémoire236, j’ai pu présenter une analyse synthétique du scénario du

234 Il est important de souligner que dans ce chapitre, il y a des moments où nous voyons l’utilisation de « je » ou de « nous » pour expliquer chaque étape et/ou décision méthodologique de la recherche. En réalité, quand « je » apparaît, il fait référence aux actions que Natalia en tant que doctorante a fait. Lors de l’emploi du pronom « nous », il s’agit des décisions /actions négociés et réfléchies ensemble avec mes deux directeurs de thèse (Marie- Christine Zelém et Carlos Saldanha Machado). Il est pertinent d’expliciter cette séparation puisqu’il l’approche de la sociologie critique porte sur une relation bilatérale entre chercheur et objet, où la subjectivé joue un rôle dans l’appropriation et choix de l’objet de recherche.

235 Ce projet visait à analyser le changement du système énergétique dans les économies en forte croissance économique dans 7 régions métropolitaines principales des pays du Sud (São Paulo, Buenos Aires, New Delhi, Durban, Le Cap, Rio de Janeiro et Mumbai).

236 L’intitulé de mon mémoire est : “Le marché du carbone au Brésil: Une analyse des acteurs et des tendances d’un marché émergent”.

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MDP dans l’État de São Paulo construit à partir de cette base de données et des entretiens téléphoniques avec certains responsables des projets.

La finalisation de mon mémoire était en 2012, au moment exact du renouvèlement de l’engagement de réduction des émissions du Protocole de Kyoto. Cet engagement a été renouvelé (pour) jusqu’à 2017. Les conclusions présentées à la fin de mon mémoire nous ont montré que les technologies les plus implantées dans le cadre MDP ne correspondaient pas aux secteurs les plus émetteurs de GES au Brésil ni dans l’État de São Paulo. À cette période, les prix des crédits CO2, qui n’étaient pas attractifs pour les investisseurs, contribuaient à augmenter l’incertitude du marché et de l’avenir du traité. Toutefois, lors des entretiens téléphoniques avec les acteurs, malgré la « présence » d’une crise, le marché du carbone se montrait un nouveau marché très prometteur. Les acteurs économiques exprimaient la possibilité de sa consolidation au niveau international, et aussi au niveau national.

De ce fait, après mon master, cette politique environnementale globale de réduction des émissions à travers le marché a suscité ma curiosité scientifique d’aller plus loin dans son analyse. La sociologie étant ma formation initiale, j’ai décidé de commencer une thèse de sociologie en 2013 avec le même objet : Le MDP. Pourtant, au lieu de continuer dans l’État de São Paulo, j’ai décidé que mon analyse porterait sur l’État de Rio, chez moi, et un État en pleine visibilité nationale et internationale à cette époque, en raison de la réalisation des jeux olympiques de 2016. Le Brésil est un pays latino-américain dont la genèse de la société est marquée par des mécanismes politiques d’exclusion résultant d’une histoire de colonisation et l’esclavage. Au cours du XXe siècle, le Brésil a également entrepris un processus de « modernisation économique » à travers la mise en place de différents types de programmes politico-économiques. Toutefois, nous assistons toujours à (l’existence des) de grandes inégalités socio-économiques n’étant pas résolues (voire renforcées) par la mise en œuvre des programmes « développementalistes » et

néolibéraux (Rouquié, 1987). Ainsi, mon regard de sociologue latino-américaine, brésilienne et carioca237

me « disait » que la mise en œuvre des projets MDP à Rio de Janeiro devrait se réaliser avec des controverses, très communes à une société aussi inégale telle que la société brésilienne.

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Ce « bagage » critique de la société dans laquelle j’étais socialisée m’empêche d’analyser la mise en œuvre du MDP avec un regard « neutre », selon l’idéal durkheimien de l’emprunt de la neutralité scientifique des sciences naturelles aux sciences sociales (Berthelot, 2012). Cette position épistémologique de « désubjectivation » de sciences sociales a créé un « nœud » épistémologique, comme dit Berthelot (1999), plaçant la discipline de la sociologie sous le « parapluie » d’un prétentieux « objectivisme scientifique ». Ce « nœud » se caractérise par la création d’un carrefour des différents courants épistémologiques qui sont apparus à la fin du XIXe siècle, et au milieu du XXe siècle, époque qualifiée de post moderne. Le courant post-moderne envisageait le rétablissement de la prise en compte de la subjectivité comme partie indissociable des démarches scientifiques au sein des sciences sociales (Berthelot, 2012). Par conséquent, la sociologie critique de Bourdieu fait partie des courants qui ne conçoivent pas la sociologie comme un champ scientifique désassocié de la subjectivité humaine.

