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La « dévotion civile » de François de Sales (1619)

La définition salésienne de la dévotion est une remarquable tentative de synthèse entre certains enseignements de Montaigne, de Castiglione et les normes de la pieuse dévotion :

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« La vraie et vivante dévotion, o Philothée, présuppose l’amour de Dieu, ains elle n’est autre chose qu’un vrai amour de Dieu ; […] mais quand il est parvenu jusques au degré de perfection auquel il ne nous fait pas seulement bien faire, ains nous fait opérer soigneusement, fréquemment et promptement, alors il s’appelle dévotion. […] Bref la dévotion n’est autre chose

qu’une agilité et vivacité spirituelle par le moyen de laquelle la charité fait ses actions en nous, ou nous par elle, promptement et affectionnément ; et comme il appartient à la charité de nous

faire généralement et universellement pratiquer tous les commandements de Dieu, il appartient aussi à la dévotion de les nous faire faire promptement et diligemment. […] pour être dévot il faut avoir, outre la charité, une grande vivacité et promptitude aux actions charitables »209[n.i.].

Nous pouvons constater que l’auteur se réapproprie pour ainsi-dire la « grâce-mouvement » de Montaigne pour la soumettre aux exigences de la charité : « l’agilité » remplace toutefois « l’agitation » de Montaigne. François de Sales, à l’instar de Montaigne dans sa description de la vertu morale, souligne la « douceur » profonde de la dévotion, derrière l’image trompeuse d’une piété triste, sacrificielle, pesante :

« Le monde voit que les dévots jeûnent, prient et souffrent les injures, servent les malades, contraignent leur colère, suffoquent et étouffent leurs passions, […] lesquelles en elles-mêmes et de leur propre substance et qualité sont âpres et rigoureuses ; mais le monde ne voit pas la

dévotion intérieure et cordiale, laquelle rend toutes ces actions agréables, douces et faciles.

[…] O mondains, les âmes dévotes trouvent beaucoup d’amertume en leurs exercices de mortification, il est vrai, mais en les faisant elles les convertissent en douceur et suavité. Les feux, les flammes, les roues et les épées semblaient des fleurs et des parfums aux martyrs, parce qu’ils étaient dévots ; que si la dévotion peut donner de la douceur aux plus cruels tourments et

à la mort même, qu’est-ce qu’elle fera pour les actions de la vertu ? »210[n.i.].

Il convient toutefois de préciser, bien entendu, que cette dévotion est en même temps fort éloignée de la grâce et vertu montaignienne, et ce pour diverses raisons :

1.« L’agilité » dans l’exécution des commandements de Dieu est bien différente de « l’agitation » toute libre et insouciante de l’âme montaignienne, qui s’exerce au gré des hasards et des occasions. Il y a dans l’agilité la perfection d’une obéissance plutôt que l’affirmation d’une insouciante liberté, même si l’agilité exclut comme l’agitation la pesanteur d’une contention et contrainte trop violente.

2. Chez Montaigne, la vertu est immédiatement sœur de la volupté, et précède toute considération de dévotion. Cette vertu est également fondée sur la bonté de la « nature ». Chez François de Sales,

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Saint François de Sales, Introduction à la vie dévote, Paris, Nelson, p. 14-15. Sur cet auteur, voir en particulier Hélène Michon, Saint François de Sales, Une nouvelle mystique, Paris, Éditions du Cerf, 2008.

