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Chapitre 1 – Recension des écrits sur le développement de l’expertise,

1.3. La prise de décision

1.3.2. La prise de décision en psychologie du sport

Le modèle de la reconnaissance amorcée a reçu des appuis empiriques provenant d’une variété de sports, notamment du handball (Johnson & Raab, 2003), du hockey sur glace (Bossard et al., 2010; Mulligan et al., 2012), du soccer (Kermarrec & Bossard, 2014) et du volley-ball (Macquet, 2009). Toutes ces études proposent une méthode similaire pour étudier le processus décisionnel des athlètes, soit l’entretien d’auto-confrontation.

L’étude de Macquet (2009) auprès de volleyeurs experts en constitue un exemple typique. L’auteure recueille les verbalisations de sept volleyeurs professionnels lors d’entretiens d’auto-confrontation après un match, appuyé d’une vidéo dudit match. Elle vérifie si le modèle s’applique à la façon dont ils prennent leurs décisions. Les résultats indiquent que les athlètes évaluent la typicalité d’une situation pour choisir une action à entreprendre, principalement grâce aux indices visuels et aux actions typiques. Les joueurs arrivent à reconnaître la plupart des situations comme typiques et prennent leur décision en se basant directement sur leur expérience. L’auteure ajoute de manière inductive un sous-produit au modèle, soit les conséquences des actions des participants. Ces résultats appuient la capacité du modèle de la reconnaissance amorcée pour identifier le processus décisionnel des volleyeurs experts face à des situations sportives.

Les terminologies de certains sous-produits du modèle varient d’une étude en sport à l’autre. Par exemple, Bossard et ses collaborateurs (2010) suggèrent l’ajout d’un autre sous-produit nommé « connaissances », alors que dans l’étude de Macquet (2009), ces connaissances relèvent plutôt de l’identification de règles typiques appartenant au sous-produit « actions typiques ». Comme la présente thèse porte sur le volley-ball, la terminologie utilisée correspondra principalement à celle utilisée par Macquet. Aussi, les études portant sur le modèle de la reconnaissance amorcée ne permettent pas, à ce jour, de rendre compte du processus décisionnel des athlètes lorsqu’ils doivent réagir aux actions d’autrui (c.- à-d. capacités d’anticipation); ces études portent plutôt sur les décisions que prennent les participants en tant qu’acteurs principaux de l’action en cours.

Outre la méthode utilisée dans les études portant sur la reconnaissance amorcée pour connaître les processus décisionnels des athlètes (c.-à-d. rapports verbaux lors d’entretiens d’auto-confrontation), une autre mesure, plus populaire, est également utilisée en psychologie du sport. Dans le paradigme « experts- novices » (Wrisberg, 2001), la prise de décision est plus souvent étudiée grâce aux capacités d’anticipation des athlètes lors de l’occlusion temporelle de séquences vidéo. Les séquences vidéo présentées aux participants sont arrêtées quelques images avant que l’action principale ne se produise. Au moment où la séquence vidéo s’arrête, le participant doit se prononcer sur ce qu’il croit qui surviendra en appuyant sur un bouton, en déplaçant une manette, en simulant une action ou en la verbalisant. Une rétroaction (poursuite de la séquence vidéo) est alors fournie au participant pour l’informer de la justesse de sa décision. Dans l’étude de Schorer et ses collaborateurs (2013), les capacités d’anticipation de volleyeurs experts (n = 11) sont comparées avec celles de joueurs intermédiaires (n = 13) et de novices (n = 16). Les résultats indiquent qu’une occlusion survenant plus tôt dans la séquence diminue la précision des décisions pour tous les groupes. Cependant, les experts arrivent à mieux prédire la direction du ballon que les deux autres groupes dans toutes les conditions, mettant en évidence de meilleures capacités d’anticipation. Ces résultats vont dans le même sens que ceux obtenus dans d’autres sports à l’aide de l’occlusion temporelle, notamment au tennis (Farrow & Abernethy, 2002),

au handball (Loffing & Hagemann, 2014), au cricket (Müller et al., 2006), au soccer (Martins et al., 2014) et au badminton (Abernethy & Russel, 1987).

