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Après la présentation des Journées Cinématographiques de Carthage, de son historique et de ses objectifs, ainsi que l’analyse filmique de certains films qui ont reçu le Tanit d’or. Une question s’impose: quelle esthétique dégagent les JCC?

Dominique Chateau écrit : « Le cinéma est un art : bien que cette

proposition suscite d’interminables discussions, on s’accorde à considérer que le cinéma relève de l’esthétique. On peut même constater que cette idée n’a jamais été aussi vivace qu’aujourd’hui, Puisque l’esthétique a supplanté la sémiologie et la narratologie au palmarès des disciplines qui composent le champ des études cinématographiques129 ».

Si nous prenons le cas du festival de Cannes où ses organisateurs choisissent les films selon le marché et sa tendance; nous avons ainsi vécu à travers ce festival la grande période du cinéma iranien par exemple.

En occurrence, dans le règlement intérieur des JCC, il n’existe aucune recommandation ou indication qui donne les critères esthétiques de ces journées cinématographiques. Mais dés leur naissance dont elles sont fondées par Tahar Chériaa qui était à l’époque président de la Fédération tunisienne des Ciné-clubs ait tendance à favoriser la diffusion des films militants ou sociaux. Les JCC ont été créées suite à une dynamique nationaliste et dans l’urgence de faire exister le cinéma arabe et africain, nous aurions vu tout et n’importe quoi pour vu que ça soit arabe ou africain, Or ce n’est pas le cas. Ce choix des films découlent d’un état d’esprit de ciné-club très présent dans les années soixante et soixante-dix. Ce mouvement est né et a été lancé en France, sa conception principale est de promouvoir surtout la cinéphilie, donc le cinéma comme art et non pas en tant que

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divertissement, en contradiction avec le cinéma commercial qui sert à divertir les spectateurs.

Le rôle de la cinéphilie est de défendre les auteurs; en effet, le terme

d’auteur est nouveau; il est utilisé par les membres des ciné-clubs et a remplacé

les termes de réalisateurs (de film) ou de metteurs en scène (de film). Le but de ce mouvement est de défendre surtout le cinéma d’auteur, il fait référence à la littérature, à de grands auteurs ou écrivains comme Victor Hugo et d’autres Après la deuxième guerre mondiale ce mouvement de cinéphilie s’est développé en France, puis dans les colonies et les protectorats.

Après son retour de France où il était parti étudier, Tahar Chériaa a pu intégrer le Ciné-club «Louis Lumière» de la ville de Sfax dirigé par des Français. Il a eu la chance de fréquenter la cinémathèque et de regarder des chefs d’œuvre du septième art comme «Citizen Kane» d’Orson Welles et d’autres et depuis ce jour Tahar Chériaa est rentré dans cette religion appelée: la cinéphilie (dans son sens étymologique, est l'amour du cinéma. Le terme est apparu en France dans les années 1910, se diffusa dans les revues cinématographiques des années 1920 et servit d'abord à désigner un mouvement culturel et intellectuel français qui durera jusqu'en 1968. Depuis le terme s'est émancipé pour caractériser toute passion du cinéma, quelles que soient son expression et son organisation).

Lui et ses compagnons, se sont attelés à attaquer tous les films qui, selon eux provenaient du cinéma commercial en le nommant: l’opium du peuple. C’est lui qui, avant de fonder les JCC va défendre le cinéma arabe et africain en tant que cinéma d’auteur. Il va à travers des JCC, reproduire la philosophie des ciné-clubs où le choix des films sera non commercial, et en soutenant certains cinéastes égyptiens comme Salah Abou Seifappelé d’ailleurs; le père du cinéma réaliste au

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Youssef Chahine, avec son chef d’œuvre le film «Bab El Hadid; Gare centrale » réalisé en 1958; c’est un film emblematique. Donc, les Journées Cnématographiques de Carthage sont à l’image de leur fondateur.

Historiquement nous avons eu beaucoup de chance parce que les JCC ont été créées par un visionnaire, Tahar Chériaa, parce qu’il a fait un festival pour des cinémas qui n’existaient pas encore puisque à l’époque il y avait ni cinéma africain ni maghrébin. Ce festival a été créé en 1966, les JCC ont fait la promotion du cinéma d’auteur en privilégiant à la fois le fond, qui est de ne pas tomber dans le cinéma commercial et la forme, c’est-à-dire une esthétique arabo- africaine. La spécificité de ce festival a été défendue par le premier Tanit d’or, attribué au film «la Noire de» de Ousmane Sembene qui a imposé un choix esthétique au festival. L’esthétique de ce film est totalement différente de l’esthétique courante du cinéma commercial, il a créé une esthétique nouvelle mais ce qui surprenant, c’est qu’en regardant ce film pour la première fois les cinéphiles tunisiens membres des associations cinématographiques comme la FTCC et la FTCA, étaient époustouflés alors qu'ils admiraient jusque là les grands auteurs occidentaux Louis Bunel, Jean Renoir et Federico Fellini. Ils voyaient brusquement un Africain qui avait fait un film très fort, simple mais pas simpliste.

