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Chapitre 5 – Discussion générale

5.2. Intégration théorique des résultats

5.2.1. L’expertise

Dans la présente thèse, l’expertise est principalement définie sur la base du modèle de la pratique délibérée d’Ericsson et ses collaborateurs (1993). Toutefois, la définition utilisée est nuancée par les résultats de Baker et ses collaborateurs (2003) suggérant l’apport important de la pratique de plusieurs autres sports. Ainsi,

pour pouvoir participer, les volleyeurs recrutés pour les Études 1 et 2 devaient avoir cumulé au moins 4000 heures d’expérience au volley-ball, en plus d’avoir participé à au moins huit autres activités sportives de manière organisée ou non dans leur vie. Il convient d’abord de mentionner que ces critères ont parfois été assouplis au fur et à mesure que le recrutement a progressé, et ce, pour deux raisons. D’abord, l’équipe de recherche a réalisé en cours de recrutement que la quantité d’athlètes répondant à ces critères au Québec est limitée, d’autant plus qu’il fallait recruter un sous-groupe spécifique d’experts (c.-à-d. des passeurs). Ensuite, certains participants se rapprochaient des 4000 heures, tout en ayant pris part à une dizaine et parfois même à une douzaine d’autres activités sportives. À l’inverse, certains participants avaient cumulé beaucoup plus que 4000 heures de volley-ball, mais avaient limité leur participation à cinq ou six autres sports. Dans les deux cas, il a été considéré qu’une importante perte de données aurait résulté de l’exclusion de ces participants.

Les participants recrutés (outre les contrôles) peuvent-ils être considérés comme étant experts au volley-ball? Si on considère la population québécoise en général, il est raisonnable de croire que oui. En effet, en dehors des équipes nationales canadiennes féminines et masculines, les participants recrutés évoluaient, au moment de l’étude, dans l’un des trois niveaux les plus élevés dans lesquels il est possible de jouer au Québec et même au Canada, soit universitaire, collégial Division 1 et collégial Division 2. De plus, dans la lignée de la taxonomie d’expertise proposée par Swann et ses collaborateurs (2014), le volley-ball est très populaire au Québec, notamment chez les 15-20 ans qui constituent une tranche d’âge recoupant une partie des participants recrutés pour la thèse (Réseau du Sport Étudiant du Québec, 2019). Cette popularité suggère une forte compétition pour atteindre les niveaux de compétition les plus élevés. Il convient toutefois de mentionner que d’autres facteurs issus de cette taxonomie n’ont pas été considérés. Par exemple, les succès des participants aux plus hauts niveaux n’ont pas été recensés. De plus, il est possible de jouer professionnellement au volley-ball ailleurs dans le monde, alors que ce n’est pas possible au Canada (Volleywood, 2013). Il est raisonnable de croire que des résultats différents auraient pu être obtenus

auprès d’athlètes internationaux ayant eu du succès. Par exemple, les différences entre les positions auraient pu être encore plus marquées étant donné un « entraînement cognitif » encore plus pointu de ces passeurs. Ainsi, l’appellation « experts » pour désigner les participants de la présente thèse est à considérer en tenant compte de ces nuances.

Il n’en demeure pas moins que les deux études de la thèse contribuent au domaine de l’expertise sportive. En effet, les résultats montrent des différences importantes entre participants volleyeurs et non-volleyeurs sur toutes les variables étudiées. Il est donc possible de croire que le fait de cumuler 4000 heures de volley- ball couplé avec la pratique d’autres activités sportives, puissent contribuer à l’atteinte de l’expertise, corroborant les résultats de Baker et ses collaborateurs (2003). De plus, les résultats s’inscrivent dans la lignée de la tendance des 20 dernières années en sciences du sport illustrant que des différences perceptivo- cognitives puissent exister au sein même des experts (p. ex. Afonso et al., 2012; Gabbett et al., 2007; Milazzo et al., 2015; Savelsbergh, et al., 2005). Cette démonstration empirique ajoute du poids à l’argumentaire selon lequel l’expertise sportive n’est pas uniquement tributaire du nombre d’heures accumulées; d’autres facteurs doivent être pris en compte. Le facteur principal issu de la thèse relève de la position à laquelle un joueur évolue et de la responsabilité décisionnelle qui y est liée. L’ « expertise cognitive » différente entre les passeurs et les autres joueurs est davantage discutée à la lumière des répercussions de la thèse en termes d’attention sélective et de prise de décision.

