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La figure du gentilhomme humaniste chez Baldassare Castiglione

I. LES MULTIPLES CONCEPTIONS PHILOSOPHIQUES DE LA CIVILITE

3. La figure du gentilhomme humaniste chez Baldassare Castiglione

Quelques remarques préliminaires s’imposent avant d’aborder l’étude du Cortegiano de Baldassar Castiglione. Nous savons tout d’abord que le terme « humanisme » est très problématique et équivoque. Pour comprendre cette notion dans son contexte historique et philosophique précis, il faut se rapporter à l’idée complexe d’humanitas, qui, comme l’a souligné récemment Stéphane

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Toussaint, constitue la synthèse entre l’eruditio, la philanthropia, et l’unitas de l’espèce humaine85. Nous avons évoqué dès cette introduction une conception humaniste de la civilité et de la politesse, notamment en nous appuyant sur certaines remarques d’Alain Pons, mais il convient de préciser la distinction entre humanitas et civilitas. La civilitas en effet se rapporte originellement à la cité, et à ce qu’on appelle urbanité. Or, comme le réaffirme Stéphane Toussaint, il est nécessaire de distinguer l’homme et le citoyen, donc l’humanitas et la civilitas. Le grand humaniste Guillaume Budé lui-même distingue les litterae humaniores et l’horizon de la civilité :

« Il s’ensuit qu’on ne peut appeler humaine, mais monstrueuse, la vie qui ne se fonde pas sur la valeur humaine des lettres, cette sorte de sel de Mercure ; […] Et pour nous, à présent, le prix d’un homme ne s’estime pas aux balances de la vie civile, laquelle a son idéal humain spécifique, façonné, il va de soi, dans l’atelier de l’urbanité [urbanitatis], non aussi dans celui de Minerve ; mais c’est à la balance de la philosophie, et de la vérité ciselée, comme on dit, que maintenant nous apprécions le titre d’homme, qui lui-même n’a ni même valeur, ni même rang, selon qu’il signifie « mortel » ou qu’il signifie « homme » »86.

En même temps, dans les analyses de la paideia humaniste que mènent notamment Alain Pons et Emmanuel Bury, la notion de civilitas et celle d’humanitas paraissent profondément liées : « C’est à partir de cette double acception que le sens moral et psychologique de « doux », « affable », s’impose à l’époque impériale, souvent jumelé avec humanus. Chez Ovide, par exemple, l’adverbe

civiliter signifie « avec modération », « avec douceur ». […] La cité représente donc l’espace

proprement humain, entre le monde sauvage (thèriodès, agroïkos), qui est sa limite inférieure, toujours menaçante, et le monde divin, qui marque sa limite supérieure, inaccessible. On comprend pourquoi le terme grec qui correspond sans doute à celui de civilité est celui de douceur »87. Stéphane Toussaint associe quant à lui la même idée de douceur à l’humanitas en tant que telle, et non à la simple civilité. Dans Philosophie et perfection de l’homme (1998), Emmanuel Faye souligne que Charles de Bovelles « parle de l’homo studiosus et non pas comme Boccace, de

l’homo civilis » (p.118). Il y a donc dans l’humanisme de la Renaissance une tendance à penser la

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Voir Stéphane Toussaint, op. cit., p. 48-49 : « Ce que ni l’Antiquité, ni le Moyen Âge, ni l’Âge classique ne formulent avec autant d’insistance que le Quattrocento, est la fusion entre l’eruditio, la philanthropia et l’unitas de l’espèce humaine dans le creuset de l’universalisme philosophique. Voilà exactement la place de l’humanitas à Florence, avant l’humanité rationnelle moderne et après l’humanité des grands rhéteurs anciens. […] Elle [l’humanitas] représente tour à tour ce à quoi l’on appartient, ce que l’on éprouve et ce que l’on apprend ou apprenait jadis. En pays latin, humanité et humanités sont équivoques. La force synthétique de cette équivocité entretient une relation directe avec les trois significations verbales qui lui sont fortement attachées : quand l’humanité se pense, s’aime et s’apprend. Nous touchons ainsi la spécificité de l’humanitas, que les humanistes florentins incarnent à la perfection ». Stéphane Toussaint insiste avec force sur la triplicité de l’humanitas, telle qu’elle se trouve affirmée par Marsile Ficin, notamment dans la lettre à Tommaso Minerbetti.