Il y a eu ensuite la sortie du premier film algérien en 1967, «le Vent des

Aurès» de Mohamed Lakhdar Hamina et aussi la sortie du premier film tunisien «El Fejr» de Omar Khlifi le 20 mars 1967, date qui correspondait à la fête de

l’Indépendance tunisienne. Enfin en 1970, le Maroc a son premier film «Vaincre

pour Vivre» co-réalisé par Ahmed Mesnaoui et Mohamed Ben Abdelwahed

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Concernant l’attribution des prix aux films engagés, la session des JCC de 1974, a connu une grande bagarre entre deux cinéastes: l’Egyptien Housem- Eddine Mustapha et le Libanais Borhane Allaouié. Le premier qui présentait son film «la balle est encore dans ma poche» traitant de l’héroïsme de l’armée égyptienne de 1973 contre les militaires israéliens pendant «la Guerre de

Kippour» dite «la Guerre d’octobre» filmé d’une façon hollywoodienne, le

second qui présentait son film «Kafr Kacem», racontant un événement historique réel, le massacre d’un village palestinien par l’armée israélienne, en 1956, suite à la nationalisation du Canal de Suez par Nasser.

A la veille de l'attaque, les autorités israéliennes imposent un couvre-feu dans la région de Kafr Kassem, un village palestinien de la zone occupée. En parfaite méconnaissance de cette consigne, une trentaine de villageois rentrent de leur travail à Tel-Aviv. Ils sont tous abattus. Il est presque brechtien car le réalisateur nous montre la vie au village avant le massacre, où les habitants ont des tendances politiques différentes mais vivent en harmonie entre les baathistes, les communistes et les nationalistes. Finalement c’est ce film qui a eu le Tanit d’or, avec l’appui du public des JCC, ce qui est le fruit de l’apprentissage et de l’esprit des ciné-clubs.

Le débat au sujet des films en compétition eut lieu le lendemain de leur projection. Le public des JCC rencontre, au cours de ces débats, les réalisateurs pour discuter de leurs films. D’ailleurs; ces débats sont toujours plus politisés que portés sur des tendances esthétiques cinématographiques. Le public attaque alors le film de Housem-Eddine Mustapha en traitant le film de hollywoodien à tel point que le réalisateur s’emporte et accusant les jurys des JCC de ne récompenser que les cinéastes égyptiens marxistes et communistes130.

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Cette situation est révélatrice des choix esthétiques des JCC car il ne suffit pas qu’un film évoque un problème politique mais il faut que la réalisation défende les critères esthétiques du cinéma d’auteur.

En effet, ces situations concrètes que les JCC ont vécues montrent qu’il existe des vraies orientations esthétiques et politiques bien qu’elles ne figurent pas dans le règlement des JCC, elles sont implicites.

Nous remarquons que les JCC défendent non seulement un cinéma dont la thématique a de l’importance mais surtout un cinéma qui a un fond et une forme. Ici le fond réside dans la prise de conscience, c’est un fond qui va nous ramener à la réalité et même, dans les meilleurs films, il va donner au spectateur une distance suffisante pour qu’il comprenne cette réalité et qu’il prenne position.

Ce sont donc pour la plupart des films militants engagés, dont le but est d’éveiller les consciences et les sensibilités des spectateurs.

Dans le film de Naceur Ktari «les Ambassadeurs» qui a eu le Tanit d’or en 1976, traitant du thème de l’émigration maghrébine et particulièrement tunisienne vers la France. Nous ne sommes pas en présence d’un héros principal, mais plutôt devant tout un quartier mélangé de différentes catégories sociales. Afin de montrer le racisme, le réalisateur va jusqu’à filmer l’acte insensé d’un concierge raciste a fini par prendre son fusil et tuer un jeune Arabe. Le titre du film est à la fois paradoxal et révoltant car au début du film, le responsable du parti destourien s’adresse aux ouvriers tunisiens en disant: « vous allez partir travailler en France

mais n’oubliez pas, vous représentez la Tunisie, donc vous êtes les ambassadeurs de notre pays en France » alors que dans le film ils sont loin de vivre comme des

ambassadeurs! Ils vivent dans la misère la plus totale et subissent un racisme auquel ils ne sont pas préparés. C’est un film qui cherche à provoquer l’indignation des spectateurs.