Ainsi, la fonction réflexive et explicative de la sociologie critique fait appel à la réflexivité du chercheur en tant qu’acteur social. La dimension de « dénonciation » du sociologue critique devient possible seulement grâce à la façon objective dont il a reconstruit la réalité sociale en question. En effet, sans la scientificité de la discipline, le « consensus général » et les rapports de forces seraient difficilement dévoilés par les acteurs qui ne possèdent pas les instruments scientifiques pour la recherche sociale (Accardio, 1997). En

empruntant les mots de Bourdieu (1984) : « Les armes de la critique doivent y être scientifiques pour être

efficaces » (p.24). En fait, Bourdieu (1984) soulignait à plusieurs reprises que contrairement aux sciences

dures, la scientificité de la sociologie était toujours remise en question en raison de son caractère critique pouvant être associé à la dimension de subjectivité du sociologue.

Toutefois, en sciences sociales, nous ne pouvons pas abandonner la subjectivité du chercheur qui

constitue, d’ailleurs, une pièce déterminante dans la recherche en sociologie. « C’est dire, une fois encore,

que le type de science sociale l’on peut faire dépend du rapport que l’on entretient avec le monde social, donc de la position que l’on occupe dans ce monde. Plus précisément ce rapport au monde se traduit dans la fonction que le chercheur assigne consciemment ou inconsciemment à sa pratique et qui commande ses

stratégies de recherche : objets choisis, méthodes employées, etc. ». (Bourdieu, 1984 : 26). Ainsi, dans le

cadre de ma recherche, le fait d’avoir étudié le MDP au Brésil, lié au fait d’être brésilienne, et de Rio de Janeiro a fortement influencé la construction de l’objet et le choix de continuer à étudier cet instrument dans l’État de Rio de Janeiro.

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Le choix d’une approche de la sociologie critique est aussi le résultat de mon regard réflexif envers la société brésilienne étant donné que je suis issue de ce que l’on considère comme « la classe moyenne » au Brésil. Malgré cela, la classification de « classe moyenne » est un concept très « flexible »238 pouvant perdre son sens ou être « mal placé » conceptuellement selon le changement de critère de ce qui « constitue » la définition d’une classe moyenne (Ceri & Salata, 2012). De ce fait, dans la réalité des pays de l’Amérique latine, comme Fernandes (1975) le soulignait dans les années 70, la stratification de la société ne se reproduit pas de la même façon qu’en Europe en raison de la manière dont le capitalisme s’est développé et s’est institutionnalisé dans les pays latino-américains. Par conséquent, la classification de la société dans les classes sociales s’avère très complexe. Les « classes sociales » possèdent, donc, de fortes contradictions à en leur sein puisque cette classification s’enchevauche à d’autres types de formations de groupes sociaux. Ainsi, à titre d’illustration, un groupe d’individus dit « privilégié » peut coexister et être dans le même cercle social que des groupes sociaux marginalisés socioéconomiquement. Cette explication assez brève sur l’enjeu de la stratification sociale en Amérique latine a pour objectif d’expliquer qu’en dépit d’un classement social qui « m’est donné », la classe moyenne au Brésil vit au carrefour du développement économique, de la conquête des opportunités et d’une nécessité de prise à distance de la pauvreté. Celle-ci pouvant « frapper à la porte » à tout moment. De ce fait, dans un contexte socio-économique instable, la dimension de l’inégalité sociale était toujours présente dans mon processus de socialisation. Partant de ce principe, la sociologie critique se présente comme l’approche la plus appropriée pour moi, en tant que sociologue brésilienne, pour étudier la mise en œuvre du MDP. Le but ultime de la thèse serait de « dévoiler » le « consensus » du discours officiel de la CCNUCC et des acteurs publics et privés au niveau local à propos des opportunités économiques apportées à Rio, par un mécanisme de réduction des émissions de GES. Ainsi, l’étude de la mise en œuvre semble pertinente dans la mesure où nous pourrons analyser des rapports des forces locales n’étant pas visibles dans l’élaboration et l’exécution des politiques environnementales onusiennes dans les pays en voie de développement.

238 D’une façon assez résumée, les critères de classification de “classe moyenne” utilisés au Brésil par les économistes se basent sur le plan d’ascension sociale que l’individu possède et aussi sur des critères statistiques comme les modèles de consommation, l’entrée à l’université, les salaires, l’accès aux crédits immobiliers etc. Neri (2008).