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Guillaume Budé, L’Étude des Lettres [1532], trad. par Marie-Madeleine de La Garanderie, Les Belles Lettres, Paris, 1988, , p. 68.

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culture de l’âme et l’accomplissement de l’homme indépendamment d’une perspective strictement sociale et politique. Doit-on pour autant séparer radicalement humanitas et civilitas ? Nous ne le pensons pas. Stéphane Toussaint cite lui-même un texte significatif de Francesco Patrizi88. De plus, si dans le De studio, Guillaume Budé, en effet, distingue l’humanisation par les Lettres et le savoir de l’idéal urbain qui gouverne la vie civile, c’est dans le De philologia de la même année qu’il s’attache à démontrer l’existence d’une relation intime et positive entre les deux. Mais ce sera surtout pour nous dans Le Livre du Courtisan de Baldassar Castiglione que cette conception de la civilité et de la politesse sera éclairée d’une manière décisive par la conception humaniste de l’éducation et de la culture. Le « gentilhomme courtisan » incarne en effet un idéal de civilisation et de politesse que l’on associe historiquement au processus de formation de la société de cour décrit par Norbert Elias. L’originalité de Castiglione consiste à transcender ce cadre socio-historique par sa perspective proprement humaniste et notamment la valeur qu’il accorde au savoir et à la culture de l’âme dans la perspective de cette urbanité. L’idéal du « parfait Courtisan » que propose Castiglione dépasse le cadre la société curiale, il est un idéal d’accomplissement de l’homme89, comme celui du Sage de Bovelles, mais dans un contexte culturel et théorique différent.

C’est donc tout à fait volontairement que nous laisserons de côté la « civilité » codifiée et arbitraire au sens d’Erasme pour privilégier la réflexion de Castiglione. Le Cortegiano est bien différent des traités de civilité qui se multiplieront dans le sillage de l’œuvre érasmienne (La civilité

puérile de 1530), notamment en vertu de son caractère humaniste et de son ambition philosophique.

Les commentateurs comme Carlo Ossola et Alain Pons ont parfaitement souligné la singularité de cette œuvre par rapport à sa prétendue postérité et à la trattatistica sul comportamento plus généralement (la comparaison se fera le plus légitimement avec l’œuvre délicieuse de Baltasar Gracian). Nous avons choisi de privilégier cette œuvre dans notre réflexion, même s’il ne s’agit en aucun cas de dédaigner l’œuvre d’Érasme. La « civilité puérile » d’Érasme constitue quant à elle une véritable sémiologie du comportement fondée sur la notion de « signe » :

« Pour que le bon naturel d’un enfant se trahisse de toutes parts (et il reluit surtout sur le visage), que son regard soit doux, respectueux, honnête […] qu’ils ne regardent pas de travers,

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« Je suis d’avis que [les lettres] non seulement doivent être apprises, mais je peux à peine estimer que dans une ville libre quelqu’un d’illettré mérite le nom de citoyen authentique. Comment pourrions-nous, sans les lettres, apprendre et conserver non seulement les arts libéraux mais les arts mineurs ? Ni le commerce ni l’agriculture ne seraient sauf sans elles […] En effet, si nous voulons traiter de la meilleure république, il sera de notre ressort de dire par quelles disciplines nous voulons éduquer [erudiri] notre citoyen, celui dont nous composons notre cité […] La grammaire fonde toutes les autres disciplines […] et je suis surtout d’avis que les lettres doivent être apprises, si possible, par la totalité des citoyens ». (Francesco Patrizi, De institutione rei publicae libri IX, cité et trad. par Stéphane Toussaint, op. cit., p. 255-256.)

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Voir Maria Teresa Ricci, Du Cortegiano au discreto : l’homme accompli chez Castiglione et Gracian, Paris, Honoré Champion, 2009. Cette étude prend remarquablement en compte le contexte historique dans lequel cette idée du parfait courtisan prend forme.

