• Aucun résultat trouvé

Comparaison des capacités perceptivo-cognitives entre athlètes experts

Chapitre 1 – Recension des écrits sur le développement de l’expertise,

1.4. Comparaison des capacités perceptivo-cognitives entre athlètes experts

Les capacités perceptivo-cognitives (c.-à-d. attention sélective et prise de décision) des athlètes experts ont souvent été comparées à celles de novices (Mann et al., 2007), notamment en volley-ball (p. ex. Piras et al., 2010, Schorer et al., 2013). Toutefois, des chercheurs comparent de plus en plus des athlètes experts entre eux afin d’isoler les facteurs les plus subtils impliqués dans la performance sportive, notamment par rapport à leurs capacités perceptivo-cognitives.

Savelsbergh et ses collaborateurs (2005) sont les premiers à avoir effectué une telle étude. Ils recrutent 16 gardiens de but professionnels au soccer des Pays- Bas et s’intéressent à leur attention sélective (mouvements oculaires) et à leur efficacité d’anticipation pendant la présentation de séquences vidéo de tirs de pénalité. Lors de l’expérimentation, les gardiens devaient indiquer à l’aide d’une

manette quelle direction ils prendraient pour arrêter les tirs présentés à l’écran. En fonction des performances des gardiens pour arrêter les tirs, les auteurs forment deux groupes post hoc : les experts fructueux (37 % à 63 % de ballons arrêtés) et les experts non fructueux (< 30 % d’arrêts; ce que les auteurs qualifient d’équivalent au hasard). Ils observent que les fructueux ont tendance à porter leur attention sur des régions différentes du corps du botteur (c.-à-d. jambe qui ne botte pas) par rapport aux non fructueux (c.-à-d. jambe qui botte et tête). Cette étude illustre donc que parmi des experts pratiquant un même sport, il est possible que des distinctions existent quant à leurs capacités perceptivo-cognitives face à une situation sportive et que ces différences peuvent avoir un impact sur les performances.

Dans la même foulée, les résultats obtenus par Milazzo et ses collaborateurs (2015) appuient l’idée que des différences sur l’attention sélective et la prise de décision puissent exister entre experts. Ils comparent des taekwondoïstes experts en fonction du nombre d’années d’expérience. Ils observent que ceux ayant davantage d’expérience (au moins 10 ans tel qu’avancé par Ericsson et al., 1993) offrent de meilleures performances cognitives que leurs pairs à peine moins expérimentés (8 ans d’expérience en moyenne), mais ayant débuté leur pratique au même âge. En effet, les plus expérimentés prenaient des décisions plus pertinentes (c.-à-d. des décisions leur permettant de frapper le côté non protégé de l’adversaire) et fixaient moins souvent, mais plus longuement. Fait intéressant, les fixations des deux groupes étaient souvent placées au centre du torse de l’adversaire et servaient de « pivot visuel », permettant d’utiliser la vision périphérique pour obtenir des informations provenant de plus d’un endroit à la fois.

Plus spécifiquement au volley-ball, l’étude d’Afonso et ses collaborateurs (2012) constitue la seule étude recensée dans laquelle des volleyeurs experts ont été comparés entre eux sur la base de leurs capacités perceptivo-cognitives. Ils séparent 27 joueuses expertes en termes de « excellentes » et « très bonnes » selon leurs capacités décisionnelles telles qu’évaluées par un panel de cinq entraîneurs connaissant les joueuses. Ils observent que les « excellentes » ont un style attentionnel davantage exploratoire par rapport aux joueuses « très bonnes »

lorsqu’elles font face in-situ à des attaques adverses. En effet, les « excellentes » passent davantage de temps à fixer l’espace entre deux AOIs, alors que les « très bonnes » fixent davantage directement des AOIs spécifiques.