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4.1.1 Les limites de l’approche de la sociologie critique dans l’analyse de la mise en œuvre du MDP : Une brève discussion sur les critiques à propos de la sociologie de la critique

Malgré le choix d’une approche qui semble la plus adaptée à l’étude de cet objet en tant que sociologue et acteur social, il est nécessaire de présenter ses limites dans le cadre de ma recherche. Il y a un débat épistémologique autour de cette approche sur la question normative et pratique de la sociologie critique (De Munck, 2011). La sociologie critique, normalement associée à un programme bourdieusien fonde sa pratique scientifique sur l’explication du monde social en dévoilant les rapports de domination. Toutefois, les critiques faites à cette approche consistent dans le fait que la sociologie critique doit être plus « complète ». Le débat porte sur le fait que la critique de la réalité sociale est censée se placer au croisement de trois dimensions : explicative, normative et d’intervention (De Munck, 2015). En réalité, il s’agit d’abord d’expliquer la réalité sociale pour ensuite établir une base normative pour le phénomène à partir des théories. Et la phase finale d’un projet scientifique robuste de la sociologie critique serait de créer une logique d’intervention du sociologue dans la réalité étudiée, afin de mettre en place les bases normatives de sa critique avec les acteurs sociaux locaux.

Malgré le fait de travailler sous la logique de critique sociale, Bolstanki (1990) signale que les sociologues critiques « classiques » (ceux de la tradition bourdieusienne) se « contentent » de rendre une explication de la réalité sociale à partir du dévoilement des rapports de forces. Toutefois, il souligne que ces sociologues n’établissent pas un paramètre normatif de ce qui constituerait l’absence de rapports de domination. Autrement dit, ils n’établissent pas une base normative de ce qui constituerait la justice, les égalités, etc. Corcuff (2012) corrobore les critiques de la tradition de la sociologie critique en allant dans la même direction que Bolstanski (1990). Il met en lumière l’existence d’un certain « pessimisme » de la part des sociologues « classiques » qui se centrent surtout dans la dénonciation de la domination, plutôt que dans la création d’une base normative qui permettrait la création d’un référentiel éthique pour tisser

leurs critiques. « Mais elle (la sociologie critique) dévoile les inégalités décrites comme autant d’injustices,

sans clarifier la position de justice à partir de laquelle elles peuvent être définies comme telles ». (Boltanski,

1990 : 129-130).

Toutefois, comme De Munck (2011) le souligne, la construction d’une sociologie critique basée sur les trois dimensions (explicative, normative et pratique) citées s’avère très complexe dans la pratique

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scientifique. « La question-clef de la sociologie critique consiste donc dans l’ajustement complexe de ces

trois ambitions fondamentales (expliquer, évaluer, intervenir) (…) Cette articulation doit respecter le développement de chaque pôle, mais surtout la coordination entre les trois. Cela nous permet de repérer

les deux « maladies infantiles » de la sociologie critique (…) » (De Munck, 2011 : 20). Ces « maladies » qui

ne permettent pas à la sociologie critique d’accomplir une espèce de critique « complète » reposent sur des enjeux de passage d’une dimension à l’autre. Le premier consiste à passer de la phase normative à la phase pratique, ce qui aurait pour résultat une sociologie restreinte (uniquement) à un public scientifique sans sa communication avec les acteurs sociaux. Si d’un côté ce passage pourrait encloisonner la critique dans le monde des savants, de l’autre, ce passage pose un autre problème dans la mesure où en allant dans l’intervention, le sociologue s’approprie la logique cognitive des acteurs. Il se transforme, donc, en militant parmi les acteurs locaux. Toutefois, cela risque d’intervenir et influencer l’objectivisme de son travail. Cette intervention peut empêcher le sociologue d’avancer dans la production de nouvelles connaissances scientifiques.

Ainsi, en raison des limites de l’approche de la sociologie critique exposées ci-dessus, la critique à laquelle je me propose dans la thèse ne possède pas une dimension interventionniste. Mon rôle en tant que

sociologue consiste à donner une intelligibilité sociologique cette réalité, réunir les « pièces détachées »239

du MDP au niveau local. C’est-à-dire, identifier les acteurs qui sont impliqués directement et indirectement dans son implantation à Rio. Cela me permettra de passer à la deuxième phase, qui constitue celle de la critique. En réalité, mon approche critique repose sur le dévoilement des éventuelles inégalités et injustices, des rapports de force et des pratiques environnementales qui se reproduisent derrière la mise en œuvre du MDP dans les décharges à Rio de Janeiro. J’exposerai plus tard dans ce chapitre, la base normative de ma critique sur le MDP qui se résume à une base théorique de critiques des différentes dimensions que la mise en œuvre de ce mécanisme touche : la gouvernance, la justice sociale, la technologie, l’environnement et le marché.

239 J’ai utilisé cette expression pour métaphoriser le fait que le MDP se nourrit de la gestion des déchets au niveau local pour, ainsi, pouvoir se concrétiser. De ce fait, les catégories d’acteurs qui participent à sa mise en œuvre sont très hétérogènes et se placent à plusieurs niveaux. Donc, pour tisser une critique du contexte et de sa modalité de mise en œuvre, il a fallu, d’abord, comprendre la place de tous ces acteurs à partir de la construction d’une cartographie.

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4.2 LA CONSTRUCTION DE L’OBJET ET LA MÉTHODE HYPOTHÉTICO -DÉDUCTIVE COMME