La technique d’occlusion temporelle comporte toutefois une limite importante. En situation sportive, les athlètes experts évoluant en sports de balle rapide (p. ex. baseball, cricket, volley-ball, tennis) ne se trompent que très rarement lorsqu’il faut anticiper la direction du projectile (van der Kamp et al., 2008). Ils ne réussissent pas toujours à l’intercepter, mais il est très rare qu’ils se dirigent au mauvais endroit. Bien que les études issues du paradigme d’occlusion temporelle présentent des effets d’expertise francs, les athlètes experts recrutés sont loin de se rapprocher de la perfection (p. ex. Schorer et al., 2013). En fait, les études menées in-situ illustrent que presque la totalité de la trajectoire de la balle est nécessaire pour mener à un contact de balle optimal (Müller & Abernethy, 2006, Müller et al., 2009). Van der Kamp et ses collaborateurs (2008) laissent plutôt entendre qu’en sciences du sport, pour bien comprendre les capacités anticipatoires des athlètes, il est nécessaire de coupler la perception et l’action. Dans la même lignée, les mouvements oculaires comme mesure du chemin attentionnel menant à une décision tendent à différer en lors de tâches sportives en laboratoire (p. ex. séquences vidéos) par rapport à lorsqu’elles ont lieu in-situ (Button et al., 2011; Mann et al., 2007). De tels résultats laissent entendre qu’il est également préférable de coupler l’action et la perception lors d’études portant sur l’attention sélective en sport.

En raison des limites de l’occlusion temporelle, de plus en plus de chercheurs en sciences du sport invitent la communauté scientifique à étudier les capacités perceptivo-cognitives des athlètes experts en termes d’affordances que chaque situation sportive offre (c.-à-d. un terme issu de l’anglais difficile à traduire, mais qui relève de la façon avec laquelle un individu utilise les opportunités de son environnement; Araújo et al., 2019; van der Kamp et al., 2018). Autrement dit, les informations visuelles disponibles et regardées ne seraient peut-être pas suffisantes pour bien comprendre la façon avec laquelle un athlète « lit le jeu ». Il importerait aussi de considérer les capacités des athlètes à s’harmoniser avec la situation, pendant qu’ils font l’action (c.-à-d. percevoir une action comme faisable selon leurs

capacités; van der Kamp et al., 2018). De telles recommandations s’appuient sur la théorie des deux systèmes de vision (Goodale & Milner, 1992; Goodale et al., 1991; Milner & Goodale, 1995).

Selon la théorie des deux systèmes de vision, l’information visuelle est traitée selon sa fonction prévue (c.-à-d. la décision à prendre) grâce à deux voies neurologiques parallèles. La voie neurologique ventrale (vision pour la perception; partant du lobe occipital vers le lobe temporal) permet de percevoir consciemment les informations visuelles de l’environnement, alors que la voie dorsale (vision pour l’action; partant du lobe occipital vers le lobe pariétal) fournit un contrôle visuel inconscient, automatique et implicite de l’action et de la décision à venir. Malgré leur indépendance, les deux voies interagissent. Par exemple, le système dorsal est capable de contrôler la saisie d'un objet, mais pas de traiter sa signification sémantique. Lors de la saisie d'outils tels un marteau ou un tournevis, l'interférence avec le traitement sémantique n'a aucun effet sur la capacité à saisir l'outil, mais interfère avec la capacité à saisir correctement l'outil par sa poignée (Creem & Proffitt, 2001). La voie dorsale est vue comme responsable de l'action produite lors de la saisie précise de l'outil, alors que la voie ventrale donne un sens à cet objet et garantit que l'action de saisie est effectuée au bon endroit (la poignée). Dans cette perspective, la perception informe sur l’action et l’action guide la perception. Ainsi, selon van der Kamp et ses collaborateurs (2008), les études utilisant l’occlusion temporelle biaisent la compréhension de l’anticipation en sport. De telles études informent principalement, sinon uniquement, de ce qui relève de la voie ventrale, soit le traitement conscient de l’information.