À la lumière des études comparant des athlètes experts avec des novices de même que celles comparant des experts entre eux sur leurs capacités perceptivo- cognitives (p. ex. Afonso et al., 2012; Milazzo et al., 2015; Salversbergh et al., 2005), il semble que pour bien comprendre l’expertise sportive, il convient de s’attarder à davantage de facteurs qu’à la simple accumulation d’heures de pratique. En effet, plusieurs facteurs (p. ex. le sport pratiqué, le nombre d’années d’expérience, les capacités décisionnelles préexistantes, les performances) semblent moduler les stratégies de recherche visuelles des athlètes experts pour anticiper les intentions de leurs adversaires. Le lien entre expertise, capacités attentionnelles et capacités décisionnelles en sport est donc complexe et dépend du contexte à l’étude. Un autre facteur a fait l’objet d’études pour vérifier si des athlètes experts s’y distinguait concernant leurs capacités perceptivo-cognitives, soit la position à laquelle ils évoluent dans un sport d’équipe. Toutefois, les résultats empiriques obtenus à ce jour ne démontrent pas tous un effet de la position, suggérant que le lien entre expertise et capacités perceptivo-cognitives puisse être encore plus complexe. Est- ce la position qui distinguent les athlètes ou la nature des tâches cognitives inhérentes à chaque position?

Il est reconnu, ne serait-ce que de manière anecdotique et parfois empirique, que certaines positions en sport d’équipe impliquent une plus grande responsabilité décisionnelle. C’est notamment le cas du quart-arrière au football américain (Hochstedler, 2016), du monteur au basketball (Rose, 2004), du skip au curling (Saskatoon Curling Club, 2019), du receveur au baseball (Perconte, 2015) et du passeur au volley-ball (Roche, 2011). Sur cette base, il devient raisonnable de poser l’hypothèse que des experts évoluant à des positions spécifiques se distinguent de leurs pairs relativement à leurs capacités perceptivo-cognitives au moment de répondre aux exigences cognitives de leur sport. Les chercheurs comparant des athlètes experts en fonction de leur position en sport d’équipe ont obtenu des

résultats divergents. Par exemple, au softball féminin, les joueuses d’avant-champ, les joueuses de champ extérieur et les lanceuses diffèrent quant à leurs capacités d’anticipation lorsque confrontées à des séquences vidéo (taille quasi réelle) d’une frappeuse du point de vue d’une joueuse d’avant-champ (Gabbett et al., 2007). Cependant, au football australien, les joueurs ne semblent pas différer quant à leurs habiletés d’anticipation en fonction de leur position, que ce soit face à des séquences vidéo (Breed et al., 2018) ou in-situ (Piggott et al., 2019). Ces études ne tiennent toutefois pas compte des exigences cognitives propres à chaque position.

Palao et ses collaborateurs (2014) rapportent que le volley-ball constitue l’un des sports où la spécialisation selon les positions occupées est la plus marquée en raison de la divergence des responsabilités d’une position à l’autre. Sur la base de cet argument, le volley-ball est choisi comme trame de fond de la présente thèse. Ainsi, pour bien comprendre les études proposées, il convient d’expliquer les principes de base du volley-ball. Il s’agit d’un sport qui se joue à six joueurs de chaque côté d’un filet dont la hauteur varie en fonction de l’âge et du sexe des joueurs. Chaque équipe est placée dans un carré de 9 m par 9 m et le but est de faire tomber un ballon dans le terrain adverse, tout en empêchant l’adversaire de faire tomber le ballon dans son propre terrain. Chaque équipe a droit à trois contacts de ballon pour renvoyer le ballon de l’autre côté du filet. Cinq principaux types de contacts de ballon existent. Le premier, le service, est le contact qui permet de débuter l’échange. Pour ce faire, un joueur sort des limites du terrain avec le ballon et doit frapper le ballon de sorte qu’il tombe dans le terrain adverse. Une fois le service fait, le joueur ayant servi peut revenir dans le terrain. Le contact de ballon suivant se nomme la réception (ou le bump en langage de volley-ball). La réception s’effectue généralement en plaçant les bras devant le corps et en joignant les mains (c.-à-d. un geste nommé la manchette). Le but est de recevoir le service sur les avant-bras pour rediriger le ballon vers le filet, tout en conservant le ballon de son propre côté. À la suite de la réception, un autre joueur effectuera une passe, souvent en frappant le ballon à deux mains au-dessus de la tête (c.-à-d. un geste nommé la touche). La passe a pour but de rediriger le ballon vers un attaquant. À noter que la touche et la manchette peuvent être utilisées tant pour la réception que pour la