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ce qui est d’un sournois, de quelqu’un qui médite une méchanceté […] des yeux perçants marquent de l’irascibilité ; trop vifs et trop éloquents, ils dénotent un tempérament lascif ; il importe qu’ils reflètent un esprit calme et respectueusement affectueux. Ce n’est pas au hasard, en effet, qu’il a été dit par les anciens sages : l’âme a son siège dans le regard. Les vieilles peintures nous apprennent que c’était autrefois le signe d’une modestie singulière que de tenir ses yeux mi-clos […] Nous savons aussi, par les tableaux, que les lèvres jointes et serrées passaient jadis pour un indice de droiture »90.

Érasme radicalise donc la thèse traditionnelle déjà rencontrée chez les Anciens selon laquelle le comportement du corps est le langage de l’âme. Ce langage devient ici un véritable « code », avec sa part de relativité et de pure convention, un code qu’Érasme entend dévoiler dans un but noblement pédagogique et égalitaire. Ce code établit une corrélation relativement arbitraire (et soumise à variations en fonction du contexte social) entre un signe comportemental et une disposition morale de l’âme, comme la méchanceté ou l’hypocrisie. Comparons cette conception de la civilité avec la manière dont par exemple Marsile Ficin se réapproprie la notion de decorum dans le Commentaire sur le Banquet de Platon :

«Or il y a une perfection intérieure et une extérieure. Nous disons que l’intérieure, c’est la bonté, l’extérieure, la beauté. […] Cette différence, nous l’observons en toutes choses. Ainsi, dans les pierres précieuses, à en croire les Physiciens, c’est une parfaite proportion des quatre éléments qui engendre l’éclat extérieur. […] Même la vertu de l’âme semble se traduire à

travers l’élégance décente [decorem] des paroles, des gestes, des actions. Les cieux enfin, c’est

leur substance sublime qui les inonde d’une lumière éblouissante. En tout cela la perfection intérieure produit la perfection extérieure et nous pouvons appeler l’une bonté, l’autre beauté » [n.i.]91.

A priori, le texte d’Érasme semble en appeler également à une manifestation extérieure de

l’intériorité morale, en particulier par le regard comme « fenêtre de l’âme ». Toutefois, l’inspiration philosophique semble bien différente. Marsile Ficin inscrit le decorum dans un contexte métaphysique plus vaste qui dépend d’une articulation platonicienne entre « beauté » et « bonté ». Mais c’est surtout l’utilisation érasmienne de la notion de « signe » qui modifie la compréhension du decorum. Pour Ficin, la manifestation de la vertu puise son modèle dans un mouvement naturel d’engendrement dans lequel on ne peut dissocier l’apparaître de la substance elle-même. Comme chez Cicéron, le decorum manifeste la vertu comme la beauté la santé de l’âme et son harmonie intérieure. L’idée érasmienne d’un « code » que l’on peut apprendre comme un langage impersonnel

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Érasme, La civilité puérile, Éditions Ramsay, Paris, 1977, p. 59.

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Marsile Ficin, Commentaire sur la Banquet de Platon, Cinquième discours, trad. par Pierre Laurens, Paris, Vrin, 2005, p. 85.

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rompt avec cette idée d’une épiphanie de la vie morale ; l’association extrinsèque entre un contenu signifié et une « marque » extérieure, choses parfaitement dissociables, remplace l’élan naturel et dynamique de la manifestation. Ce n’est plus dans la « nature » mais dans la « convention » linguistique que la civilité érasmienne du decorum puise son modèle. De plus, un tel code est d’emblée lié à une irréductible relativité sociale, alors que le decorum ficinien a clairement une portée universelle. Le paradigme du langage se substitue également à celui de l’art, de la musique et de la beauté qui attire l’amour. L’euskhèmosunè de Platon était indissociable d’une culture musicale et harmonieuse de l’âme : il ne s’agissait pas d’établir un répertoire analytique des « vices » et des « vertus », mais plutôt un régime général et ouvert d’harmonie qui avait sa source dans l’âme elle- même. La grâce, comme Schiller l’expliquera, est l’expression visible d’une harmonie entre la volonté et l’inclination. Ce n’est pas la question qui préoccupe Érasme : il ne s’agit plus d’atteindre un bonheur humain dans sa forme visible et esthétique, mais de se plier à un code comportemental. En fondant la civilité au sens moderne du terme, Érasme tend à en faire une pure grammaire extérieure du comportement. Le decorum cicéronien avait incontestablement un arrière-plan métaphysique, notamment à travers la notion d’oikeiôsis. La théorie des rôles habite le cœur même de la morale stoïcienne. Avec notre usage moderne du terme de civilité, tel qu’il fut codifié par toutes sortes de traités autoritairement prescriptifs à la suite d’Érasme, le contrôle moralisateur du comportement semble avoir étouffé le rôle principiel de l’humanitas. La civilité que nous étudions sera donc irréductible à un codage physiognomonique censé figer dans une représentation dogmatique la manifestation corporelle des dispositions de l’âme.