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A cette manière de donner la parole à toute une communauté, on peut opposer celle totalement différente utilisée dans le western. En général, le western illustre le cinéma américain par excellence, où l’acteur principal, par exemple Clint Estwood, débarque dans une ville en tant que libérateur pour la sauver des bandits qui semaient la terreur parmi la population puisque cette dernière s’est trompée en dénonçant un innocent qu'elle va lyncher ; autrement dit ce cinéma hollywoodien dénonce à travers ces films, implicitement, le communisme en montrant que les efforts collectifs sont inutiles ; car, quand la population se rassemble pour produire du bon comme dans le système socialiste ou communiste, elle présente une personne innocent qu’elle croit la cause des maux. Donc au contraire ce genre de film vénérera l’apport de l’individualisme, la libre entreprise et le système capitaliste.

A la conférence de presse des JCC de la session 2010, certaines personnes ont posé une question à la directrice de la session, Dora Bouchoucha: que fait un film commercial égyptien dans le programme des JCC? C’est un exemple rare de festival de film qui a créé son esthétique, ses objectifs et ses choix, formé un public qui est devenu lui-même le gardien du temple de ses choix.

C’est la preuve que les JCC ont bien une orientation esthétique et quand certains dirigeants veulent s’éloigner de cette direction, le public les rappelle à l’ordre, caractérisée par un cinéma possédant un point de vue d’auteur et non pas un cinéma avec des recettes commerciales destinées à faire oublier la réalité des peuples africains et arabes. En regardant la liste des films qui ont eu le Tanit d’or depuis leur création jusqu’à ce jour, nous remarquons qu’il y a toujours un facteur relevant d’un militantisme politique sauf pour le film sénégalais «le Prix du

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pardon» de Mansour Sora Wade131 qui a eu le Tanit d’or en 2002, grâce au président de jury, le poète Egyptien Edouard El Kharrat, qui était uniquement séduit par la beauté des images de ce film132

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N’oublions pas que les JCC ont dés la deuxième session défendu leur ligne éditoriale en se positionnant contre la mainmise de la FIAPF, qui continu encore de nos jours à gérer tous les festivals du monde. En se déclarant

«Journées Cinématographiques de Carthage» et non pas «Festival de Carthage»

les JCC se sont des 1968, orientées vers le cinéma arabe et africain. Les sessions des JCC de 1972, 1974 et 1976 ont couronné des films engagés politiquement qui sont: «les Dupes», «Kafr Kacem» et «les Ambassadeurs». Même à la dernière session 2010, elles ont décerné le Tanit d’or au film égyptien «Microphone» qui n’est pas un film commercial mais plutôt un film qui traite des problèmes actuels des jeunes égyptiens dans la ville d’Alexandrie, c’est un outsider marginal.

En effet, le jury des JCC depuis sa création n’a eu devant lui qu'un choix de films relevant des genres suivants: cinéma d’auteur, cinéma esthétique, cinéma politique, cinéma culturel et cinéma social. De même le festival a toujours évité de mentionner le pays d’origine du film; par exemple: la Mauritanie ou le Sénégal présente tel film; c’est-à-dire que dans le règlement du festival ne figure pas la nationalité du pays producteur du film mais celle du réalisateur.

Le réalisateur Mohamed Hondo, mauritanien, vit depuis quarante ans en France, il a la nationalité française et ses films sont entièrement produits avec l’argent français. Donc quand il a présenté son film «les Bicots nègres: vos

voisins» aux JCC, il a été considéré comme mauritanien. Ceci est un choix

131 Mansour Sora Wade est né à Dakar, en 1952. Il étudie le cinéma en France puis retourne à Dakar pour travailler

aux archives audiovisuelles du ministère de la culture sénégalais. Il s'engage dans une carrière de cinéaste en tournant des documentaires et des reportages pour la télévision.

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délibéré, et imposé par les fondateurs du festival en particulier Tahar Chériaa, car pour eux les vedettes des JCC sont les réalisateurs et les films, et non pas les producteurs, les acteurs et les actrices : c’est la singularité des JCC.

Autre objectif de ce festival c’est de favoriser le dialogue entre le Maghreb et l’Afrique noire, ce qui est une idée très audacieuse de la part de ses fondateurs car en général les Maghrébins ne s’intéressent pas à l’Afrique noire et vice-versa. Il y a même un antagonisme, exacerbé par la propagande coloniale française

diviser pour mieux régner.

Le grand pari de Tahar Chériaa était d’établir un pont entre ces deux régions, ces deux cultures, afin de changer cette image à travers les JCC, il disait: « Les

Maghrébins croient que l’Afrique noire a besoin d’eux parce qu’ils pensent qu'ils sont plus développés qu'eux mais au contraire ce sont les Magrébins qui ont besoin de l’Afrique noire, et de sa richesse culturelle méconnue 133».

