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La refondation cartésienne de la civilité rhétorique

C. La « civilité chrétienne » de Pierre Nicole

II. CIVILITÉ, RATIONALITÉ ET LIBERTÉ DANS LA PHILOSOPHIE DE DESCARTES

1. La refondation cartésienne de la civilité rhétorique

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Descartes a écrit à la fin de sa vie un Projet d’Académie qui peut vivement nous intéresser pour notre travail:

« IV. Celui qui parlera le premier de chaque cercle sera le même qui aura auparavant proposé la question qui doit être examinée ; et il expliquera toutes les raisons qu’il jugera pouvoir servir à prouver la vérité de ce qu’il aura entrepris de soutenir. […]

-VI. L’on s’écoutera parler les uns les autres avec douceur et respect, sans faire paraître jamais de mépris pour ce qui sera dit dans l’Assemblée.

-VII. L’on ne s’étudiera point à se contredire, mais seulement à rechercher la vérité.

-VIII. Toutefois, à cause que la conversation serait trop froide, si chacun ne disait autre chose que ce qu’il aurait auparavant prémédité : après qu’ils auront achevé tous de parler, il sera permis à celui qui aura le premier donné son avis, de dire ce qu’il jugera être à propos pour le défendre contre les raisons de ceux qui en auront proposé un autre ; et il sera permis aussi à ceux-ci de lui répondre, chacun à leur rang, pourvu que cela se fasse avec beaucoup de civilité et de retenue, sans passer au-delà de trois ou quatre répliques. Il sera permis de la même manière au second et à tous les suivants, chacun en leur rang, de défendre modestement leur opinion contre ceux qui auront parlé après eux, jusqu’à ce que le temps de la conférence soit expiré » (AZ XI-661-662).

Ce projet d’Académie des Savants fut rédigé par Descartes à la demande de la Reine Christine. Nous connaissons le goût de certains humanistes comme Stefano Guazzo pour les Académies qui sont étrangères à l’École247. Ces Académies symbolisent l’union entre la « conversation civile » et la recherche de la vérité. Nous retrouvons dans le texte cartésien l’idée de cette union : « il expliquera toutes les raisons qu’il jugera pouvoir servir à prouver la vérité de ce qu’il aura entrepris de soutenir », « L’on s’écoutera les uns les autres avec douceur et respect », « avec beaucoup de civilité et de retenue », « défendre modestement leur opinion ». Toutefois, Descartes insiste davantage que Guazzo sur la rupture entre cette conversation académique et la tradition de la

disputatio scolastique : « L’on ne s’étudiera point à se contredire, mais seulement à rechercher la

Vérité ». Il s’agit d’une constante aussi bien chez Descartes que chez Clauberg : la volonté de contredire l’adversaire qui structure la dialectique de la disputatio altère la bonne conduite de l’entendement (la dispute n’est pas seulement un vice d’exposition, mais aussi de méthode). La

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Voir, Stefano Guazzo, op. cit., p. 56 : p. 56 : « Mais je ne laisserai pas de vous dire et ramentevoir les honorables Académies, qui à cet effet, ont été élevées en plusieurs villes d’Italie, entre lesquelles ne se doit taire celle des Ravis de Mantoue, fondée en la maison de ce très illustre Seigneur César Gonzague, Prince valeureux, et singulier protecteur des hommes vertueux : et celle des Assurés, dits Affidati, de Pavie, laquelle fleurit heureusement pour le grand nombre des Académiques mais paraventure est ce chose merveilleuse qu’en cette petite ville de Casal ait pris tant belle forme l’Académie des Illustres ».

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civilité de la conversation est donc une condition nécessaire pour la recherche en commun de la vérité en tant qu’elle apaise certaines passions nuisibles comme la honte de la défaite ou l’agressivité (« sans faire jamais paraître de mépris pour ce qui sera dit dans l’Assemblée »). C’est la recherche en commun de la vérité qui est ici visée. Il n’est pas question d’une civilité qui aurait pour unique fin la constitution d’une communauté sociale pacifique. De plus, c’est bien la raison qui doit structurer intellectuellement la conversation, non la seule douceur : « dire ce qu’il jugera être à propos pour le défendre contre les raisons de ceux qui en auront proposé un autre » [n.i.]. Ce texte illustre donc parfaitement l’union entre rationalité et civilité, entre l’exigence de la justification rationnelle des croyances et la douceur du lien social. Cette union n’est pas contingente et extérieure, car la raison elle-même, en posant cette exigence de justification par des raisons et en visant la connaissance de la vérité, implique une mise à distance d’un rapport violent ou tyrannique à l’autre.

Mais Descartes ne se soucie pas seulement de la rationalité de cet échange académique, il est attentif à son caractère vivant et chaleureux : « Toutefois, à cause que la conversation serait trop froide, si chacun ne disait autre chose que ce qu’il aurait auparavant prémédité ». Chez Castiglione déjà, l’excessive « préméditation » est ce qui ôte aux actions vie et grâce. La conversation pour être vivante doit faire apparaître des idées et des raisons qui n’étaient pas préméditées totalement par les esprits des différents interlocuteurs. C’est d’ailleurs cette vitalité rationnelle de la conversation qui conditionne l’intensité du plaisir et de la satisfaction que nous allons éprouver lors de son déroulement. De la même manière, il n’y a de vrai plaisir dans l’acte d’écrire que lorsque cet acte nous dévoile dans une certaine mesure notre propre pensée, sans que celle-ci soit toute constituée préalablement.

Cette ouverture ménagée par le converser est confirmée par le fait que dans ce texte la recherche de la vérité apparaît temporellement ouverte et non close : « en louant les raisons de ceux

qui auront le plus approché de la Vérité, et y changeant ou ajoutant ce qui sera nécessaire pour la faire voir à découvert » (AT XI, 665) [n.i.]. Il n’est plus question ici d’une possession intuitive et

définitive du vrai, satisfaction d’une conscience repliée dans son intériorité insulaire, mais d’une recherche à la fois civile et rationnelle de la vérité, souvent approximative et temporellement ouverte.