Ainsi, Érasme a tout à fait de raison de penser la question de la civilité dans la perspective d’une relation expressive entre l’âme et le corps, mais ce qui pose problème dans sa définition et sa description, ce sont les modalités de cette même relation expressive qui tendent à mécaniser la civilité et en ôter toute possibilité de « grâce » et donc d’amabilité véritable, alors que nous allons voir que Castiglione, tout au contraire, prend la « grâce » comme objet central de son propos.

Notre usage philosophique du terme de civilité semble également trouver une confirmation significative dans la notion d’homo civilis présente dans La Généalogie des dieux (1365) de Boccace92, relativement au mythe de Prométhée, dont nous avons vu qu’il était tout à fait essentiel

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Voir Boccace, Genealogia deorum gentilium, IV, 44, dans Tutte le opere di Giovanni Boccace, a cura di V. Branca, VII, Milano, Mondadori, 1998, p. 451-452 : « Quibus sic premissis videndum est quis sit productus homo, quem supra dixi duplicem esse. Est enim homo naturalis, et est homo civilis, ambo tamen anima rationali viventes ». cf. Pierre Caye, « Les Tourments de Prométhée », dans Pietro Pomponazzi, entre traditions et innovations, éd. par Joël Biard et Thierry Gontier, p. 129 : « L’être humain, selon Boccace, est ainsi un homo duplex composé d’un homme naturel et d’un être de culture, l’homo civilis. Le premier Prométhée, le Prométhée divin, a créé un homme naturel parfait ; mais le péché originel nous contraint de recourir à un second Prométhée, à la fois envoyé du premier et son alter ego (et l’on voit bien chez Boccace le parallélisme entre la révélation chrétienne et la généalogie païenne) chargé d’instruire les hommes et de les civiliser : la nature a produit l’homme naturel, la doctrine, en particulier sous l’aspect des humanités, a réformé

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pour comprendre l’idée antique de civilité. Cet usage apparaît dans le contexte d’une certaine rupture humaniste avec la pensée médiévale, comme le souligne Raymond Trousson, même si des auteurs plus tardifs comme Pic de la Mirandole ou Charles de Bovelles mettront en évidence la dignité de l’homme avec davantage de radicalité. Le passage de l’homme naturel à l’homo civilis se distingue en effet du rapport de l’homme à Dieu et de la perspective du salut : il s’agit de concevoir un accomplissement de l’homme sous l’angle de la vie civile et non de la rédemption. Il est donc important de comprendre la différence essentielle que l’humanisme de la Renaissance contribue à éclairer avec évidence entre l’accomplissement civil de l’homme cultivé et la perspective d’une « rédemption » religieuse. La civilité est liée à l’ordre humain et immanent de la polis et de la culture. Éducation et rédemption sont deux choses distinctes. Comme l’ont souligné notamment Quentin Skinner et Emmanuel Faye, la culture humaniste du Quattrocento est marquée par une rupture avec la conception augustinienne de la déchéance humaine et par une confiance nouvelle dans les possibilités de l’homme pour déployer par ses propres moyens une excellence et perfection proprement humaines93. C’est de ce point de vue qu’il faut lire et interpréter le Cortegiano de

Baldassar Castiglione, au-delà de la dimension sociale et simplement idéologique du propos.