La théorie des deux systèmes neurologiques de vision pour expliquer l’anticipation dans le sport comprend elle aussi des limites. D’abord, un exemple marquant provient des performances au baseball professionnel des Astros de Houston, qui ont remporté la Série Mondiale en 2017. En quelques années, ils sont passés d’une équipe provenant des bas du classement à une équipe championne. Or, il a été révélé récemment qu’ils trichaient. Ils demandaient à des membres de l’organisation, lorsqu’ils jouaient à domicile, d’observer les signes du receveur

adverse et de communiquer au frappeur si le lancer à venir était une balle rapide ou une balle cassante à l’aide du rythme et/ou de la puissance avec laquelle ils frappaient sur une poubelle (Rosenthal & Drellich, 2019). Ceci suggère que de l’information provenant uniquement de la voie ventrale puisse contribuer à l’amélioration des capacités d’anticipation chez des athlètes déjà très expérimentés. En effet, une connaissance préexistante du type de lancer à venir n’est en aucun cas reliée à de l’information biomécanique provenant du lanceur adverse en temps réel (c.-à-d. de l’information qui serait traitée par la voie dorsale). À noter que le vol de signaux n’est pas l’unique explication des succès de l’équipe, puisque leurs lanceurs étaient excellents et l’équipe a aussi remporté plusieurs parties à l’étranger (ESPN, 2020; Baseball Reference, 2020). Une autre limite à la théorie est qu’elle est difficilement falsifiable pour expliquer l’anticipation dans les sports de balles rapides. Son caractère scientifique peut donc être remis en cause (dans ce domaine uniquement). En effet, si des données montrent un effet positif du couplage perception-action, la théorie voulant que les deux systèmes soient nécessaires pour comprendre l’anticipation dans le sport sera alors supportée. À l’inverse, si les données ne montrent pas d’effet, la théorie peut être interprétée en disant qu’il y a de toute façon interaction entre les deux systèmes, supportant encore une fois la théorie. Finalement, une autre limite provient du fait qu’il est difficile d’en extraire avec précision les mécanismes cognitifs fondamentaux sous-jacents. En effet, coupler la perception et l’action in-situ nuit au contrôle expérimental recherché en sciences cognitives (c.-à-d. perspective dans laquelle s’inscrit la présente thèse) et empêche d’isoler les processus impliqués dans la tâche en cours. De plus, in-situ, il est impossible de reproduire exactement deux fois la même situation présentée aux participants. Un choix doit donc être fait par les équipes de recherche afin d’équilibrer l’écologie des tâches et le contrôle expérimental. Les résultats doivent être interprétés à la lumière de ce choix. Les chercheurs en sciences du sport semblent vouloir maximiser leur chance d’obtenir des résultats transférables sur le terrain (p. ex. van der Kamp et al., 2008), alors qu’en sciences cognitives, l’identification des processus sous-jacents semble être le principal intérêt. Étant donné l’approche cognitiviste de la thèse et pour assurer un contrôle expérimental

en plus de favoriser la validité de la comparaison entre les athlètes en fonction de leur position, l’action et la perception ne seront pas couplées. Il importe donc de préciser que les résultats rapportés dans la thèse porteront sur l’information visuelle consciemment captée par les participants, sans pour autant s’étendre aux processus automatisés typiquement retrouvés chez des experts (Abernethy et al., 2007).

En somme, la prise de décision constitue un processus cognitif ayant fait l’objet de plusieurs théories tentant d’expliquer comment les humains en arrivent à faire des choix, notamment lors de situations complexes ou sous pression temporelle. Le modèle de la reconnaissance amorcée illustre que les décideurs expérimentés ne comparent généralement pas d’options et s’en remettent à leur expérience pour répondre à une situation issue de leur domaine d’expertise. Ce modèle a reçu des appuis empiriques, notamment en psychologie du sport. Toutefois, dans ce domaine, la prise de décision peut aussi être étudiée à l’aide de l’occlusion temporelle (en considérant ses limites), soit une mesure où les athlètes experts arrivent à mieux anticiper la suite de l’action que des novices.

1.4. Comparaison des capacités perceptivo-cognitives entre