5.2.2. L’attention sélective

Il importe de rappeler que les résultats des deux études de la thèse, mais surtout ceux de l’Étude 2, peuvent uniquement être interprétés en tant qu’analyse attentionnelle volontaire des séquences vidéo. Autrement dit, la thèse permet de mettre en lumière ce sur quoi les participants ont consciemment porté leur attention, sans pouvoir se généraliser pleinement au traitement attentionnel automatique retrouvé en situation de match.

En gardant cette mise en garde en tête, des apports au domaine de l’attention sélective se dégagent quand même de la thèse. Un premier apport concerne les résultats relativement constants entre les types de contacts de ballon selon lesquels les passeurs effectuent plus de fixations oculaires que les autres joueurs, et que ces fixations sont plus courtes (et parfois même aussi courtes que celles des contrôles). La littérature en sciences du sport montre généralement que les experts font moins de fixations, mais que leurs fixations sont plus longues que celles de non-experts (Kredel et al., 2017; Mann et al., 2007). Or, ce n’est pas systématiquement le cas (Klostermann & Moeinirad, 2020; Roca et al., 2011) et certains résultats de la thèse s’alignent avec cette littérature plus rare. En effet, pour les passeurs de la présente thèse, les mesures du nombre de fixations et du temps de fixation ne permettent pas systématiquement de déceler une différence avec des contrôles. L’effet d’expertise spécifique aux passeurs réside donc probablement ailleurs. Il est possible que les passeurs trouvent davantage d’informations pertinentes dans une région visuelle spécifique, mais qu’en raison de l’évolution dynamique de la situation, ils doivent y retourner fréquemment, sans s’y attarder longuement. Cette stratégie rendrait donc les passeurs similaires à des contrôles quant au nombre et à la durée des fixations, mais pour différentes raisons.

À cet effet, l’apport principal de la thèse en lien avec l’attention sélective relève de l’analyse dynamique des mouvements des yeux à l’aide de l’endroit et du moment des fixations oculaires (Étude 2). Ce type d’analyse constitue une première en volley-ball, du moins avec ce type de sensibilité temporelle. En effet, Vansteenkiste et ses collaborateurs (2014) rapportent une analyse dynamique du mouvement des yeux in-situ, mais séparent des séquences comportant trois contacts de ballon (c.-à-d. réception, passe et attaque) en seulement 36 segments au total, alors que dans la présente thèse, chaque contact de ballon était séparé en 100 segments (un segment par pourcentage de temps). Ces analyses ont permis de montrer que malgré des fixations plus fréquentes, les passeurs et les autres joueurs regardent généralement la même chose au même moment. Ce résultat laisse entendre que les passeurs tirent autant d’informations utiles à partir de fixations

pourtant plus courtes, en comparaison avec des joueurs ayant pourtant une expérience similaire en termes de nombre d’heures.

Une limite importante à l’analyse effectuée est toutefois à mentionner : les AOIs choisies dans l’Étude 2 ne semblent pas avoir permis de capturer entièrement le patron attentionnel des participants. En effet, plusieurs fixations oculaires sont survenues en dehors des AOIs identifiées, et ce, pour tous les participants. Une analyse subséquente des coordonnées X et Y de ces fixations a été effectuée. Les résultats montrent que les coordonnées des fixations « ailleurs » des deux groupes d’experts sont généralement similaires. Toutefois, il semble que les passeurs puissent être différents des contrôles, malgré un temps de fixation similaire. Une hypothèse explicative pourrait relever du fait que les passeurs regardaient potentiellement entre deux AOIs. Une telle observation a été rapportée par Afonso et ses collaborateurs (2012) qui comparaient des experts « excellents » et des experts « très bons ». À l’inverse, l’hypothèse selon laquelle les contrôles ne savaient simplement pas où regarder peut être mise de l’avant. Ainsi, la présente thèse contribue sur le plan théorique au domaine de l’attention sélective en sport en illustrant que des mesures discrètes des mouvements des yeux (c.-à-d. nombre de fixations, durée des fixations) ne suffisent pas toujours pour comprendre l’expertise et qu’une analyse plus dynamique et continue y contribue davantage. Pour des experts n’ayant pas de responsabilité décisionnelle inhérente à leur position, des mesures discrètes semblent suffisantes pour déceler un effet d’expertise. Toutefois, lorsque l’on considère cette responsabilité, une analyse plus raffinée semble nécessaire. Cette responsabilité décisionnelle est d’ailleurs au cœur des retombées théoriques de la thèse liées au domaine de la prise de décision.