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il y a bien une phase proprement ascétique, religieuse, qui appelle dans un second temps seulement une « conversion » de cette âpreté par la douceur de la dévotion, une conversion qui a presque un caractère miraculeux. Chez Montaigne, la douceur de la vertu consiste seulement à suivre fidèlement la nature et à ne pas la violenter. Entendons-nous bien : il ne s'agit pas de croire que la facilité et la grâce de Castiglione et de Montaigne seraient immédiates et excluraient le travail de l'expérience ou de l'habitude. Mais il y a une différence essentielle, que nous retrouverons d'ailleurs en contexte cartésien, entre un effort, un travail libre et d'emblée animé d'une confiance régulatrice dans les capacités naturelles de l'homme, et un labeur torturant posé comme une « mortification ». De ce point de vue, la « grâce » montaignienne n'est pas un simple « résultat » ou une fin promise, elle suppose d'emblée l'estime de son propre naturel. De la même façon, la tempérance facile et douce de Castiglione n'est pas un simple résultat qui pourrait présupposer un travail antérieur de pure contrainte et de mortification. On a ainsi le sentiment que la grâce dévote de François de Sales « convertit » miraculeusement « l’anti-nature » en nature. La dévotion semble ici constituer une puissance de transmutation magique des contraires, ce que n’est pas du tout la douce et facile vertu de Montaigne. Jamais Montaigne n’aurait évoqué la possibilité pour des « flammes » et des « épées » de devenir des « fleurs ». Ce dernier rejetterait sans doute à la fois la position platonicienne et aristotélicienne relative au bonheur contemplatif : « vivre comme un dieu », que la transfiguration dévote de l’anti-nature chez Saint-François de Sales. Il convient d’ailleurs de distinguer ces deux dernières figures de la grâce : s’il y a une grâce à « vivre comme un Dieu » pour Aristote, c’est parce que l’homme s’identifie à la partie la plus noble et divine de son être, l’intellect pur. La dévotion salésienne n’est pas la « contemplation » grecque, elle suppose bel et bien des « exercices de mortification », des actions « âpres et rigoureuses », ou la « maîtrise violente » des passions (« souffrir les injures », « réprimer toute colère »), alors que la contemplation est pour Aristote une pure joie positive et le déploiement naturel, la « vie » de l’intellect théorétique, une vie qui convient au loisir de « l’homme libre ». La vie contemplative, même si elle tend chez certains auteurs à libérer notre esprit de sa condition corporelle et mortelle, semble donc plus aisément naturelle et libérale que la « dévotion » chrétienne (c’est pourquoi Charron, quand il souligne la « naturalité » du méditer, se réfère à Aristote selon lequel penser c’est pour l’esprit « vivre » : cujus

vivere est cogitare ; on ne trouvera pas ici l’idée salésienne pour le moins surprenante d’une

« douceur de la mort » !) qui quant à elle se pose en premier lieu comme une violence à l'égard de la nature. La vie contemplative antique exige avant toute chose le « loisir », une privation de « labeur », le plaisir libéral du bien-vivre, et il n’y est pas question de « mortification » comme dans la tradition chrétienne.

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Il est donc tout à fait remarquable que François de Sales cherche à rendre « civile » une dévotion dont les normes fondamentales semblent contredire frontalement les règles antiques que nous avons étudiées:

-« Ce n’est plus honneur d’être beau, quand on s’en regarde : la beauté pour avoir bonne grâce doit être négligée ; la science nous déshonore quand elle nous enfle et qu’elle dégénère en pédanterie [il s’agit d’un écho de Castiglione et de Montaigne, bien entendu]. […] Quand le paon fait sa roue pour se voir, en levant ses belles plumes, il se hérisse de tout les reste, et montre de part et d’autre ce qu’il a d’infâme [Gracian reprend cette figure du paon dans un sens divergent, en louant la sage ostentation de sa beauté, pourvu, il est vrai, que le paon n’oublie pas la laideur de ses pieds»]211.

-« L’humilité nous perfectionne envers Dieu, et la douceur envers le prochain. […] Il faut voirement résister au mal et réprimer les vices de ceux que nous avons en charge, constamment et vaillamment, mais doucement et paisiblement. Rien ne mate tant l’éléphant courroucé que la

vue d’un agnelet, et rien ne rompt si aisément la force des cannonades que la laine. […] car

l’âme raisonnable étant naturellement sujette à la raison, elle n’est sujette à la passion que par tyrannie ; et partant, quand la raison est accompagnée de passions, elle se rend odieuse, sa juste domination étant avilie par la tyrannie. […] Ainsi, tandis que la raison règne et exerce paisiblement les châtiments, corrections et répréhensions, […] chacun l’aime et l’approuve, mais quand elle conduit avec soi l’ire, la colère et le courroux, qui sont, dit Saint Augustin, ses soldats, […] Il est donc mieux d’entreprendre de savoir vivre sans colère que de vouloir user modérément et sagement de la colère »[n.i.] 212 .