passe. Une fois la passe effectuée, un autre joueur (qui peut être le même que celui ayant reçu le service) attaque le ballon dans le but de le faire tomber dans le terrain adverse et marquer le point. L’attaque s’effectue généralement en sautant et en frappant le ballon à une main au-dessus de la tête. La séquence réception-passe- attaque correspond aux trois contacts typiques utilisés par une équipe pour envoyer le ballon de l’autre côté du filet. Le dernier contact de ballon correspond au contre et consiste à tenter de bloquer l’attaque adverse en sautant près du filet, avec les bras en extension.

Au volley-ball, chaque joueur sur le terrain évolue à une position distincte qui comporte des responsabilités quasi uniques et qui sont associés à des contacts de ballons spécifiques (Palao et ses collaborateurs, 2014). Évidemment, certaines habiletés génériques, comme être en mesure de sauter ou de plonger, sont requises par tous les volleyeurs pour exceller (Sheppard et al., 2009). Cependant, plusieurs habiletés spécifiques sont nécessaires uniquement pour des joueurs évoluant à certaines positions. Par exemple, les joueurs de centre sautent généralement plus haut, ayant principalement un rôle axé sur le contre et un rôle plus secondaire lors d’attaques (Gualdi-Russo & Zaccagni, 2001). Ils font sans cesse face au filet et tentent d’anticiper les intentions du passeur adverse. De leur côté, les attaquants sont des joueurs polyvalents spécialisés surtout à l’attaque, mais avec de fortes habiletés à la fois en réception de service et en défensive (Palao et al., 2014). Ils doivent prendre des informations visuelles sur la qualité de la passe reçue et sur le positionnement des défenseurs et bloqueurs adverses. Le libéro est un joueur sollicité uniquement en réception de service et en défensive, n’allant jamais au filet (Sheppard et al., 2009). Il tente d’anticiper les intentions des serveurs et des attaquants. Finalement, le passeur constitue le fabricant de jeu désigné (l’expression

playmaker est souvent utilisée; p. ex. Raab et al., 2012) et possède une

responsabilité décisionnelle claire. Chaque fois que son équipe effectue une réception de service ou un geste défensif, il se déplace sous le ballon, prend des informations de son côté du terrain (p. ex. trajectoire de la réception) et du côté adverse (p. ex. position des bloqueurs) et doit rapidement décider à qui passer le ballon afin de maximiser les chances de marquer le point (Palao et al., 2014).

La responsabilité décisionnelle inhérente à la position de passeur amène les volleyeurs experts évoluant à cette position à s’entraîner différemment de leurs coéquipiers d’un point de vue cognitif (Roche, 2011). Par exemple, pendant les entraînements officiels avec leurs coéquipiers et entraîneurs, ils doivent souvent s’entraîner à prendre des décisions les plus imprévisibles possible lors d’exercices reproduisant des séquences de parties réelles (Roche, 2011). En dehors de ces entraînements, ils visionnent des séquences vidéo ou discutent en privé avec leurs entraîneurs pour apprendre les forces et les faiblesses de la défensive adverse afin d’optimiser leur distribution du ballon (Patsiaouras et al., 2011).

En somme, les passeurs s’entraînent différemment des autres joueurs sur le plan cognitif; il serait même raisonnable de dire qu’ils ont un entraînement cognitif contextualisé plus avancé. Cet entraînement, de même que la responsabilité décisionnelle qu’ils développent en raison des demandes cognitives liées à leur position, laissent croire qu’ils pourraient se distinguer de leurs pairs quant au déploiement de leur attention et de leur capacité d’anticipation lorsqu’exposés à des situations de volley-ball. Mieux comprendre cette distinction permettrait d’aider les entraîneurs à aiguiller les jeunes joueurs vers une position plutôt qu’une autre en fonction de leurs capacités de « lecture de jeu ». D’un point de vue théorique, comparer des individus ayant une responsabilité décisionnelle avec d’autres experts issus du même domaine permettrait d’enrichir la compréhension des processus perceptivo-cognitifs de décideurs clés et des facteurs permettant de les distinguer.