Le choix du Cortegiano de Baldassar Castiglione94 s’explique par son importance culturelle et historique du point de vue de l’âge classique français (il marquera notamment Guez de Balzac, ami de Descartes, mais aussi Nicolas Faret), mais il est vrai qu’il ne convient pas d’ignorer la vaste littérature humaniste du Quattrocento consacrée à la vie civile. Le Cortegiano rompt d’ailleurs avec

l’homo civilis. Prométhée représente ainsi, chez Boccace, le héros humain de la culture, porteur du savoir ainsi que de

l’ordre politique et moral de la cité ».

-Raymond Trousson, Le thème de Prométhée dans la littérature européenne, Droz, 2001, p. 130-131 : « En imaginant ce « second Prométhée », Boccace échappe soudain à la pensée médiévale : c’est déjà la glorification de la culture et du savoir de l’homme, c’est-à-dire des éléments qu’il développe à sa guise par ses propres efforts et sa propre volonté. Le but suprême n’est plus seulement le salut, comme l’a cru tout le Moyen Age, mais aussi l’accomplissement de l’être humain pour lui-même et dans un univers et une existence qui possèdent une finalité en soi ». L’interprétation de Pierre Caye insiste plutôt sur l’idée que le statut de l’homme chez Boccace est moins libérateur que dans d’autres interprétations du mythe de Prométhée, comme chez Charles de Bovelles, que privilégie également Emmanuel Faye : « Quels que soient les parallélismes que l’on peut repérer entre la première et la deuxième interprétations, apparaît cette différence fondamentale que, pour Boccace, il s’agit de fixer la place de l’homme dans un ordre institutionnel, alors que, pour Bovelles ou pour Pic, il s’agit au contraire de l’en libérer » (op. cit., p. 131).

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« L’idéal désormais proposé est celui de « l’homme de la Renaissance », celui qui ne vise rien de moins qu’à l’excellence universelle. Il ne possède plus le droit de se penser comme spécialiste, que ce soit dans les arts du gouvernement, du savoir ou de la guerre. Il ne peut désormais considérer son éducation comme achevée que lorsqu’il est parvenu à joindre « l’œil, la langue, l’épée du courtisan, de l’érudit, du soldat ». /Mais l’adoption de l’idéal d’Uomo

universale eut une conséquence encore, de loin la plus importante : elle amena en effet les humanistes à rejeter

entièrement la représentation augustinienne de la nature humaine. Saint Augustin avait explicitement énoncé dans la

Cité de Dieu que l’idée de rechercher la virtus, c’est-à-dire l’excellence humaine absolue, était fondée sur une vision

présomptueuse et faussée de ce que l’homme peut espérer accomplir par ses propres efforts. […] /Durant tout le Moyen Âge, la prépondérance de cette position est complète : la simple possibilité d’aspirer à conquérir la virtu disparaît entièrement de tout débat orthodoxe concernant la nature humaine et ses capacités » (Quentin Skinner, Les fondements

de la pensée politique moderne, trad. par Jérôme Grossman et Jean-Yves Pouilloux, Albin Michel, 2009, p. 142-143).

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Le Cortegiano avait déjà ce statut dans l’œuvre classique de Maurice Magendie, La politesse mondaine et les théories

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l’humanisme républicain qui florissait à Florence et s’inscrit explicitement dans « l’ère des Princes ». C’est évidemment un point qu’il ne faut pas perdre de vue pour apprécier l’idéologie de Castiglione. Toutefois, cet ouvrage est également un prolongement incontestable et original du premier humanisme, il ne se réduit nullement à cette dimension idéologique. De plus, notre choix s’explique par la volonté de mener des analyses de détail et d’échapper à une orientation trop synthétique et schématique.

L’objet de ce travail sera donc de proposer une réévaluation philosophique de la figure du gentilhomme humaniste et de sa civilité, au-delà d’une sphère simplement mondaine, au lieu de considérer ce portrait idéal comme un simple miroir idéologique et élitiste ayant une fonction strictement sociologique.

Paru en 1528, Le Livre du Courtisan est devenu par son succès un « phénomène social et historique », selon l’expression d’Alain Pons95, non seulement en vertu de son succès littéraire mais aussi de sa fonction idéologique de miroir culturel. Il connut de nombreuses traductions à travers