Ce texte semble au premier abord s’accorder avec l’éloge de la douce tempérance qui « règne » paisiblement dans l’âme royale chez Castiglione, sans aucune tyrannie, mais il n’en est rien. Aristote se méfiait déjà considérablement de la « douceur servile » de celui qui ne sait pas se mettre en colère. Castiglione quant à lui, fidèle à une certaine tradition antique, valorise la partie irascible de l’âme quand elle est réglée par la tempérance : « Les affections donc, modérées par la tempérance, sont favorables à la vertu ; c’est ainsi que la colère aide à la force morale, […] qui si elles [les affections] étaient entièrement enlevées, laisseraient la raison très faible et languissante » (LC IV, XVIII, 342).

De plus, la douceur chrétienne est celle de « l’agnelet », alors qu’Aristote nous avait permis de penser la « douceur du lion », une vertu proprement royale. La « douceur » chrétienne est également sœur de « l’humilité », de l’abaissement devant Dieu et l’autre en général, alors que la

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Ibid., p. 145.

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« douceur » antique a d’abord un sens simplement « politique » (au sens noble du terme, comme instauration de la vie proprement humaine dans la relation avec l'autre) et découle de notre seule

humanitas. En même temps, il s’agit toujours d’une certaine « force » ou puissance: l’agnelet

« mate » l’éléphant courroucé par sa douceur même, alors que la « douceur du lion » le prédispose à la convenance vertueuse du courage et donc du combat. Le gentilhomme de Castiglione n’est « doux et humain » que pour être parfois « fier » et « agressif », quand il convient de l’être, de même que la vertu montaignienne est liée à la notion de virtu, de force et de vaillance militaire. Précisons toutefois : il ne s’agit pas pour le gentilhomme d’observer une douceur de surface pour ensuite se départir de toute civilité, le sens du beau et de la « tenue » doit l’accompagner dans toute sa vie, même au combat, comme en témoignent les remarques de certains auteurs comme Schiller et Gracian sur la « bonne tenue » au combat des soldats des armées « civilisées ». Encore une fois, la confusion qu’exerce l’agnelet sur l’éléphant, ce triomphe par l’absence même de combat, ressemble à un renversement magique des contraires. Qu’est-ce qui fonde la puissance chrétienne de l’agneau ? Il s’agit sans doute de la Loi divine qui donne à la vulnérabilité innocente et impuissante de l’agneau le sceau de la plus grande majesté. François de Sales exclut la complexité grecque de l’aidôs aristocratique, entre ouverture à l’autre et combat viril, et le sens antique de la « mesure » aussi bien dans la colère que dans l’exercice traditionnel du courage. Pour Aristote, il était parfois « indigne d’un homme libre » de ne pas se mettre en colère, une telle abstention était pour lui laide et servile, de même qu’un lion doit parfois savoir rugir. Cette antique « inconvenance » est devenue la plus grande beauté et même la plus grande des forces (étrangement celle d’un Roi sans armée et sans soldats selon la métaphore ici présente) : François de Sales détruit tout à fait l’idéal moral et esthétique du gentilhomme civil pour lui substituer une étonnante majesté de l’innocence et de la vulnérabilité.

Ainsi, la tentative salésienne de fonder une « dévotion civile » réconciliant la charité et la grâce humaniste s’appuie sur une certaine rhétorique de la « transmutation des contraires » (le martyre converti en douceur, les feux et les lames devenant des fleurs, l’impuissance de l’agnelet qui refusant même de se mettre en colère et de combattre devient le Roi souverain qui règne sur le plus fort…), une argumentation étrangère aux auteurs humanistes que nous avons étudiés (on connaît d’ailleurs les affinités entre la pensée dialectique et la pensée chrétienne, en ce que précisément la dialectique s’appuie sur un perpétuel renversement réciproque des contraires et des extrêmes). Il y a dans ce christianisme salésien une passionnante mythologie du renversement des extrêmes qui s’associe à une vive condamnation implicite de l’idéal aristocratique et humaniste du gentilhomme. Mais François de Sales a beau nimbé de « douceur » la dévotion, elle n’en devient pas pour autant la « sagesse gaie et sociale» de Montaigne : il y a une différence immense entre la

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tentative d’humanisation d’une âpreté radicale et l’épanouissement de la vie naturelle dans une sagesse qui se définit comme « éjouissance constante ». François de Sales cherche à se réapproprier la norme antique de la civilité et de la douceur pour la rendre compatible avec les exigences de la dévotion chrétienne. Mais il s’agit aussi d’une profonde mutation morale et conceptuelle, signalée notamment par le fait que l’autorité miraculeuse de la grâce s’est substituée à la voix de la bonne nature généreuse et donatrice.