Si l’on revient à l’esthétique, les JCC ne choisissent pas un film selon un beau cadrage, la beauté des images ou la qualité du son et de la lumière… car elles sont capables de faire la différence entre l’esthétisme et l’esthétique. En effet, l’esthétisme consiste à ne rechercher que la beauté dans un film : par exemple, on peut dire que dans tel film l’histoire n’est ni politique ni intéressante, mais il y a de très jolies couleurs, de beaux cadrages, une musique originale. L’esthétique au contraire, concerne tous les choix de forme que nous voulons donner à un film et dans ce sens-là ce n’est pas tant la beauté des images qui compte mais la forme que nous allons choisir pour raconter une histoire.

Cette esthétique des JCC est effectivement héritière d’une période historique car n’oublions pas que la deuxième session des JCC s’est déroulée après Mai

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1968 et que cette session a été une session de résistance des fondateurs vis-à-vis de la tentative hégémonique de la FIAPF. D’ailleurs, Hmida Ben Ammar134 a

tourné un film documentaire sur le déroulement de cette session, dans lequel Jean Louis Bory, célèbre critique de l’hebdomadaire de gauche le Nouvel Observateur, disait : « Cette année là, le festival de Cannes a été interrompu par les

contestataires de Mai 1968 qui se sont accrochés au rideau pour protester… En effet, avant 1968, le festival de Cannes projetait des films commerciaux, mais il fallait désormais montrer des films sur la réalité des peuples ».

Jean Louis Bory ajoute « qu’il a été convenu par Jean-Luc Godard et

François Truffaut qu’une nouvelle section naîtra au 1969 qu’on nommera la Quinzaine des Réalisateurs. Il ajoute que « les JCC ne sont pas un festival bourgeois et relève le caractère sérieux du festival où l’on peut étudier le cinéma ».

D’ailleurs ; plus tard avec beaucoup d’intelligence, le nouveau directeur du festival de Cannes, Gilles Jacob, a fait sa révolution interne en passant des films politiques, des films de jeunes talents destinés au départ à la section « Quinzaine

des Réalisateurs ». Donc le festival de Cannes qui était un festival de films de

super production est devenu un festival plus expérimental que la « Quinzaine des

Réalisateurs ».

Toutefois, l’évolution des JCC a été influencée par le contexte historique des années soixante-dix où tout le cinéma mondial s’est politisé : en 1969 le film «Z» de Costa Gavras évoquant l’assassinat d’un député progressiste joué par Yves Montand pendant les années 1960, dans un pays du bassin méditerranéen. Le juge d'instruction chargé de l'enquête joué par Jean-Louis Trintignant met en évidence le rôle du gouvernement, notamment de l'armée et de la police dans cet assassinat a lancé la mode du cinéma politique alors qu'avant il n’y avait que du cinéma de

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divertissement. Il y eut après le film «l’Attentat» de Yves Boisset sur l’affaire Ben Barka135, puis de nouveau «l’Aveu » le film de Costa Gavras relatant l’histoire

d’un haut responsable politique tchécoslovaque se retrouve accusé d'espionnage au profit des États-Unis. Tout est fait pour lui extorquer des aveux de crimes qu'il n'a pas commis. Brisé par la torture, on l'empêche de dormir et de s'arrêter de marcher, il finit par avouer au tribunal des crimes qu'il n'a pas commis en récitant un texte d'aveux que ses bourreaux lui ont fait apprendre par cœur. On veut l'obliger à se dire partisan de Tito, dirigeant communiste de Yougoslavie, ou de Trotski, tous deux étant des ennemis notables de Staline. Donc toute cette période du cinéma mondial politisé est parallèle aux JCC surtout la période de 1966 à 1976.

En effet, une question mérite d’être posée: pourquoi le jury des JCC a primé pendant une période des films arabes au détriment des films africains? D’après les entretiens et les lectures lus nous avons pu relever d’une part le public lui-même des JCC commence à s’enflammer pour la cause palestinienne, s’intéressant aux films du Proche-Orient traitant de la cause palestinienne et à assister aux débats des films tels que «Kafr Kacem» de Borhane Alaouié, et d’autre part, selon ce même public, les films africains ont été malheureusement délaissé car ils ne soulèvent pas des problématiques émanant du militantisme politique. La plupart des films africains parlent du retour à la culture africaine qui a été niée par les colons occidentaux, ce qui les rend plus culturels que politiques. Seul, le film

«Finye: le vent» de Souleymane Cissé est politique qui montre la révolte des